[In French]

Lorsque l’on évoque le thème de « pratiques urbaines en arts », on parle d’abord et avant toutd’un contexte, d’un territoire spécifique. Celui de l’urbanité contrastant avec la ruralité, le champ qui nous occupe ne souffre pas de problèmes d’isolement ou d’éloignement. Ni encore de problèmes de transport ou de faible densité de population comme en région. Par ailleurs, ses activités économiques sont très loin de l’agriculture ou de la pêche. L’une des plus grandes différences entre l’urbanité et la ruralité est sans doute le rapport avec la nature et le patrimoine humain qui, dans le milieu rural, semble beaucoup plus communautaire et se rattache à une certaine identification au local. Enfin, le fait est connu, nos grands centres sont des lieux où les instances de légitimation du savoir et où les pouvoirs de décision sont concentrés. Il en va de même pour les médias qui, malgré Internet et une certaine mobilité et capacité de diffusion, sont plus accessibles en ville. Une certaine frénésie d’images publicitaires en perpétuel renouvellement en marque aussi la différence.

Or, conséquemment à la conclusion d’un texte qui portait sur l’analyse de projets ayant été réalisés en contexte rural1 1 - La programmation des Instants ruraux et Supra rural sont des résidences d’artistes organisées par le 3e impérial, centre en arts visuels de Granby (1999-2000-2001)., mon point de vue sur l’artiste « qui œuvre » dans un contexte, quel qu’il soit, repose davantage sur sa responsabilité et son engagement. Ainsi, après avoir réfléchi sur certaines caractéristiques de l’art produit en milieu rural, je terminais en affirmant : « Mais ne perdons pas de vue que l’art est autonome et que l’artiste en soi se déplace. Son identité demeure, sa fonction sociale ou sa responsabilité l’amène à intervenir au présent, peu importe où. Le problème est-il encore celui de la reconnaissance de son existence2 2 - Sonia Pelletier, « En terre d’accueil », Bulletin des Instants ruraux, 3e Impérial, Granby, 1999. p. 18. ? » Selon Raymond Beaudry, nous pourrions rajouter pour dépeindre une réalité plus universelle : « Comment est-il possible aujourd’hui d’habiter un lieu quand la vie est assujettie à la technique et à l’économie3 3 - Raymond Beaudry, La résistance incertaine, Québec. Les Presses de l’Université Laval, 2000, 330 p. ? » Ce constat sera maintenu pour le besoin de cet article, mais à la lumière de différentes caractéristiques propres au développement du milieu urbain et de ses particularités énoncées ci-haut.

J’aurai donc, pour exemples, des artistes montréalais qui œuvrent plus étroitement ou de façon plus soutenue à partir du / dans un contexte prenant en charge certaines spécificités de l’urbanité. Il s’agira tour à tour de pratiques reliées au travail de Christian lesquelles, cependant, conservent des qualités propres à la production d’objets matériels « exposables » en galerie ou dans un lieu muséal. Le plus souvent, cet artiste s’inspire davantage de situations sociales issues du contexte énonciatif de l’urbanité en restituant des images de ce contexte. Dans une perspective, disons, aussi critique mais surtout « interventionniste » — d’aucuns pourraient en appeler à la « manœuvre » —, je relaterai également des projets artistiques à connotation politique et symbolique, dont celui de César Saëz. Celui-ci s’attaque davantage à des emblèmes culturels que sont principalement les institutions reconnues officiellement. Par ailleurs, nous verrons qu’une dimension plus « médiatique » et essentielle pour assurer une trace de ces actions se rattache à son travail dont le processus de création est clandestin. En terminant ce parcours qui, rappelons-le, n’est pas exhaustif et ne sert qu’à dégager certaines tendances actuelles dans les pratiques urbaines, deux collectifs s’inscrivent de façon très active en ayant un ancrage idéologique communautaire et humanitaire dans leurs actions artistiques : Farine orpheline cherche ailleurs meilleur, fondé par Pierre-André Vézina et Pierre Gaudreault, et ATSA (Action Terroriste Socialement Acceptable), dont les fondateurs sont Pierre Allard et Annie Roy.

De la décontextualisation

Le contenu général du travail de Barré relate des « anomalies » ou des défaillances sociales qu’il tente de transformer dans une perspective plus universelle. II élabore des projets dont le processus de création tire sa source d’un milieu populaire, mais diffuse paradoxalement le résultat dans un contexte plus élitiste, réservé, qui aimerait se situer en dehors du champ de l’art. Il représente ainsi un art « médiatique » faisant lien avec le social et le politique. 

