Gianni Motti, moneybox, Centre d'art contemporain de la Ferme du Buisson, 2009.
photo : permission | courtesy Centre d'art contemporain de la Ferme du Buisson, Noisiel
En septembre 1920, quelques mois après l’arrestation de Sacco et Vanzetti, l’anarchiste Mario Buda abandonne une charrette tirée par un cheval, chargée d’explosifs et de débris métalliques, en plein cœur du quartier financier de Wall Street. La déflagration meurtrière annonce la postérité à « succès », plus que jamais d’actualité, de la voiture piégée. Avant de devenir le parangon de l’action terroriste des groupuscules à acronymes du monde entier, des agences de renseignements gouvernementales peu scrupuleuses et des États autoritaires, la voiture piégée apparaît comme « l’apogée d’un demi-siècle d’obsessions des artificiers anarchistes, qui rêvaient de réduire en fumée monarques et ploutocrates7 7  - Mike Davis, Petite histoire de la voiture piégée, Paris, Éditions Zones, 2007.  ». Ce type de procédé accumule les avantages suivants : il infiltre le quotidien en camouflant ses intentions sous l’apparence de la banalité ; il agit directement au cœur de la sphère publique du système honni en se concentrant sur des cibles stratégiques et symboliques ; les moyens mis en œuvre sont simples, peu coûteux et garantissent un effet considérable, autant par les dégâts humains et matériels occasionnés que par le relais médiatique dont ils sont l’objet, permettant ainsi de faire valoir au grand jour les ­revendications d’une cause et la détermination de ses partisans, tout en conservant ­l’anonymat des auteurs du forfait.

Si la comparaison peut paraître de mauvais goût au regard du nombre de victimes concernées, cette rapide description tactique de la voiture piégée semble pouvoir présenter un ensemble de pratiques artistiques s’inspirant des mécanismes de l’action terroriste – les dommages collatéraux bien évidemment soustraits. Les actions et les performances de Gianni Motti lui confèrent une posture originale dans le champ de l’art politique ou engagé et plus largement au sein de l’art contemporain. Il se fait notamment connaître à partir du milieu des années 1980 en revendiquant la paternité, à la manière de groupuscules terroristes, de catastrophes qui a priori lui échappe à tous niveaux. Lorsque la navette spatiale Challenger explose en 1986, il contacte la presse internationale et proclame sa responsabilité dans l’accident. Il récidive quelques années plus tard à l’occasion d’un violent séisme en Californie, devenant ainsi successivement l’auteur, le démiurge d’une fumée épaisse de centaines de mètres cubes, d’un tremblement de terre, d’une faille de 74 ­kilomètres de long et de dégâts matériels se chiffrant à plusieurs millions de ­dollars. En restant tranquillement chez lui et en suivant l’actualité, Motti invente un terrorisme opportuniste en même temps qu’il sape la notion de ­signature et de légitimité en art. Dans une société où tout est événement et tout événement est lié à une forme plus ou moins évidente de propriété intellectuelle ou d’individualité, il devient l’auteur des événements sans auteur, les transformant par simple volonté, dans un geste duchampien plus que jamais décomplexé, en œuvres d’art. Ses déclarations semblent constituer le versant ironique de La grande menace, un film de Jack Gold, où Lino Ventura se trouve aux prises avec les pouvoirs paranormaux et télépathiques d’un homme capable de provoquer un accident aérien malgré le coma dans lequel il est plongé. Ce n’est peut-être pas un hasard si Motti met au point en 1997 une nouvelle stratégie visant à renverser un gouvernement, en organisant une séance de télépathie destinée à pousser le président colombien Samper à démissionner et relayée par El Espectador, le principal journal d’opposition. 

