
Photo : Claire Moeder
[In French] La péninsule gaspésienne – « Gespeg » ou la « fin des terres » (en mi’gmaq) – accueille jusqu’au 30 septembre 2018 la neuvième édition des Rencontres Internationales de la Photographie en Gaspésie1 1 - Comme moi, plusieurs d’entre nous découvraient pour la première fois ce bout de terre bercé par les eaux froides de l’Atlantique, terre mi’gmaq et port de la conquête coloniale du Canada. Plus qu’une simple visite, ce fut une expérience collective nourrie de fabuleuses rencontres et découvertes, dont ce texte faillira hélas à rendre compte. Veuillez m’en excuser.. Ce rendez-vous d’envergure initié par Claude Goulet en 2009 est né du désir de dépasser le cadre traditionnel d’une manifestation artistique tout en s’inscrivant dans une logique de développement du territoire2 2 - Claude Goulet – Les Rencontres de la photographie en Gaspésie. Entretien par Mona Hakim, revue Ciel Variable, no 107, 2017.. Près de dix ans plus tard, ce désir semble toujours d’actualité, Les Rencontres se déployant sur un étonnant parcours de 800 km. En plus d’une série d’installations photographiques à l’extérieur, s’ajoutent plusieurs expositions et évènements publics dans 10 municipalités et 3 parcs nationaux ainsi qu’un programme de résidence d’artistes en partenariat avec la France.
Cette année, Claude Goulet et la commissaire Claire Moeder ont réuni 17 artistes, dont 8 du Québec, autour d’une réflexion sur les bouleversements planétaires de notre temps. Qu’ils dévoilent les répercussions de la colonisation sur les Premières Nations du Québec, le quotidien des Palestiniens, ou dénoncent les processus de destruction du néolibéralisme et de la financiarisation des sociétés, les artistes s’interrogent sur la manière dont le chaos reconfigure les réalités du monde en ayant recours à diverses stratégies.
Cartomancie du territoire (2018) retrace le parcours du documentariste Éli Laliberté qui a sillonné la Côte-Nord et la Gaspésie afin de photographier des paysages chargés de l’histoire de la colonisation et de l’évangélisation des peuples autochtones : chemin de fer, forêts dévastées, autoroutes, statue de la Vierge, etc. Connu pour son implication au sein d’une communauté micmaque, l’artiste qui habite en Gaspésie travaille depuis plus de vingt ans à déciller le regard que l’on pose sur la vie des Premières Nations. Ses images montrent avec une juste distance les agressions infligées à la Terre-Mère par les colonisateurs qui n’ont eu d’égard aux cosmogonies en place, signes d’un déracinement spirituel qui se perpétue encore aujourd’hui. Loin d’un hasard, l’installation se situe à l’entrée de l’Église Saint-Laurent à Matapédia. La série photographique a d’abord été créée pour la pièce de théâtre du même titre, écrite et mise en scène par Philippe Ducros3 3 - En 2015, Philippe Ducros a sillonné le Québec et ses réserves autochtones pour tenter d’éprouver la réalité des vies invisibilisées par le pouvoir. Sa pièce convoque une multitude de voix, où se mêlent témoignages, impressions personnelles, faits historiques, offrant des perspectives qui nous situent en plein cœur d’un processus de décolonisation.. Le 17 aout dernier, lors d’une séance de projections sur la plage publique de Carleton-sur-Mer, les photos s’accompagnaient de passages écrits par Ducros et lus par une comédienne.

Indian Time, Gaspé, 2018.
