Ana Mendieta, Untitled (Chicken Piece Shot # 2), 1972.
photo : © The Estate of Ana Mendieta Collection, permission Galerie Lelong, New York

[In French]

À Beaubourg, depuis le 27 mai 2009 et jusqu’au 24 mai 2010, elles@centrepompidou1 1 - Le sous-titre de l’exposition est Artistes femmes dans la collection du Musée national d’art moderne, centre de création industrielle. se fait une place dans l’histoire récente des grandes expositions2 2 - Je pense évidemment à WACK ! Art and The Feminist Revolution et à Global Feminism: New Directions in Contemporary Art, expositions qui ont eu lieu respectivement au Museum of Contemporary Art (Los Angeles) et au Brooklyn Museum (New York) en 2007. regroupant des femmes artistes. Or, ces expositions auraient pu faire l’objet ici de commentaires critiques approfondis puisque, à certains égards, elles sont comparables. Présentant toutefois délibérément de l’art féministe, elles se trouvent écartées de mon propos car elles ciblaient, à partir d’un engagement, les artistes retenues. Il y a lieu, par ailleurs, de mentionner l’exposition Femmes artistes. La conquête d’un espace, 1900-1965, présentée au Musée national des beaux-arts de Québec; suivra en 2010 une exposition sur les femmes artistes (du Québec dans les deux cas) de 1965 à aujourd’hui. Cette dernière exposition a un point commun avec celle du Centre Pompidou, puisqu’elle puise à même sa collection les œuvres qu’elle montrera. Je m’attarderai néanmoins plutôt à celle de Beaubourg, non pas pour en faire un compte-rendu, mais pour commenter le fait qu’elle se veut une « histoire de l’art au 20e siècle ». Et pour redire combien le faire histoire de l’art moderne et contemporain des femmes artistes est un exercice qui se révèle périlleux dans un contexte où les histoires de l’art des femmes se font maintenant plus nombreuses et s’inscrivent dans une structure et des thématiques repérables. Entre une histoire qui, apparemment, se faufile dans la trame des discours historiques modernes et ­contemporains établis et une autre qui veut cibler des croisements de sujet, de contenu ou de style se loge une tentative de proposer une nouvelle histoire qui cherche ses jalons. À la différence de la grande histoire de l’art qui détermine les « canons », des ralliements convergents se distinguent ici par leur insoumission aux critères de qualité historique, alors que d’autres semblent s’inscrire naturellement à la suite d’une évolution convenue de l’art pour laquelle ces femmes seraient unes parmi les uns. De ­l’artiste délinquante face aux conventions et aux normes à celle qui choisit consciemment ou non d’entrer dans les rangs, elles y sont.

Regroupée autour de sept thématiques qui privilégient parfois la périodisation historique, parfois les récurrences de contenu, l’exposition propose donc un parcours historico-narratif qui justifie la pertinence du choix des femmes artistes quant à leur capacité de faire histoire. Brièvement, je circonscris les thématiques abordées dans l’exposition – sans nommer toutes les artistes présentes –, de façon à faire valoir qu’un recul critique est encore nécessaire. Aux avant-gardes historiques dans la première moitié du 20e siècle, des places ont été réservées aux femmes artistes qui y ont participé. Suzanne Valadon, Natalia Gontcharova, Sonia Delaunay, Frida Kahlo sont de celles que Pionnières a retenues et défendues dans un contexte où la dimension biographique et la ­proximité avec des courants, voire des artistes attestés prévalent. Les plus ­militantes – aux yeux de la commissaire Camille Morineau et de quelques associé-es – figurent dans Feu à volonté, par exemple Niki de Saint Phalle, Valie Export, Orlan, Hannah Wilke, les Guerrilla Girls, Nancy Spero et Annette Messager, et dans Corps slogan, où la performance justifie en grande partie la sélection de Adrian Piper, Carolee Schneemann, Yoko Ono, Judy Chicago, Lygia Clark, Marina Abramovic et Ana Mendieta, bien que des artistes comme Kiki Smith, Jana Sterbak, Cindy Sherman, Louise Bourgeois en soient également. Eccentric Abstraction est empruntée à une ­exposition de Lucy Lippard montée en 1966 ; l’artiste, avec son ouvrage From the Center, s’est dès lors dirigée vers les pourtours du centre. Cette section relève le travail d’artistes telles Eva Hesse, Agnes Martin, Marthe Wéry, Hanne Darboven et Aurelie Nemours, qui auraient fait dévier les visées ­autoritaires et essentialistes de l’abstraction. Le privé et le domestique ne font pas défaut dans cette exposition, représentés qu’ils sont par Une chambre à soi avec, entre autres, Louise Nevelson, Martha Rosler, Pipilotti Rist, Sophie Calle et Mona Hatoum. Les deux dernières ­thématiques concernent le langage et le silence. La première, avec Le mot à l’œuvre, met l’accent sur l’art conceptuel et l’œuvre narrative en jumelant des ­démarches comme celles d’Eleanor Antin, de Barbara Kruger, de Jenny Holzer, de Nan Goldin, d’Eija-Liisa Ahtila et de Geneviève Cadieux. Immatérielles est, entre toutes, la plus abstraite et rassemble, parmi d’autres, Edda Renouf, Judit Reigl et Isa Genzken. Alors que certaines artistes sont présentes à plus d’un endroit, elles ne montre que le quart des artistes femmes de la collection. La présence du design, de l’architecture et du graphisme constitue un plus dans le cadre de cette exposition.