Gianni Motti, UNO Geneva Intervention, 7 novembre | November 7, 1997.
photo : permission | courtesy Galerie Nicola von Senger, Zürich

Comme Buda avec son chariot placé en plein Wall Street, le lieu saint du capitalisme américain, Motti n’hésite pas à s’infiltrer au cœur du ­système et des institutions internationales les plus prestigieuses. En 1997, à ­l’occasion de la 53e session de la Commission des droits de l’homme de l’ONU à Genève, il prend la place du délégué indonésien absent. Il prend alors la parole en faveur des minorités ethniques, ralliant à sa cause ­plusieurs autres représentants avec lesquels il quitte l’assemblée en signe de protestation. En 1995, à l’insu de tous et sous l’œil des caméras de télévision et des spectateurs du stade, il réussit à endosser le maillot de l’équipe de football de Neuchâtel évoluant en première division suisse et à monter sur la pelouse pour s’échauffer tranquillement avec le reste de l’équipe, avant de regagner le banc des remplaçants. Il reprend ainsi à son compte des méthodes traditionnellement utilisées dans l’espionnage ou dans l’enquête policière pour jouer l’intrus et s’insinuer en douce dans les milieux fermés, pour mieux les parasiter et y semer le trouble. Il jubile à l’idée de ne pas être à sa place, de forcer les voies de la nomination, de la légitimité et de la sélection, pour en révéler la tenace absurdité, interroger les normes sociales, politiques, financières et religieuses ou encore la part mythologique de la réalité.

Gianni Motti, Ala Sinistra, match de football de la ligue nationale A | National A League footbal match, Stade de la Maladière, Neuchâtel, 1995.
photo : permission | courtesy Bugada & Cargnel, Paris

Ambiguës, ironiques, parfois franchement dérangeantes lorsqu’il joue les entremetteurs pour Raël, ancienne star de la chanson de seconde zone et ambassadeur des extraterrestres sur Terre8 8 - En 1999, Gianni Motti invite un groupe de raëliens, dont le mouvement vient d’être interdit en France, au vernissage de l’exposition Expender 01 afin de leur aménager un espace de visibilité. Il fera par la suite poser des adeptes nus dont les corps dessinent le message I GM destiné à montrer aux extraterrestres l’attachement qui lie Raël et l’artiste., les œuvres de Motti ­poussent leur logique de provocation si loin et avec tant de faux sérieux que les intentions qui les sous-tendent deviennent parfois difficiles à décrypter. Dans « Cette vieille chose, l’art… », Roland Barthes écrit à propos du pop art : « Le sens philosophique de ce travail est que les choses modernes n’ont pas d’autre essence que le code social qui les manifeste – en sorte qu’au fond elles ne sont plus jamais “produites” (par la nature), mais tout de suite “reproduites” : la reproduction est l’être de la modernité9 9 - Roland Barthes, « Cette vieille chose, l’art… », L’obvie et l’obtus, Paris, Seuil, p. 188.  ». Ce ne sont plus ici les images mais les gestes, les codes, les systèmes de pouvoirs qui sont reproduits par l’artiste. Son travail semble en effet ­s’attacher à produire un double de la réalité, à la ­décalquer pour en stigmatiser les failles. Cette prise de position n’est pas sans ­rappeler l’argumentaire contradictoire du banquier anarchiste dépeint par Fernando Pessoa, qui, conscient de ne pouvoir échapper aux « fictions sociales10 10 - Fernando Pessoa, Le banquier anarchiste, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2000, p. 20. » qui constituent la réalité et aux rapports d’autorité qui émergent même des esprits les mieux intentionnés, cherche à être son propre libérateur, non pas par les bombes, mais en devenant maître du nerf de la guerre de la société bourgeoise : l’argent ; ressemblant ainsi à un pirate à la tête de la flotte royale. Motti joue la surenchère de spectacle, s’attachant à démontrer que « dans le monde réellement inversé, le vrai est un moment du faux11 11 - Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p. 6. ». Il possède ainsi le pouvoir de divulguer le ­mystère caché de la réalité, mais en la singeant il dépasse le stade mimétique pour prendre la voie du devenir. Ces mots de Gilles Deleuze sur l’œuvre de Melville sont en ce sens éclairants : « Achab n’imite pas la baleine, il devient Moby Dick, il passe dans cette zone de voisinage où il ne peut plus se distinguer de Moby Dick12 12 - Gilles Deleuze, « Bartleby ou la formule », dans Hermann Melville, Bartleby, Paris, Flammarion, 1989, p. 185. ». Motti se confond avec la réalité ; sans elle, sa position critique et ironique perd tout son sens.