Photo : Claire Moeder
En toute cohérence, la programmation incluait un extrait de la vidéo Indian Time (2018) réalisée par l’artiste italienne en résidence Elena Perlino à partir de plusieurs séjours de terrain dans les communautés innues et naskapies. Privilégiant une approche ethnographique de longue durée, Perlino a tissé des liens de confiance, et ouvert un espace de résonance qui se ressent par la façon de cadrer les images et dans la teneur sensible des témoignages puis des silences qui les ponctuent. Ces récits rappellent entre autres qu’au-delà de la dépossession, une force vitale persiste dans le rapport que ces communautés entretiennent avec la terre, la langue et l’histoire de leurs ancêtres constamment menacées par des gestes d’effacement d’une violence inexcusable. Cette impression se dégage également de la série photographique du même titre qui a pour sujet le quotidien dans ce qui peut malgré tout se nouer dans l’histoire à venir.
Comment (re)construire sans détruire ? Voici une question soulevée par deux projets. L’entreprise néolibérale entièrement tournée vers un futur sans mémoire s’avère destructrice comme l’ont mis en lumière des artistes par le biais de l’architecture et de l’urbanisme. Avec Red Hook : les lots de l’imaginaire (2017), le duo formé par Mathilde Forest et Mathieu Gagnon s’est intéressé à la gentrification du quartier de Red Hook à Brooklyn. La gentrification, on le sait, est un processus qui non seulement engage la disparition du patrimoine bâti et transforme le tissu social et économique, mais comporte le risque d’anéantir la composition affective des communautés tout autant que sa mémoire. Durant plusieurs semaines, les artistes ont mené une enquête de terrain et rencontré des habitants du quartier à propos des sites patrimoniaux voués à l’abandon ou à une disparition prochaine. Cette collaboration a orienté le geste photographique dans la mesure où le choix des bâtiments a reposé sur ceux qui étaient significatifs pour la population locale. Il en résulte une série de triptyques : trois images d’une même figure produites par la photographie et la photogrammétrie (numérisation 3D), dont le traitement inspire un effet dégradé, des ruines du futur, sites et bâtiments en dégradation. Pourtant, il suffit de renverser la progression pour y percevoir une esthétique de l’apparition. Dans les deux cas du reste, les triptyques évoquent une présence spectrale qui active le potentiel vivant de l’image, sa « mémoire charnelle », soit celle des expériences vécues par les citoyens.
Le processus de gentrification, l’occupation et l’organisation des territoires portent radicalement atteinte à la mémoire. Non seulement ces opérations menacent le patrimoine architectural et archéologique, mais ruinent le rapport à la tradition, c’est-à-dire à la possibilité d’incorporation et de transmission des gestes qui font communauté. Il s’agit dans ce cas d’un véritable mémoricide. C’est d’ailleurs ce que font ressortir quelques lumineux témoignages du film documentaire au visuel architectural Demandez aux oiseaux (2017) de Youri Cayron et Romain Rivalan, lequel aborde le conflit israélo-palestinien.

Ask the Birds, Paspébiac, 2018.
Photo : Robert Dubé
Si la plupart des artistes traitent de conflits, de catastrophes et de drames humains, leurs images se caractérisent par une retenue, voire une neutralité. En fait, c’est qu’ils abordent les conséquences plutôt que l’évènement proprement dit. Ceci est particulièrement saisissant chez Myriam Gaumond, Debi Cornwall et Nadav Kander. Le projet photographique Le vent est tombé (2017) explore un phénomène récurrent qui survient dans les régions du Québec dont la survie repose sur une seule source économique. Qu’advient-il quand cette source s’éteint ? C’est ce qui se produisit à Murdochville lorsqu’en 1999 la mine ferma ses portes en raison de l’épuisement des ressources de cuivre et de son faible taux sur les marchés. Les photographies de Gaumond montrent une ville endormie avec ses maisons recouvertes de neige et ses routes dépeuplées. Une ville en apparence inerte. L’artiste a aussi intégré quelques archives (photos de famille, des mineurs, etc.) où l’on voit les habitants avant la fermeture de la mine. L’effet contrasté entre un passé plein de vitalité et un présent en dépression incite à une réflexion sur la centralisation de la valeur et l’extraction effrénée de nos ressources. Comment s’organiser économiquement pour tenir une forme d’autonomie collective tout en régénérant la terre au lieu d’en épuiser l’énergie ?
