Maryse Goudreau, Paysage Composté, 2009.
photo : permission de l'artiste

[In French]

Dans sa récente exposition présentée au Musée de la Gaspésie1 1 - L’exposition, comprenant plusieurs œuvres dont Femmes masquées, Paysage ­composté (photos et installation), Motifs anthropiques (photos), Confrontation, Malle-Cabine et Indian Lake (installations), a eu lieu du 11 décembre 2009 au 7 mars 2010., Maryse Goudreau poursuit ses recherches sur le paysage. Une bonne partie de son travail photographique porte sur les marques de la décomposition opérée par la modernité sur le patrimoine paysager gaspésien. À travers une approche archivistique sous-tendue par des ­préoccupations sur l’identité, l’attachement et le temps, elle crée des univers ­photographiques oscillant entre le bidimensionnel et ­l’installation. 

Goudreau brouille constamment la perception de l’espace. La photographie portant le même titre que l’exposition, Paysage composté2 2 - La photographie Paysage composté fut exposée en novembre dernier à la Maison de la culture Frontenac (Montréal) dans le cadre de l’exposition collective Confluences/de l’île à la mer (commissaire : Bernard Lamarche, conservateur du Musée régional de Rimouski)., en est un bon exemple. Au premier abord, l’œuvre semble donner une vue d’ensemble d’un paysage dans le brouillard, de hauts plateaux au bas ­desquels sillonne une rivière bordée d’arbres. Est-ce une représentation de la Gaspésie si souvent mise de l’avant par l’industrie touristique ? Un regard plus attentif révèle qu’il s’agit plutôt d’un plan rapproché, que les arbres sont en fait de banals brins d’herbe bordant un minuscule ruisseau qui traverse un champ marécageux, tout aussi banal. Cette approche n’a rien d’innocent. Elle secoue l’univers mental du spectateur, qui lui fait trop souvent voir le monde à travers la lorgnette de la carte postale. Comme si l’immensité se devait d’être prévisible plutôt que sentie. Renversant l’échelle et composant avec le brouillard du moment, Goudreau pervertit les codes visuels touristiques. En s’affranchissant du mode de la carte postale, Paysage composté, à l’instar des autres photographies de ­l’artiste, pratique une ouverture permettant de rêver le territoire.

Maryse Goudreau, Vue Ouest de la réserve, 2009.
photo : permission de l’artiste

La rupture 

Le processus de création de la série Femmes masquées a sans contredit déclenché une transformation du travail de l’artiste. Goudreau a souvent intégré dans ses travaux précédents des cartes postales de la collection de son père, qui témoignent de la mutation des paysages au siècle dernier (ceux de la Gaspésie et du Nouveau-Brunswick). Cette approche archivistique l’a conduite à collectionner des photographies anciennes achetées au hasard de ses voyages, jusqu’à ce que surgissent du lot des photos de femmes. Elle a transformé une des cartes postales de son père en masque et l’a installée sur le visage d’une de ces femmes anonymes : Vue Ouest de la réserve ouvre une série dans laquelle Goudreau concentre le paysage dans le regard, de façon d’autant plus percutante qu’il se révèle à travers le masque. À partir de là, elle a collectionné consciemment les clichés de femmes, souvent effrités ou usés puisqu’ils datent pour la plupart des débuts de la photographie, dont des ferrotypes. Il en est résulté ­l’installation Confrontation, qui occupe une place majeure dans l’exposition. Deux photographies de femmes anonymes se font face dans la galerie. Sur le sternum de la plus âgée, un petit écran présente une courte vidéo en boucle. Cette vidéo tournée lors d’une tempête de neige, évoque une tradition de pêche en voie de disparition, l’agitation des pêcheurs d’éperlans de Miguasha devant le départ des glaces ; la transition se fait sentir sur le territoire. Mais au-delà de cette esthétique documentaire, la tempête de neige crée des images monochromes, un flou qui donne au spectateur l’impression d’être en présence d’une femme au cœur troublé. Et c’est ce sentiment qui domine. En face, le cliché d’une jeune femme : l’artiste a branché des écouteurs à l’emplacement d’un de ses ovaires. On peut y entendre un classique de Janis Joplin, Get it While You Can, évoquant le besoin d’amour d’une femme fragilisée. À partir de Vue Ouest de la réserve (série Femmes masquées), le paysage se concentre donc dans le corps de la femme. Un glissement vers le paysage intime, sa féminité, donne plus de chair à la réflexion de l’artiste sur l’identité. Le travail se complexifie. Les multiples couches de lecture s’ouvrent ainsi au spectateur. À travers l’anonymat de ces femmes, Goudreau revisite l’autoportrait.