Plus particulièrement, dans le cadre de son exposition Mute (1998)4 4 - Au Montréal Télégraphe., Barré présentait des objets fabriqués et réinventés, destinés à être utilisés par les gens de la rue. Un peu à la manière du travail de Krzysztof Wodiczko qui crée des situations vivantes avec, par exemple, les Véhicules pour sans-abri. Ces propositions diffèrent cependant en ce qu’elles subissent un déplacement de contexte qui ajoute une dimension critique à l’égard de problèmes sociaux actuels. Dans cette exposition — parce qu’il s’agissait bien d’une présentation en galerie — on pouvait voir une tirelire ergonomique pour mendiant, un lave-vitre pour squeegee montrant une publicité et deux panneaux publicitaires conçus pour un homme-sandwich. Pour l’occasion, l’artiste avait invité trois individus à faire usage de ces pièces. Ces gens, il les avait trouvés dans la rue. À propos de ce travail, Gaston St-Pierre posait la question : « Plaisanterie de mauvais goût à travestir ainsi la misère humaine en spectacle pour amateur d’art ou bien geste politique de mettre en scène une réalité qu’on ne saurait plus voir5 5 - Gaston St-Pierre, Exchange, opuscule de l’exposition Médiation, Plein sud, Longueuil, 1999· ? » Retenons ici la deuxième hypothèse qui ferait partie intrinsèquement et justement de la démarche de l’artiste. Barré transgresse un double code : celui qui régit le système de l’art auquel il tente paradoxalement d’échapper et, plus largement, les moyens de communication qui, dans un milieu urbain, baignent dans une sorte de frénésie publicitaire. Ainsi, l’homme squeegee, en plus d’avoir une fonction sociale illégale à Montréal, est porteur ici d’une publicité qui lui confère un statut d’objet typiquement urbain. L’homme-sandwich, quant à lui, bien qu’il représente un mode de communication dont l’usage est de moins en moins fréquent, est aussi associé à un contexte d’urbanité. La tirelire pour mendiant se passe évidemment de commentaire à l’égard et de sa fonction et de son contexte d’existence. Il est à noter que les gens ici sont aussi investis comme des objets. L’artiste prétend ainsi, avec raison, « qu’ils gagnent en va leur symbolique pour augmenter le déficit utilitaire de l’objet6 6 - Cultures et interférences, galerie Mai, Montréal (du 14 septembre au 14 octobre 2000). ». Globalement, le travail de Barré questionne aussi, à partir du milieu de vie urbain, la situation de la légitimation et le partage de cet environnement publie par des voies médiatiques. Avec ces différents éléments mis en relation contradictoire, il crée des situations répondant à un besoin d’intervention et un lieu de débat public

De l’anonymat

Depuis 1993, César Saëz s’est commis dans plusieurs interventions anonymes à Montréal et dans plusieurs autres villes à l’étranger. Il s’agit essentiellement de manœuvres produites dans l’environnement urbain le plus souvent réalisées autour d’institutions culturelles. Cette pratique ne peut être que rediffusée par la vidéo. Par ailleurs, on ne connaît de cet artiste qu’une seule exposition récente en galerie, dont l’intention était d’inviter le spectateur à une réflexion sur sa visite même, en transformant la galerie en un lieu où des images vidéos montraient « l’acte de visiter des galeries », principalement lors de vernissages. L’espace incitait le spectateur à prendre part activement et de façon critique au dispositif, par opposition à une réception usuelle plus contemplative. Curieusement, même en galerie, on retrouvait une position que Saëz adopte le plus souvent lors de ces actions : celle de la distance et du voyeurisme attachés à ces actes.

Bien qu’il s’agisse d’une certaine forme de piratage, la majorité de ces actions sont d’une grande simplicité, d’une économie de signes et de moyens qui ne laissent d’emblée aucune trace. Il est à noter que ces actions ne sont pas autorisées par les instances dirigeantes des lieux où elles se manifestent. Pour l’artiste, leurs aspects éphémères renforcent temporairement l’idée que l’autorité peut, par l’acte artistique, être dépossédée de ses pouvoirs. La mise en valeur du lieu symbolique ainsi que la prise en charge de la réaction du public caractérisent son travail. Les interventions sont toujours établies dans des contextes urbains. L’intervention la plus connue de Saëz est sans doute celle effectuée autour du Musée d’art contemporain de Montréal et de la Place des arts. Pendant la nuit, l’artiste avait installé une toile d’élastiques sur toute la surface environnante ce qui, dès les heures d’ouverture rendait difficile l’accès aux employés de ces institutions. Par ce geste, l’artiste voulait accentuer le sens « d’inaccessibilité » associé au musée à l’égard des artistes d’ici. En effet, en 1993, la conjoncture était que l’on exposait beaucoup plus d’artistes venant de l’étranger. Une autre action fut commise dans la Ville de Mexico en 1995 où cette fois, Saëz est intervenu sur la Grande Place du Zocalo. C’est un endroit hautement symbolique où l’ancienne civilisation aztèque faisait ses cérémonies et qui, aujourd’hui, constitue encore un lieu de rassemblement et de manifestation entouré d’édifices publics réunissant à la fois les pouvoirs religieux et politiques de l’élite mexicaine. Intitulée Marco de Fuego, l’intervention nocturne de Saëz consistait, simplement, comme son titre l’indique, à marquer la place en y allumant un cadre de feu. En hommage à ce lieu actif en politique sociale, mais aussi à Marcos, chef zapatiste, l’artiste a voulu réanimer une tradition populaire, le feu étant encore l’une des plus grandes inventions d’un mode de transmission et de réunion.