Force est d’admettre qu’il est parfois trop tard, que les ravages s’avèrent irréversibles. La série Bienvenue à la baie de Guantánamo : le camp vu de l’intérieur (2017) de Debi Cornwall en constitue un exemple. L’ancienne avocate des droits civiques a développé un projet photographique de longue haleine sur le fameux centre de détention militaire établi en 2001 dans la baie de Guantánamo. Pour concevoir les photographies légendées qui composent la série, elle a dû solliciter des autorisations et se soumettre à des formalités laborieuses. À l’occasion d’une présentation de son projet à Percé, l’artiste a raconté avec acuité les différentes étapes ainsi que les contraintes du contexte liées à la censure et à la surveillance continue. Elle a capté divers espaces et objets du centre (piscine de l’hôtel, salle de visionnement de films pour les détenus, militaires face à la mer, etc.). De même, l’artiste a parcouru plus de neuf pays pour retrouver quatorze anciens détenus enfin libérés après de longues années d’incarcération sans preuve concrète. Cornwall a collaboré avec chaque individu et leur a demandé de décider du lieu de la prise de vue, celui qui est le plus significatif à leurs yeux. Ils sont tous photographiés de dos, répondant ainsi à la même interdiction visant les militaires. À la lecture des légendes, on se sent ému devant la violence du système judiciaire et la fragilité des personnes qui en sont victimes. Ici, l’artiste a adopté une démarche qui s’apparente à celle de l’enquêteur chargé de débusquer et d’accéder à des mondes secrets.
Ce qu’on ne voit pas – les foyers du pouvoir – participe du chaos. Le dévoilement du secret dans Poussières (2011) de Nadav Kander nous amène à la rencontre des paysages dévastés de Kurchatov et Priozersk (connues sous l’appellation de Moscou 10) à la frontière de la Russie et du Kazakhstan. Tenues longtemps secrètes, ces zones furent la cible d’essais nucléaires pendant la Guerre froide. Elles sont aujourd’hui lourdement contaminées et par conséquent, laissées à l’abandon. D’une perspective tragico-romantique, l’artiste explore le paradoxe qui s’anime au contact des ruines, entre la crainte et l’émerveillement. Les photographies invitent à examiner la dimension obscure de l’action humaine. En revanche, on voit qu’une telle approche revient à sublimer la destruction, là où on s’y attend.

Perdre le nord, Maria, 2018.
Photo : Robert Dubé
Bien que Fiona Annis partage avec Kander un point de vue romantique du chaos, elle ne se contente pas d’en sublimer le paradoxe, elle le performe pour en tirer les potentialités créatrices. Située à Maria, l’installation poétique Perdre le nord (2018) rassemble diverses images abstraites qui s’illuminent à la tombée du jour. Des images ont été obtenues par manipulations directes du papier sensible en chambre noire provoquant ainsi des failles à la surface. Comme le suggère Claire Moeder : « Chaque faille évoque une nouvelle lecture du monde, traversée par les processus de destruction et de création ». L’idée d’une destruction créatrice s’exprime aussi par des citations puisées dans L’écriture du désastre de Maurice Blanchot apposées sur d’autres images dont le motif est une constellation formée de diagrammes de la NASA sur le réchauffement climatique. De toute évidence, l’artiste assigne au chaos un potentiel d’activation des possibles et une poétique de la transformation fort inspirante.
En terminant, rappelons-nous que le chaos n’est pas un nouvel état du monde, mais une harmonie instable composée de fragments en (con)fusion. Le temps du chaos est fait de poussières et d’étoiles. Il est « Maintenant ». Ce qu’on identifie comme étant un ordre du monde en opposition au chaos n’est en fait qu’une manière de l’habiter. Il en existe une infinité.