Le sentiment trouble, voire de vertige qui se dégage de cette installation tient surtout selon nous de la juxtaposition de deux temporalités. Puisée à même les archives personnelles de l’artiste, la matière première est la mémoire photographique. Il s’agit de la fragilité, la sienne propre, qui rappelle un monde en perte de mémoire. L’expression des femmes combinée aux nouvelles technologies donne pourtant l’impression que la mémoire ne s’efface pas avec l’usure des photographies. 

Le paysage concentré dans le corps du spectateur

Dans sa démarche sur le paysage, Goudreau en est venue à regarder ­l’appareil-photo, son outil de travail, comme un territoire en soi. Telle l’Alice de Lewis Carroll, qui était aussi photographe, elle entre dans la camera obscura pour l’explorer et se retrouve face à un miroir. Elle en ramène la capacité de réfléchir la lumière.

L’installation Malle-Cabine évoque la chambre de l’appareil-photo, mais aussi les cabanes de pêche qu’on installe sur les baies pour la pêche d’hiver et qu’on ramène chez soi, telles des malles, au départ des glaces. Goudreau, constamment sur la route avec son appareil-photo, a conçu un projet qui évoque la mobilité. Dans la cabine où les spectateurs sont invités à pénétrer, des photos de cartes postales anciennes reflétées à l’infini par une myriade de miroirs donnent l’impression de flotter dans la mémoire du paysage. Le fait que ces cartes soient déposées les unes sur les autres pour former des piles renvoie aussi à une activité muséale, le classement d’artefacts.

Maryse Goudreau, Malle-Cabine, Musée de la Gaspésie, 2009.
photos : permission de l’artiste

L’ambiance tragique dégagée par les femmes de Confrontation a ému plus d’un spectateur. À l’intérieur de la cabine de Malle-Cabine, par contre, plusieurs ont eu de la difficulté à supporter la sensation de flottement : la sensation de vertige provoquée par l’agencement des miroirs et l’espace restreint a même donné la nausée à certains. Cette expérience de vertige renvoie surtout à un chaos intérieur.

L’installation Indian Lake, 7,5 km présente quant à elle un tout autre univers. Là encore, il s’agit de construire le territoire intérieur et d’offrir au spectateur l’expérience de sa propre intériorité. L’œuvre est ­constituée d’un cube flottant dans l’espace, dense, fabriqué avec une multitude de rubans, longs de trois mètres, suspendus à un grillage. Montrant une ­palette de verts, l’œuvre n’est pas sans rappeler les pixels et le ­mouvement filé de la photographie. L’artiste a élaboré un paysage inspiré d’un lieu réel, l’Indian Lake, où elle s’est baignée à maintes reprises et qui est situé dans la réserve amérindienne de Listuguj. Elle a fixé sur le mur tout près une photographie aérienne de ce plan d’eau, tirée du site Internet Google Maps, et une de ses photographies ­montrant des roseaux en avant-plan. Les rubans, qui atteindraient une longueur de 7,5 ­kilomètres si on les mettait bout à bout, servent tout d’abord d’unité de mesure au territoire réinventé. Mais ils sont aussi très connotés puisqu’ils font partie de l’ornementation du costume ­cérémonial ­amérindien.Le ruban a très tôt servi de monnaie d’échange lors des contacts entre les Premières nations d’Amérique et les Européens, pendant la période qui concorde avec un profond bouleversement des notions de territoire et de propriété.

L’œuvre invite le spectateur à y pénétrer. Manipuler le ruban, en apprécier la délicatesse et la douceur, engage le spectateur dans une expérience sensorielle toute simple. L’intérieur du cube contient, quant à lui, des rubans dans une palette de bleus. Le son de ces rubans qui ­bougent et les reflets de lumière donnent au spectateur l’impression d’être lui-même sous l’eau, lui faisant ainsi retrouver l’essentiel du paysage d’origine. En flânant à travers ces ornements de cérémonie revisités, le spectateur ne retrouve-t-il pas une empreinte de la culture amérindienne dans le paysage ? 

Adrienne Luce, Maryse Goudreau
Adrienne Luce, Maryse Goudreau
This article also appears in the issue 69 - bling-bling
Discover

Suggested Reading