2boys.tv et Alexis O’Hara. Retour sur leur expérience à la Biennale de La Havane

Ariane De Blois
Une entrevue d’Ariane De Blois, avec la collaboration d’Anne-Marie Dubois
2boys.tv, Cuerda Floja, performance, Biennale de La Havane, Cuba, 2015.
Photo : Gabriel Brito Nunes
Le duo 2boys.tv (Stephen Lawson et Aaron Pollard) présentera en collaboration avec Alexis O’Hara son cabaret Corde raide au Festival Phénoména de Montréal. Le spectacle performatif, qui se tiendra à la Sala Rossa le vendredi 23 octobre à 20 h, sera précédé d’une procession qui débutera au parc Lahaie, à l’angle des rues Saint-Laurent et Saint-Joseph. Jacqueline Van de Geer, 2fik, CT Horne, Jamie Ross, Judy Virago et Jef Barbara sont parmi les artistes qui participeront à l’édition montréalaise de ce cabaret festif sur les thèmes du deuil et de la mémoire, et où dragqueens, musiciens, artistes multidisciplinaires se rencontrent pour un spectacle défiant les frontières des genres. L’entrevue qui suit est un retour sur leur expérience à la 12e Biennale de La Havane, intitulée Entre l’idée et l’expérience, où 2boys.tv et Alexis O’Hara ont présenté en juin dernier leur projet Corde raide (Cuerda Floja), en collaboration avec des artistes transformistes cubains.

Ariane De Blois : Votre performance Cuerda Floja à La Havane se déroulait en deux temps, commençant par une procession à la Fuente de la juventud puis culminant par une performance au fameux Hôtel Riviera. Pouvez-vous présenter brièvement la nature de votre double projet, en expliquant les intentions qu’il sous-tend? Puis pouvez-vous expliquer la signification du titre? Pourquoi « Corde raide »?

2boys.tv : Derrière le nom de Corde raide, il y a cette idée de frontière, au sens géopolitique, mais également au sens psychologique et dans notre rapport à la mort et au vivant. Cette idée d’un espace qui n’est pas toujours nettement défini, mais où circulent des idées. La corde raide fait aussi référence à la musique, à la corde tendue qui vibre et qui atteint peut-être cet espace conceptuel. À La Havane, l’objectif de la procession était donc de rassembler et d’inviter un public qui n’aurait pas l’habitude de ce genre de spectacle. Le fait d’intervenir publiquement et d’inviter les gens à entrer gratuitement dans la salle de spectacle est un geste politique qui nous semble particulièrement significatif. À chaque fois que nous présentons cette performance, nous sommes confrontés à des contraintes particulières. À La Havane, c’était par exemple très difficile d’obtenir des permissions pour les évènements extérieurs. Nous avons été dans l’obligation d’adapter notre procession, en concentrant son déroulement à la Fuente de la juventud, soit l’espace public situé directement devant l’Hôtel Riviera. Heureusement, cet espace est connu comme un lieu de rencontre où les gens se donnent rendez-vous. Notre plan était d’y installer des tableaux vivants avec nos pleureuses (des « transformistes » cubaines jouant le rôle de deuilleuses), dans le but de dynamiser cet espace bétonné plutôt horizontal devant l’hôtel par la présence presque sculpturale des transformistes. On trouvait intéressant de répéter le motif des figures que l’on retrouve sous la forme d’ombres dans le spectacle et de jouer sur cette idée de présence et d’absence du corps. Une idée qui fait écho aux bombes fumigènes que notre collaboratrice Ximena Holuigue déployait dans l’espace, faisant apparaitre Alexis en divers endroits de la procession. Et puis pour nous, cette performance est un peu une métaphore funéraire, elle évoque en quelque sorte l’histoire de gens de notre génération disparus à cause du VIH et notre rapport au deuil et à la mémoire.

ADeB : Le thème de la 12e Biennale de La Havane, Entre l’idée et l’expérience, fait écho à ce qui se joue entre le concept initial d’un projet, sa réalisation et l’expérience qu’en fait le public. Vous teniez à séjourner plusieurs semaines à Cuba pour préparer votre projet afin qu’il prenne les couleurs du lieu. Pouvez-vous préciser l’importance du processus de création dans le contexte havanais pour la réalisation de Cuerda Floja?

2boys.tv : Pour nous, l’art se situe toujours quelque part entre l’idée et l’expérience. Notre pratique est marquée par une dialectique entre le concept initial d’un projet et les propositions des collaborateurs.