Mentionnons également un autre type de manœuvre urbaine intitulée Ombres passantes (1997), faisant directement référence, cette fois, à la population de la Ville de Montréal. En utilisant des espaces commerciaux désaffectés sur une rue principale, ce projet soulignait à la fois le déclin économique et social de certains quartiers et de la ville en général. Saëz projetait un film 16 mm sur une vitrine, montrant les ombres des passants. Le projecteur était situé à l’extérieur du local vacant, dirigé vers la fenêtre, afin que les passants puissent voir le reflet de ce qui se déroulait dans la rue. Plutôt intrigante et poétique, cette confusion amenée par l’image évoquait un phénomène urbain fréquent, celui de lieux commerciaux que l’on ouvre et que l’on ferme tour à tour et qui semblent finalement n’être habités que de façon sporadique.

Dans plusieurs autres interventions, Saëz a touché à des aspects spécifiquement urbains notamment avec Point de vue (1995) mettant en relief la surabondance de l’affichage publicitaire issu d’événements culturels dans la ville; Rencontre de masses (1998), où trois conteneurs à déchets ont été remplis de moniteurs de télévision diffusant des vidéos de manifestations qui se sont produites à divers moments historiques à Montréal, ou encore Condos à vendre (1994), réalisée près du Centre canadien d’architecture.

De l’humanitaire

L’ATSA s’est surtout fait connaître par ses interventions à incidences communautaire et humanitaire. Les événements les plus connus et médiatisés furent les éditions d’État d’urgence (1997-1998), lors desquelles les deux artistes ont prêté secours à tous les démunis et sans-abri de la métropole dont les conditions, pendant l’hiver, sont inhumaines. Devant des situations sociales aussi aberrantes, on peut très bien comprendre pourquoi les riches passent leur hiver en Floride ! La première intervention eut lieu 1e 17 décembre 1997 et consistait à mettre en place — illégalement (les demandes de permission étant lourdes, et fastidieuses les attentes) un guichet automatique de la Banque à Bas devant le Musée d’art contemporain de Montréal. Il s’agissait d’une sculpture fabriquée à partir de cuisinières. On ne pouvait trouver de plus gros emblème pour signifier un manque de chaleur. Appuyée par les médias et la Old Brewery Mission, l’opération a permis à plus de 400 personnes de venir donner ou prendre des bas de laine et partager une soupe populaire. L’ATSA a finalement obtenu le droit d’occuper les lieux pendant deux mois pour poursuivre sa mission humanitaire qui s’est clôturée dans la Rotonde du Musée d’art contemporain. Spectacle et nourriture ont été offerts aux gens de la rue ainsi qu’une visite gratuite de l’exposition en cours.

Teinté du 50e anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme, le second État d’urgence (1998) s’est révélé un franc succès. Ayant réussi à convaincre les Forces armées canadiennes de dresser un camp devant la Place des arts, l’ATSA a siégé cette année-là pendant cinq jours. Statistiquement, 500 personnes ont bénéficié de tentes chauffées; 3 200 repas ont été donnés et, issus de la Banque des Bas, des vêtements chauds pour une valeur de 25 000 $ ont été distribués. Cette mise en place symbolisait la situation mondiale des camps de réfugiés dans le monde. « En décrétant l’État d’urgence, nous avons créé une terre d’accueil en plein centre-ville de Montréal. Un lieu où tous pouvaient échanger indépendamment de leur statut social ou de leurs opinions. Nous avons reproduit une microsociété dans la grande. Nous pouvions dormir, manger, nous impliquer et nous divertir au camp qui est devenu un lieu très vivant que les gens de la rue ont adopté7 7 - Pierre Allard, Annie Roy, « Historique », http://www.cam.org/-atsa/historique.htm.. » Une sorte de lieu éphémère et de possibles lequel, pour un certain temps, a permis de réfléchir et de rêver de changements : voilà bien une action louable.