Depuis les années 1970, où les femmes artistes se sont donné une visibilité et une voix, la possibilité qu’une histoire puisse s’écrire « au féminin » est défendue par certains, contestée par d’autres, avec arguments à l’appui. Ici, davantage que l’histoire, c’est la collection « au féminin » qui prend forme à travers cet « accrochage » qui « [­ressemblerait] à une belle histoire de l’art du 20e siècle3 3 - Camille Morineau, « “elles@centrepompidou” : un appel à la différence », elles@centrepompidou, Paris, Centre Pompidou, 2009, p. 14-19. ». Or, que cet accrochage se pose comme une histoire de l’art au 20e siècle est tout à fait défendable, d’autant que toute histoire est, par nature, exclusive et fragmentaire. Tout comme le fait que cette exposition participe à une construction de l’histoire, voire à une proposition historiographique. Puiser dans sa propre collection ne signifie-t-il pas, en quelque sorte, puiser à même l’histoire que le musée se propose de construire au fil du temps ? Pour autant, je n’avancerais pas que elles a sorti de ses réserves des tableaux et objets qui déploient une histoire inattendue. elles atteste, sans trop prendre de risque, une mise en récit où ce qui s’est déjà trouvé écrit, voire critiqué, s’avère maintenant en quelque sorte légitimé par l’institution.

Ana Mendieta, Untitled (Chicken Piece Shot # 2), 1972.
photo : © The Estate of Ana Mendieta Collection, permission Galerie Lelong, New York

Les thématiques du corps, du domestique, du narratif, voire du biographique devaient se retrouver dans cette exposition, mais est-ce conclure qu’une méthodologie (dite) féministe à privilégier serait celle fondée sur l’expérience subjective ? Ce qui expliquerait évidemment l’importance encore accordée à ces thématiques sans toutefois protéger d’office l’histoire qui les renferme des pièges de la renaturalisation. À cet égard, les enjeux soulevés par la construction identitaire (sexe et genre) éminemment présente dans les débats actuels, jumelés à ceux de la construction même de l’histoire, demeurent discrets dans elles, plus précisément dans les œuvres présentées et dans les textes qui les commentent, alors qu’ils bousculent pour la peine ce qui s’acharne encore à devenir le modèle à suivre. Pour reprendre les mots d’Avital Ronell dans le catalogue de l’exposition, « je crois qu’il est très difficile de conserver les choses dans la tension de l’ouverture […]4 4 -  Avital Ronell, « Journal de blessures », elles@centrepompidou, Paris, Centre Pompidou, 2009, p. 280‑285.. »

Jean-Christophe Attias, dans la postface de l’ouvrage L’histoire des minorités est-elle une histoire marginale ?5 5 - Stéphanie Laithier et Vincent Vilmain (dir.), L’histoire des minorités est-elle une ­histoire marginale ?, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 283., évoque l’idée que ce dernier soit né d’un « tourment “historiographique” », laquelle ­expression ­pourrait s’appliquer à l’histoire de l’art contemporaine et même à l’histoire des savoirs et des sciences. Il s’est avéré en effet nécessaire de revoir les ­fondements de ces disciplines qui ont minorisé et même contraint au silence des histoires en devenir qui exigeaient une ouverture vers des ailleurs fragilisant les périmètres du savoir dans ses liens intimes avec le pouvoir. Griselda Pollock l’a déjà fait observer dans plusieurs ouvrages : l’histoire canonique de l’art est à revoir et à garder à distance. Mais le « canon », pour difficile qu’il soit à déloger, n’en est pas moins ­difficile à supprimer. Envers la reconnaissance d’allégeances ­stylistiques ­conventionnelles et l’intégration à la pièce de femmes artistes, il faut encore demeurer vigilant et critique. L’histoire, il est vrai, semble plus aisée à écrire lorsqu’il lui reste à assimiler ce qu’Esther Benbassa appelle légitimement les « hors-l’histoire 6 6 - Ibid, p. 7.». Mais cette manière de faire histoire comporte des risques et concilie, d’après moi et plusieurs autres, de manière périlleuse le discours en place avec un discours en opposition à celui-ci.

Je reprends de nouveau les mots de Griselda Pollock, qui soutient que « [le féminisme] n’est pas qu’un mouvement politique, [et qu’il] aurait introduit la politique dans l’art et détourné, par là même, le destin propre de l’art en tant que tel7 7 - Griselda Pollock, « La virtualité, l’esthétique, la différence des sexes et l’exposition : vers le musée féministe virtuel », elles@centrepompidou, Paris, Centre Pompidou, 2009, p. 328. ». 

elles n’est pas une exposition d’art féministe. De même qu’elle n’est pas menée non plus par le désir de faire valoir une pratique féministe d’exposition ou de faire voir une exposition féministe de l’art; dans les deux derniers cas, cela lui aurait valu le mérite de se prêter à un exercice de commissariat et d’historiographie audacieux. C’est dire qu’il y a encore à faire dans le renouvellement de l’histoire, des savoirs et des structures qui les consolident et que, si « ce nouvel accrochage constitue une phrase ou un paragraphe expérimental d’un scénario culturel en développement8 8 - Ibid., p. 327. », à sa suite, il nous faudra penser à en revoir le récit, car pour l’heure, celui pressenti dans elles semble en proposer une version où la volonté de faire canon s’engage dans l’écriture d’une histoire de l’art où le « féminin » aurait dès lors son enseigne.

Ana Mendieta, Thérèse St-Gelais
This article also appears in the issue 69 - bling-bling
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