Lorsque Jorge Fernandez Torres, le directeur de la 12e Biennale de La Havane, a visité Montréal au printemps 2014, nous (Stephen et Aaron) étions entièrement convaincus, en l’entendant parler du concept de la biennale, que notre œuvre Corde raide était un projet parfait pour cette dernière. M. Fernandez Torres a discuté de l’importance d’impliquer les Cubains, d’infiltrer tous les quartiers de la capitale et de souligner les aspects propres à La Havane, c’est-à-dire l’innovation, l’ingéniosité et le travail d’une main-d’œuvre attentive. Afin de réaliser notre projet de collaboration canado-cubain, nous avons dû nous préparer. C’est Alexis qui a eu la chance de visiter La Havane en premier, lors d’une résidence d’enseignement de l’art électroacoustique à la Fondation Ludwig. Durant son séjour, elle a réussi à obtenir l’appui de la Fondation pour produire Cuerda Floja, et le centre Wilfredo Lam a accepté de l’inclure à la programmation officielle de la biennale. En février, Alexis est retournée à Cuba avec Stephen pour visiter divers lieux et institutions, notamment El Mejunje à Santa Clara, un centre communautaire et culturel LGBT incontournable à Cuba. C’est l’artiste cubain Ramón Silverio qui a mis sur pied ce projet, il y a presque vingt-cinq ans, alors qu’il présentait clandestinement des spectacles drags chez lui, à une époque où l’homosexualité était illégale. En 1993, le gouvernement lui a offert cet hôtel abandonné, qui est devenu par la suite un lieu névralgique pour la communauté LGBT, avec une galerie, un café et un théâtre où chaque jour sont présentés des spectacles et différentes activités culturelles.

Notre projet a toujours visé à engager les artistes locaux et à faire valoir une diversité d’artistes travestis et trans et des artistes de cabaret de différentes générations. À travers la chanson, qui est un motif-clé de l’œuvre et plus largement de la culture populaire, il y a la volonté de voir de quelle manière se transmet et se modifie la culture drag. Notre présence étendue à Cuba nous avait donc permis de rencontrer les personnes clés de divers milieux artistiques de La Havane et de Santa Clara. Elles nous ont présentés à une diversité d’artistes, de musiciens et de techniciens qui nourrissent d’une perspective spécifiquement cubaine les grands axes politiques, sociaux et culturels de notre projet sur la mémoire, la perte et les personnes disparues.

2boys.tv, Cuerda Floja, performance, Biennale de La Havane, Cuba, 2015.
Photo : Gabriel Brito Nunes

ADeB : Signé à la fois par 2boys.tv et Alexis O’Hara, Cuerda Floja est un projet axé sur la collaboration, la procession et la performance et impliquant de nombreux performeurs. Pouvez-vous préciser, dans un premier temps, le travail collaboratif entre 2boys.tv et Alexis O’Hara, puis, dans un second, celui avec l’ensemble des autres participants? Qui sont-ils? Comment les avez-vous trouvés? Quels auront été leurs rôles dans votre performance? Comment les avez-vous dirigés?

2boys.tv : Nous (Stephen et Aaron) sommes des amis et collaborateurs d’Alexis depuis plus de dix ans. Au début, nos collaborations se faisaient de façon très informelle, en s’appuyant l’un sur l’autre et en partageant la scène pour de nombreux cabarets montréalais – le Studio 303, le Festival Phenomena et le Kiss My Cabaret nous ont notamment réunis sur scène. Depuis cinq ans, nous partageons un atelier et lors du développement de la première version du projet, initialement nommé Tightrope, l’implication d’Alexis a été très naturelle, stimulée par les discussions dans l’atelier où plein d’idées ont été lancées dans un esprit très ouvert. Le rôle d’Alexis comme collaboratrice à ce projet a été très important. Même si la forme du spectacle nécessitait peu de mise en scène, c’est à elle que l’on doit la répétition des numéros avec les artistes participant au cabaret. Sans compter que ses contacts et sa maitrise de la langue espagnole nous ont été cruciaux dans le contexte de La Havane.

(Il est à noter qu’Alexis participe aussi à notre projet de performance Tesseract, une exploration en lumière et en musique d’univers parallèles. De plus, Stephen et Alexis ont deux duos musicaux, le projet GuiGi, où ils incarnent leurs alter ego Guizo LaNuit et Gigi Lamour, et le groupe 10,000 Horses.)