Leur méthode d’approche et de sensibilisation est non seulement efficace, elle est bénéfique. Leurs interventions vont au-delà du système de l’art. Ce sont des artistes qui assument leur privilège dans la société. Celui d’une certaine disponibilité de par leur fonction sociale. Ils définissent ainsi leur collectif : « L’ATSA prône une vision non hermétique active et responsable de l’artiste comme individu prenant part au développement de la société8 8 - Ibid. ». Jusqu’ici, leurs gestes se sont essentiellement posés dans l’environnement urbain tel que prescrit dans leur politique artistique : « Nous avons décidé de créer des interventions urbaines qui questionnent, rassemblent et mobilisent la communauté. Nos événements, sortes de mises en scène réalistes, viennent transformer et questionner le paysage urbain. La population en devient la principale actrice et l’œuvre prend vie et corps avec sa participation9 9 - Ibid.. »

De l’utopie

Ironiquement, le collectif de création Farine orpheline cherche ailleurs meilleur définit ainsi l’urbanité : « Politesse des gens qui connaissent le monde ». Bien qu’inusité, l’expression est intéressante et à l’image de ces artistes qui travaillent depuis 1998 à développer des projets dans un esprit communautaire en proposant différents événements multidisciplinaires et de nature expérimentale dans le quartier défavorisé de Hochelaga-Maisonneuve à Montréal. Leur laboratoire de recherche et de création est un lieu réaffecté qui se situe dans l’ancien édifice de la Watson & Foster. Une équipe de travail s’est rassemblée sous le nom d’Utopia et a présenté au publie un événement sous le même vocable en septembre 1999. Résidences, performances, installation s, sculptures, projets d’art médiatique, créations sonores étaient autant de disciplines représentées sur un site industriel intérieur et extérieur afin de rendre hommage aux utopistes. La mise en relief de certains objectifs ainsi que des valeurs de cette première organisation étaient honorables : « l’énergie créative générée par la dynamique collective; le pouvoir d’entraide communautaire autour de projets parlant d’utopie; les impératifs de survie et le potentiel exploratoire lié au recyclage et à la récupération d’objets urbains abandonnés dans les trous […]10 10 - Le projet Utopia, au www.farineorpheline.qc.ca. ».

Tout comme l’utopie, le « trou » est pour le collectif un non-lieu de possible, un site exploratoire pour la création, inépuisable, et dans lequel il convie le public à pénétrer. Leur pratique est réellement urbaine mais surtout très poétique : 

« Farine orphelin e cherche ailleurs meilleur est un collectif de création qui trouve et investit les trous du tissu urbain pour les explorer, en extraire la matière brute et en faire l’inventaire, dans le but d’en créer une matière raffinée à partir de sa philosophie d’interprétation. »

« Le trou apparaît là où le tissu urbain s’affaisse. Trou noir, non-lieu, interstice, zone urbaine désaffectée, le trou n’intéresse personne d’autre que le chercheur, l’aventurier, le pillard, le squatter, l’utopiste. Ils y entrent pour chercher l’inconnu ou l’inspiration, pour y trouver refuge ou par curiosité; ils viennent y chercher des trésors intacts qu’ils transformeront en rêve. Le trou est issu de la désuétude culturelle… (la rue, la zone, le graffiti, le rave… qui se transforment en urbanité à travers la création […]) À travers l’expérience du trou, Farine orpheline cherche à explorer les traces d’un passé oublié dans les creux culturels et sociaux de la ville, pour les interpréter en tant que pièces à conviction et les transformer en icônes contemporaines, devenant les nouveaux phares de l’urbanité11 11 - Ode aux utopistes, ibid.. »

Bien sûr, l’urbanité est une réalité et présente l’art dans un environnement spécifique. Cet art permet, nous l’avons vu, avec ces différentes pratiques, d’amener la critique et la réflexion dans un autre champ. Il permet aussi de voir autrement les choses. Mais il faut souligner — plusieurs artistes l’ont démontré — que les problèmes sociaux sont universels et que les mêmes maux traversent l’humanité. Des valeurs de responsabilité et d’engagement restent essentielles. Il en va pour leur survie que les artistes demeurent maîtres d’eux-mêmes, peu importe le contexte qu’ils travaillent.

ATSA, César Saëz, Christian Barré, Farine Orpheline, Krzysztof Wodiczko, Sonia Pelletier
This article also appears in the issue 42 - Pratiques urbaines
Discover

Suggested Reading