Manon-Labrecque
Manon LabrecqueAction contemplative #1 : la barque, vue de la performance, Carleton, 2002.
Photo : Lancelot Tremblay, permission de Lisandre Labrecque

Apprivoiser le silence. En pensant à Manon Labrecque

Nicole Gingras
À la fin de l’été 2023, l’annonce du décès, subit, de l’artiste Manon Labrecque a été une terrible nouvelle à partager. Depuis, j’aime penser à Manon et à ses œuvres entre ciel et terre, associées à un souffle, une lévitation, un soulèvement, une chute, une respiration, une vibration. J’y reconnais la fragilité de phénomènes et de présences qui se manifestent et s’évanouissent l’instant d’une expression, d’un geste, ou le temps du mouvement d’un mécanisme ou d’un cycle. Inspiration. Battement. Pensée.

Déterminée, totalement absorbée par son travail en atelier, Manon consacre toutes les heures de sa vie à son œuvre. Dès son jeune âge, elle invente des jeux, s’invente, observe, reprend et imite une expression ou une action des personnes qu’elle croise. Elle amorce ainsi le développement d’un vocabulaire, son vocabulaire, fait d’intensités, de mouvements intérieurs. Solitaire, à l’écoute des autres, elle trace son chemin d’artiste en étudiant en danse contemporaine, puis en arts visuels. Elle découvre la vidéo et s’adonne à la performance. Manon collabore avec d’autres artistes, puis, progressivement, déploie et affirme un langage corporel, visuel, sonore et cinétique bien à elle, guidée par un imaginaire nourri du souvenir d’expériences ultimes et marquantes, fascinée par la tension qui unit la vie et la mort, traversée d’images de l’enfance.

D’abord, la vidéo : la caméra-jeu. Cet outil lui offre une spontanéité au tournage, lui permet un tête-à-tête avec elle-même, une conversation entre son corps en action et la caméra, en circuit fermé. Ce médium devient un terrain d’exploration d’espaces de performance, d’états du corps et de différents rituels. Il y a peu de mots dans ses œuvres – à peine une phrase –, et donc pas de narration en voix hors champ. La dimension narrative s’infiltre autrement, paradoxalement dans ce silence que l’artiste partage avec nous. Il y a le souffle ; il y a des mots enfouis, gravés dans la gorge, qui ont peine à être entendus. Les actions prédominent. Certaines se font d’abord en compagnie d’une autre personne, son double miroir ; il y a aussi sa chienne, parfaite complice lors de plusieurs tournages et dans la vie au quotidien. Avec les années, l’artiste devient l’unique personnage, une présence, la figure centrale de ses vidéos et de plusieurs de ses installations. On y décèle une recherche approfondie des possibilités qu’offre l’autoreprésentation.

Manon-Labrecque
Manon Labrecque
Silences nomades, capture vidéo, 2002. 
Photo : Manon Labrecque

Manon est une artiste multiple : Manon chercheuse, ingénieure, ébéniste, inventrice de postures, de mécanismes, d’instruments et de rituels ; Manon la rigolote, la moqueuse, la cabotine ; Manon sérieuse, grave, pensive, généreuse ; Manon équilibriste, mage et magicienne, tant présente que fantomatique. Les thèmes qui traversent son œuvre sont tout aussi nombreux. L’humour. La dérision. L’imitation. Les limitations. La défiguration. Le double. La vulnérabilité. La fragilité. L’effacement. La disparition.

Le ralentissement du mouvement de l’image et du corps en performance, exploré du milieu des années 1990 jusqu’au milieu des années 2000, annonce ce qui occupera les 20 prochaines années de sa pratique : ses « mécanismes de [ré]animations », déployés dans d’impressionnantes installations cinétiques, sonores et visuelles à la fois complexes, sophistiquées et puissantes sur le plan des connotations existentielles et symboliques.

Manon-Labrecque
Manon Labrecque
Moulin à prières, vue d’installation, Expression, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe, 2015. 
Photo : Manon Labrecque

Manon aime être dans son atelier, où elle se sent bien. Elle développe ses projets à son rythme avec une attention amoureuse pour le mouvement, le choix des matériaux, l’élaboration d’un mécanisme ou d’une articulation dans une installation cinétique. La recherche des sons pour chaque œuvre exige de sa part une véritable écoute de luthière, de musicienne. Son regard s’illumine lorsqu’elle parle de l’amorce d’un nouveau projet ou d’une œuvre en cours. Elle y consacrera énergie, affection, intensité et rigueur. Inévitablement, s’invite et s’infiltre le doute, que l’artiste transforme en moteur pour poursuivre son travail. Toutes ses réflexions, ses actions, ses « petites visions », pour emprunter ses propres mots, semblent tendre vers la quête d’une émotion, d’une sensation à la fois irréductible et ténue, tel un élan à partager avec les témoins d’un de ses dessins, d’une de ses vidéos ou installations.

Par son approche de tous les médias, Manon rayonne dans plusieurs milieux. Elle est une référence, un fil conducteur pour tant d’artistes qui l’ont côtoyée ou qui ont découvert ses œuvres magistrales. « Une géante », a-t-on dit récemment. Il y a aussi une réserve chez elle qui la rend vibrante et touchante, qui révèle une attention à l’autre, son humanité.

Entêtée, précise, obsessive et perfectionniste, elle poursuit une forme, sa forme. Elle tient le cap d’une pratique exceptionnelle d’inventions, animée d’une quête personnelle en présence du mouvement de l’être et des choses. ÊTRE scande l’ensemble de son œuvre et fera l’objet d’actions, de performances, de photographies et de dessins tout au long de sa vie.

Manon-Labrecque
Manon Labrecque
Les yeux fermés, vue d’installation, Centre Daimon, Gatineau, 2006. 
Photo : Manon Labrecque

Voilà que le nom de cette femme secrète, récemment disparue, est sur les lèvres de tant de personnes qui l’ont connue ou croisée. Plus de 30 ans de travail en atelier laissent des traces. Nous devons maintenant apprendre à vivre sans de nouvelles œuvres rêvées par cette artiste. Manon nous garde désormais dans un état de suspension face à cette impossibilité, première à être fascinée par une action ou un mouvement en suspens, ayant consacré sa vie à les évoquer et à les représenter dans leur fragilité.

Nomade, Manon poursuit aujourd’hui son chemin dans notre mémoire. Lui survivent parents, ami·es et collègues, à qui elle manquera toujours. Avec le départ en 2023 de Michael Snow en janvier, de David Larcher en mars et de Manon Labrecque en aout – trois artistes libres dans leurs explorations des médias et leurs expérimentations qui nous ont exposé·es à des perceptions uniques du temps et de l’espace –, se clôt dans mon esprit tout un cycle de travail et de réflexion ainsi qu’un pan de l’histoire de l’image en mouvement. 

Commissaire, auteure et éditrice indépendante, Nicole Gingras s’intéresse aux processus de création et aux notions de temps, d’écoute et de trace. Elle est l’auteure de nombreux textes analytiques sur l’image en mouvement, la photographie, l’art sonore et l’art cinétique. L’entretien comme mode d’échange avec un·e artiste est une approche de l’écriture qu’elle privilégie depuis plusieurs années.

Manon Labrecque, Nicole Gingras
Manon Labrecque, Nicole Gingras
Manon Labrecque, Nicole Gingras
Manon Labrecque, Nicole Gingras
Cet article parait également dans le numéro 110 - Agriculture
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