C’est étrange. Depuis quelques mois, mes deux tasses matinales de café équitable font bien plus que me réveiller. Elles me torturent aussi en portant à mon esprit des questions bien trop sérieuses pour ce moment de la journée où le soleil n’a pas encore pointé le bout de son nez.

C’est vraiment étrange. Depuis quelques mois, chaque gorgée de ce café – acheté au marché Jean-Talon à Montréal, il va sans dire – semble vouloir m’interpeller et confronter mes idées reçues. Les yeux plongés dans ce liquide noir, mes idées ne deviennent pas forcément claires et le doute m’habite soudainement.

Mon café équitable a-t-il été transporté jusqu’au Canada par un bateau offrant des conditions de travail décentes à son équipage ? Sans pavillon de complaisance et sans exploitation de matelots philippins ou tuvaluans ? A-t-il été torréfié par une entreprise respectable, traitant équitablement ses employés ?

Est-ce que le surcoût qui accompagne ce noir de Java ou ce corsé du Costa Rica frappé du symbole recherché d’équitabilité va totalement et directement, comme on me l’a répété depuis des années, aux petits caféiculteurs pour les aider à mettre des cailloux sur leur route boueuse, à construire des écoles et à améliorer leur quotidien ? Ou bien sert-il aussi à payer des employés d’une entreprise non équitable chargée de transporter le café de la plantation au port et à faire grossir le compte en banque d’un gros armateur grec spécialisé dans le transport de marchandises worldwide pour qui le commerce équitable ne représente rien d’autre qu’une entrée supplémentaire d’argent ?

Les questions sont cruelles et valent sans doute 20 $ la livre. Mais pourtant, depuis quelques mois, elles semblent vouloir s’imposer d’elles-mêmes dans l’univers de l’équitable. Un univers qui, après avoir fait danser le marché de la bonne conscience avec des produits originaux et des porte-parole à la pensée magique à qui l’on donnerait bien le bon dieu sans confession, s’expose désormais à la critique.

Un concept qui peine à percer

La faible performance de l’équitable – en dehors du Plateau qui, soulignons-le, ne fait pas le Québec – alimente d’ailleurs facilement le cynisme. En 10 ans, les volumes de vente du café (en tête), du cacao, du sucre et du thé équitables ont beau avoir grimpé, ces produits représentent toujours une goutte d’eau dans la mer de l’inéquitable. En 2005, par exemple, les Canadiens ont ainsi bu 600 ml de café équitable contre… 94 litres de café traditionnel, si l’on se fie aux données de Statistique Canada et de Transfair Canada, le principal certificateur de l’équitable au pays. On est loin de la -révolution annoncée.

La masse n’y a pas succombé. Plusieurs acteurs majeurs du café y sont toujours réticents. Sans compter que des secteurs de l’alimentation en particulier et du commerce en général peinent toujours à succomber au concept pourtant séduisant d’équitabilité dans les affaires. Alors qu’en Europe, les bananes, les oranges ou les fleurs certifiées équitables se multiplient sur les étals des épiceries généralistes, ici, ces produits sont inexistants ou si peu présents qu’il faut bien de la chance pour tomber dessus.

De là à parler d’une bonne idée qui finalement ne va pas très loin, il n’y a qu’un pas… que le journaliste français Christian Jacquiau franchit facilement dans Les coulisses du commerce équitable(Mille et une nuits), un essai percutant et nécessaire sur les « mensonges et vérités d’un petit business qui monte »

Selon cet économiste et ex-adepte désabusé du café qui donne bonne conscience, dans le secteur de l’équitable les consommateurs seraient désormais « pris pour des cons ». Comment ? En se tournant pour des raisons éthiques et morales vers des produits certes meilleurs que leurs pendants inéquitables, mais pas forcément idéals.

Jacquiau le prouve d’ailleurs en démontrant dans sa brique de 500 pages que plusieurs intermédiaires du secteurs du café, par exemple, ont été remplacés dans les dernières années par… les agents de certification et leurs sbires qui, tout en enlevant des emplois à des locaux, imposent aussi, tout comme ces locaux faisaient dans le temps, des frais pour permettre aux producteurs de café de faire partie de leur réseau. Dans une logique de commerce juste, les producteurs, explique le mouvement depuis des lustres, reçoivent plus d’argent que ceux qui font affaire avec les grandes et méchantes multinationales de ce monde. C’est vrai. Mais c’est peu.

Selon Max Havelaar, le géant européen de l’équitable dont les produits et les réseaux profitent aussi au Canada, près de 70 millions de dollars ont été ainsi redistribués en 2005 à près d’un million de producteurs de café, de cacao, de sucre, de riz, de bananes… Rien de moins.

Le chiffre est impressionnant, mais il ne résiste bien sûr pas à la mathématique vicieuse d’un esprit critique : au final, le passage de la filière inéquitable à la filière équitable permet à un caféiculteur de toucher… 70 $ US de plus par année. Soit 6 $ US par mois ou 20 cents par jour. Sans plus. Un calcul qui incite Jacquiau à écrire dans son bouquin : « si un prix Nobel du marketing équitable devait un jour être décerné, nul doute qu’il irait aux concepteurs de cette mutation de la posture solidaire en imposture équitable ».