Il reste difficile de nommer le travail de Motti : œuvre, action, happening ? Si elles semblent réactiver une histoire de la performance représentée par des artistes comme Chris Burden, ses interventions se déroulent hors du cadre de l’art et sans son public. Il rejoue à première vue le poncif de l’union de l’art et de la vie cher aux avant-gardes ­modernistes, du Bauhaus à Fluxus, bien qu’il se dégage de son travail, comme nous venons de le voir, une forte odeur de simulacre qui vient contredire la ­possibilité de ce rapprochement. Il échappe également au fétiche de la trace, de la collation d’éléments venant documenter la performance. Motti ne ­produit pas d’œuvres, pas d’images. Il n’a pas d’objets, de ­photographies, de vidéos à mettre en circulation sur le marché de l’art, ce qui le distingue de nombre d’artistes engagés pris dans les contradictions de la critique et du commerce. Bien sûr, l’artiste n’est pas irréprochable ; des images circulent, des expositions qui lui sont consacrées se montent dans de prestigieuses institutions artistiques. En agissant au cœur du ­système, il n’a pas besoin de produire de documents, car ses interventions ou ses revendications sont immanquablement relayées par les médias, qui se chargent de réaliser les images et les comptes rendus nécessaires, faisant ainsi office de collaborateurs ou d’assistants précieux et omnipotents d’un artiste communiquant. Comme pour un attentat à la voiture piégée, les interventions de Motti reposent autant sur les faits que sur l’effet. Quant à ses expositions, elles prennent toujours une tournure particulière. Au Centre d’édition contemporaine de Genève, en guise de performance ­inaugurale, il détourne un car de touristes japonais et les invite au vernissage de son exposition. Pour sa rétrospective en 2004 au Migros Museum für Gegenwartskunst, il confie la mission à un groupe de médiateurs, dans un espace transformé en couloir et dépourvu de toute présence d’œuvres, de raconter aux visiteurs les travaux de l’artiste. Ainsi, l’art n’est plus vu mais entendu, ne se constituant plus en images mais en récits, en bruits de ­couloirs diffusés par le bouche à oreille. En 2009, dans le contexte de la récession économique et du scandale Madoff, il conçoit à la Ferme du Buisson et à la Synagogue de Delme une « exposition de crise », composée uniquement de billets d’un dollar dont la somme représente le budget de l’exposition. S’il révèle les mécanismes financiers qui sous-tendent la création artistique, il réalise en même temps une installation éphémère à l’investissement nul, puisque les centres d’art engagés dans l’aventure récupèrent à la fin l’argent littéralement exposé.

Gianni Motti, I love GM, 2003.
photo : permission | courtesy Galerie Nicola von Senger, Zürich

Si son rapport distancié à l’œuvre l’apparente à première vue au scribe Bartleby imaginé par Melville, qui ressasse la phrase I would prefer not to en se détachant progressivement de toute volonté et possibilité d’agir, Gianni Motti n’a de cesse au contraire d’imaginer une économie de moyens destinée à bousculer à son échelle la légitimité du pouvoir dominant et les réflexes institués du monde de l’art. Il s’inscrit alors dans un rapport contradictoire vis-à-vis d’un système qu’il tourne en ridicule mais dont il devient tributaire par la volonté même de le tourner en ridicule.

Gianni Motti, Raphaël Brunel
Cet article parait également dans le numéro 68 - Sabotage
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