
Théâtre Prospero, Montréal, 2022.
Photo : Maxime Robert-Lachaîne, permission du
Théâtre Prospero, Montréal
du 1er au 19 novembre 2022
[In French] Comment penser la mort ? Peut-on la disséquer pour mieux l’apprivoiser ? Présenté dans la salle principale du Théâtre Prospero, le spectacle Déclarations s’offre comme une exploration de l’insolubilité du passage entre la vie et la mort. En faisant le pari de circonscrire ce qui constitue une vie dans l’espoir d’articuler sa finitude, le spectacle mis en scène (et surtout en corps) par Mélanie Demers, constitue une tentative de matérialisation de ce trait d’union - cet espace liminal - entre la vie et son absence.
Jordan Tannahill demeure un auteur peu connu des publics francophones, malgré l’importante résonance de ses œuvres avec les préoccupations contemporaines de sa génération. Sa capacité à donner corps aux enjeux, aux réalités et aux esthétiques queer qui lui sont toutes personnelles est immense et fait de lui un écrivain majeur de la nouvelle dramaturgie canadienne. Plus que des préoccupations thématiques, la queerness de son travail se reflète dans la forme de ses compositions ; la beauté de l’échec et la non-conformité sont autant de stratégies mobilisées par l’auteur dans ses partitions textuelles. Ses pièces ne cessent d’interroger la fonction et l’utilité du média théâtral, car l’auteur est en quête de ce qu’il nomme lui-même, dans son essai Theatre of the Unimpressed (2015), un théâtre vital. Par-là, il entend la création d’une œuvre qui requiert à tout prix la présence du public et le risque qu’implique cette coprésence (Something that needs to be live).


Théâtre Prospero, Montréal, 2022.
Photos : Maxime Robert-Lachaîne, permission du
Théâtre Prospero, Montréal
Avec sa pièce Déclarations, il poursuit une investigation (dont on retrouve des motifs similaires dans son roman Liminal) autour de cet espace de lisièrement entre la vie et la mort. Après avoir appris que sa mère était atteinte d’un cancer incurable, Tannahill s’est plongé dans la rédaction d’une centaine de courtes affirmations. Chacune de ces déclarations, qui forment le premier mouvement de l’œuvre, dresse une cartographie sensible d’une vie : Voici le battement de mon cœur le matin / Voici son absence / Voici la neige / Voici les 206 os du corps humain / Voici son dernier souffle / Voici une tradition orale / Voici l’amour oral. Sans créer de balises narratives strictes, quelques éléments récurrents se dessinent et font émerger des repères qui constituent une fenêtre sur la vie du dramaturge ; des souvenirs d’enfance, des atmosphères, la présence récurrente de la figure de sa mère ou des anecdotes associées à des amants.

Théâtre Prospero, Montréal, 2022.
Photo : Maxime Robert-Lachaîne, permission du
Théâtre Prospero, Montréal
C’est précisément à cet appel du risque évoqué plus tôt, à cette vitalité théâtrale, que Mélanie Demers répond avec sa mise en scène. Signant ici sa première adaptation d’un texte théâtral à la scène, l’artiste et chorégraphe offre une vision profondément pertinente des mouvements intimes du texte dramatique et du péril qu’il commande. Véritable litanie d’images et de sensations, la partition corporelle minimaliste orchestrée par Demers s’incarne dans une série de règles du jeu soumise à l’attention des interprètes qui doivent associer des gestes, de manière spontanée, à leurs déclarations. Ainsi, les interprètes se mettent au travail chaque soir afin de modifier la représentation au gré de leurs improvisations corporelles. Les associations directes entre ce qui est fait et ce qui est dit sont évitées, laissant place à tout ce qui peut exister au-delà des évidences. La distribution mixte de comédien·ne·s et de danseurs constituée de Vlad Alexis, Marc Boivin, Claudia Chillis-Rivard, Macha Limonchik et Jacques Poulin-Denis honore ce pari, car iels sont non seulement au service de cette consigne, mais surtout, iels se mettent brillamment en danger.

Théâtre Prospero, Montréal, 2022.
Photo : Maxime Robert-Lachaîne, permission du
Théâtre Prospero, Montréal
Pour accentuer cet état de corps, ancrer dans un hyper présent qui travaille la spontanéité scénique, des mentions textuelles sont projetées en fond de salle derrière le public. La mise en scène ne s’appuie pas sur la présence de ce dispositif, mais au contraire, elle compte sur les effets que celui-ci produit sur la relation entre la scène et la salle. Ce faisant, le public accède à une présence scénique qui flirte avec la performance, mais aussi avec le geste de lecture. Le dispositif préserve un état de jeu liminal qui semble positionner les interprètes dans une forme de disponibilité complète. En résulte une configuration émotionnelle particulière entre les interprètes et le public : une distance est rompue, un lien est généré. Tout comme à l’aréna ou au stade, je me laisse ici toucher et interpeller par les stratégies qui sont déployées au présent pour répondre à ce protocole, à la disponibilité mentale ainsi qu’à l’intelligence spatiale que requiert le jeu. Plus qu’attentive, je suis disposée à les soutenir. Ici s’arrête la métaphore sportive, car les objectifs d’une joute et ceux d’un spectacle diffèrent : on ne gagne pas au théâtre, mais on mesure son succès dans ce qu’on veut bien fabriquer avec la vitalité de nos essais et de nos échecs. Ce faisant, le spectacle lance au public une invitation directe, il teste notre capacité d’introspection, notre aptitude à se mettre aussi en jeu, à risquer une écoute différente et à lire ce qui puisse exister entre le texte et le geste. La force de la représentation tient dans sa capacité à suggérer ces éléments par des voies somatiques et atmosphériques. Loin de représenter la mort qui rôde, c’est la sensation de son approche qui est ici mise en scène.