Pour la version havanaise de Cuerda Floja, nous avons travaillé avec plus d’une vingtaine de transformistes! À Cuba, le terme transformista, qui a pour équivalence la dragqueen nord-américaine, est davantage lié au spectacle et à la performance, alors que le terme « travesti » désigne plutôt une personne qui se travestit au quotidien. Nous avons été très chanceux avec la distribution, le projet étant très stimulant, nous n’avons pas eu de problème à trouver des intéressés. Notre ami, Osvaldo Yero, nous a fourni quelques noms qui nous ont fourni des noms et ainsi de suite. Deux de nos artistes, Tati et Zulema, proviennent justement d’El Mejunje à Santa Clara. Zulema est, selon nos recherches, la transformiste la plus expérimentale de toute la scène cubaine. Tati quant à elle semble tout droit sortie d’un film d’Almodovar; c’est quelqu’un qui a eu une vie très difficile, mais qui persiste à briller. Nous avons aussi eu la chance de recruter Ivan/Lucrecia, une transformiste qui œuvre depuis vingt ans. Il est un des personnages de l’excellent docudrame Suite Havana (2003), de Fernando Pérez. Sa spécialité, c’est d’incarner Celia Cruz, une chanteuse américano-cubaine surnommée « la reine de la salsa ». Grâce aux contacts de Lily Dosina de la Fondation Ludwig avec CENESEX (l’organisme fédéral, dirigé par Mariela Castro Espin, fille de Raul, qui mise sur la promotion des droits des LGTBQ et l’éducation en santé sexuelle), nous avons aussi recruté Nomi, Juan Felipe/Angela, Marlon/Eclipse et Rafael/Alegna. Nous avons aussi sauté sur l’occasion d’engager Felipe/Alina, une transformiste d’un certain âge qui chante de sa propre voix. La tradition de performance pour les transformistes cubains est fortement axée sur le lipsynch de chansons tristes et grandioses dans un style assez kitch, chanté sans micro sur scène. Pour Cuerda Floja, chaque artiste nous a proposé un numéro afin d’alimenter la performance et de créer une communauté autour de cette question de la mort ou de la disparition. C’est un thème qui revenait tout le temps quand on rencontrait des gens à l’extérieur du Québec, surtout en Amérique latine. Stephen et moi (Aaron), on s’est dit que ce serait intéressant d’avoir plein de propositions ou de discours sur ce thème, de garder la question ouverte. Nous avions aussi invité des musiciens issus des ateliers d’Alexis à créer des pièces à partir de poèmes et de textes qu’on leur avait donnés. Ils nous ont donc fourni un genre de banque musicale à partir de laquelle on a pu travailler.

ADeB : À partir de votre expérience, pouvez-vous relever certaines particularités cubaines qui ont influencé la trajectoire de votre projet?

2boys.tv : C’était assez étonnant pour nous de nous rendre compte à quel point tout est cher à Cuba. Le double système économique est complètement opaque et mystérieux – plus on apprend, moins on comprend. Sur le plan technique, nous payons des prix qui nous auraient paru chers à Montréal. Et si on compare cela à la réalité économique quotidienne des Cubains, c’est inconcevable. On a été ému par la générosité et la volonté de nos collaborateurs. On a vu des projets dans la Biennale qui faisaient appel à une trentaine de Cubains qui n’étaient pas payés. C’est scandaleux. Nous ne voulons absolument pas être ce genre d’artistes. De temps à autre, on a donc eu à couper certains de nos désirs techniques afin de pouvoir s’assurer de rémunérer de façon juste tous nos collaborateurs. Pour nous, c’était important que tous les transformistes soient payés.

ADeB : Construit en 1957 et n’ayant jamais été rénové, l’Hôtel Riviera qui accueillera votre performance a conservé son cachet d’origine. Quelle importance revêt le décor vintage du lieu pour votre projet de performance?

2boys.tv : Bien entendu, on est tombés en amour avec l’Hôtel Riviera et plus encore avec le Copa Room. Nous (Stephen et Alexis) nous sommes dit, dès la première visite, que la salle avait l’esprit d’une vieille dragqueen. Le projet a toujours éveillé une collaboration avec l’espace dans lequel il est présenté. Nous l’avons présenté dans un modeste théâtre, un énorme théâtre hi-tech, une église où nous avons dû utiliser de l’échafaudage pour construire une espèce de grille technique. Présenter cette œuvre dans un espace comme la Copa Room, où toutes les grandes vedettes ont dansé et chanté, c’est un peu un retour à nos racines puisque nous sommes tous, à la base, des artistes de cabaret. Pour la performance à la Sala Rossa, nous aurons à faire face à un autre défi technique, c’est-à-dire une petite salle, même si nous souhaitons accueillir le plus de monde possible. C’est un peu le propre de la performance que d’être confrontée à l’imprévisible à chaque fois, ça fait partie intégrante du processus de création.

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