Un mouvement déstabilisé

La critique est sévère. Et on s’en doute, elle se digère aussi difficilement dans les rangs des défenseurs de ce nouveau modèle d’échange censé mettre plus de justice dans les transactions commerciales entre le Nord et le Sud. Un rêve qui peine visiblement à devenir réalité.

« Ce n’est pas la panacée », a reconnu l’an dernier en parlant du commerce équitable Didier Deriaz, représentant de Max Havelaar en Suisse, le pays où ce concept est le plus répandu et donc le plus critiqué, mais c’est un pas en avant intéressant. De plus en plus de consommateurs du Nord sont convaincus des bienfaits du commerce équitable, et au Sud de plus en plus de producteurs et de travailleurs en tirent profit. »

Au Canada, la sortie du livre de Jacquiau a, là aussi, provoqué une onde de choc dans les milieux tissés serrés de l’équitable, et imposé une riposte en règle. Dans les semaines qui ont suivi, Transfair Canada, « l’organisation sœur » de Havelaar ici, a diffusé chez ses membres, ses sympathisants et dans les médias le témoignage d’un producteur de café d’Amérique du Sud vantant en 10 pages les bienfaits des réseaux équitables sur sa coopérative. Il y était question de construction de routes et d’écoles, des images fortes que le mouvement met de l’avant depuis des années.

Sur la sellette, la Fairtrade Labelling Organizations International (FLO, pour les intimes), qui regroupe les agents certificateurs de l’équitable de ce monde, a aussi pris les devants pour éviter que son image ne soit pas trop égratignée par les révélations de Jacquiau et surtout par le rayonnement médiatique que son regard hautement critique s’est mérité. L’organisation a décidé d’augmenter la prime pour le développement social offerte aux producteurs de café. Elle était de 5 cents par livre de fèves vertes jusqu’à maintenant. Le 1er juin prochain, elle va passer à 10 cents. Il faudra toutefois attendre décembre 2008 pour véritablement mesurer l’impact économique de cette mesure dans les champs.

Reste aussi à voir si la FLO va également inciter les certificateurs à étoffer les rangs de leurs inspecteurs sur le terrain. Ces hommes et ces femmes, chargés de s’assurer du respect du modèle et du bon usage de l’argent équitablement remis aux producteurs, sont au nombre de… 54, à temps partiel pour la plupart. Et ce pour encadrer et surveiller un million de producteurs, rappelons-le.

Poursuivre la réflexion

Sans surprise, face aux tirs croisés qu’il doit affronter, le mouvement du commerce équitable semble pour le moins secoué. Et on comprend facilement le désenchantement qui anime les porteurs de cette cause. Poussé par le vent de la vertu – et la moraline qui fait notre époque –, l’équitable avait en effet à ce jour été très peu pointé du doigt… autrement que pour en vanter les mérites.

Pis, dans des sociétés où la majorité des actes de consommation donne un sentiment de culpabilité légitime (passez donc chez IKEA pour voir), l’équitable s’est depuis 10 ans imposé dans une fine strate éduquée et branchée de la société, comme une sympathique soupape de décompression. Un ticket pour un voyage matinal au cœur de la bonne conscience et un gage de responsabilité sociale qu’il fait bon exhiber et promouvoir dans les salons de la rue Marquette. Et forcément, le pavé lancé dans la mare par Jacquiau vient ébranler les fondations d’un temple qui, de toute évidence, n’a pas encore d’assises assez solides pour résister à une trop forte tempête.

L’homme reconnaît facilement son rôle de fauteur de troubles, mais avoue également qu’une bonne claque peut, de temps en temps, aider à faire progresser les idées. Comment ? En forçant la réflexion collective sur un modèle loin d’être parfait qu’il serait dommage, selon lui, de maintenir en place à l’état actuel en gardant les yeux fermés. Un paradoxe suprême soit dit en passant lorsqu’il est question de café : cette boisson qui fait dormir lorsqu’on n’en boit pas.

La remise en question et la critique sont d’autant plus nécessaires que depuis l’an dernier, des grands noms de la distribution et de l’alimentation (Wal-Mart, Nestlé, Kraft, McDo et consorts) se montrent de plus en plus intéressés à mettre la main sur les produits équitables et la valeur ajoutée qui vient avec. Officiellement pour « répondre à la demande des consommateurs », dit-on. Mais officieusement, pour exploiter l’image positive, pour le moment du moins, de l’équitable afin de se présenter comme un bon citoyen corporatif, comme dirait l’autre, et faire oublier que 90 % des ses produits sont d’un point de vue éthique ordinaires ou discutables.

Devant ce scénario, que plusieurs puristes qualifient de catastrophe, le modèle équitable risque effectivement d’en prendre pour son rhume, voir même de perdre quelques plumes au passage, croit Jacquiau qui appelle du même coup à une profonde remise en question de ce modèle plein de potentiel qui vise à assurer sans compromis ni demi-mesures que la justice occupe finalement une place centrale dans le commerce international.

« Le pire avenir pour ce concept, ce serait l’inertie », dit-il, lâchant ainsi une phrase qui sans l’ombre d’un doute risque d’entraîner à l’avenir bien des maux de tête, le matin, au moment du café.

Fabien Deglise
Cet article parait également dans le numéro 60 - Canular
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