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S’il est vrai que les choix du commissaire constituent l’un des éléments clés de la réussite d’une exposition, il est tout aussi vrai que certains de ceux-ci sont plus significatifs que d’autres.

C’est pourquoi il vaut la peine de souligner que L’Écho des limbes, exposition récente rassemblée par Nathalie de Blois à la Galerie Leonard & Bina Ellen de l’Université Concordia, a vu le jour à partir d’un choix plutôt inhabituel. Comme toujours, cette décision initiale a déterminé autant le cadre thématique de l’exposition que la sélection des œuvres qui allaient en faire partie, mais elle est aussi venue perturber la fonction habituelle de mise en contexte des orientations de départ.

Lorsque le visiteur pénètre dans la galerie, la première chose qu’il aperçoit est un texte en grosses lettres : il s’agit d’un passage tiré d’une œuvre littéraire et non pas d’un article théorique ou relatif à l’histoire de l’art. Voilà une décision suggérant qu’une sensibilité particulière est probablement à l’œuvre dans l’exposition, ainsi qu’une idée maîtresse. Le texte est un extrait d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, un passage particulièrement révélateur où Alice, modèle à bien des égards de la bourgeoise victorienne à l’esprit pratique, capable d’argumenter avec le chapelier toqué et de lancer aux courtisans de la reine de cœur qu’ils ne sont qu’un simple jeu de cartes, est prise de doutes à propos d’elle-même. Le passage marque une étrange intersection entre identité et confusion, entre le monde de l’imaginaire et le monde du bon sens et du concret ; il se veut semblable, sur le plan des conjonctions intellectuelles, au territoire que se propose d’explorer l’exposition en réunissant des œuvres de David Altmejd, Patrice Duhamel, Michael A. Robinson et Ève K. Tremblay.

Les univers imaginaires, parallèles et alternatifs sont des thèmes riches et fertiles, marqués par une intimidante généalogie dont les racines remontent à aussi loin que Platon et dont les ramifications sont aussi vibrantes et changeantes que celles du haut romantisme et du surréalisme. Néanmoins, les œuvres sélectionnées pour L’Écho des limbes abordent ces notions liées à l’imaginaire en empruntant une série d’approches admirablement diversifiées.

Les photographies de Ève K. Tremblay, par exemple, proposent des représentations étrangement inusitées à partir d’un style visuel mariant une conscience de soi haute en couleurs et une composition déclarative. Ce style constitue une stratégie qui est devenue une sorte de convention formelle dans une bonne partie de la photographie récente, et dont Tremblay fait ici un traitement indéniablement juste. La figure réitérée qui occupe les images est souvent floue, diffuse, indistincte ou fondue dans le paysage, et semble paradoxalement constamment à la recherche de quelque chose : on la voit tapie sous les bosquets, immergée dans un bassin, la main dépassant d’un garde-fou, palpant la surface de pierre. Dans ces images, les démarcations entre une chose et une autre, la figure et le sol se dissolvent, laissant d’inévitables questions sans réponse : qu’est-ce que ce monde ? Où est-il ?

L’étrange porte tournante de Patrice Duhamel, qui n’en finit plus de pivoter, pourrait constituer l’œuvre qui renvoie le plus consciemment aux « limbes » du titre de l’exposition. Le tournoiement manifestement inutile de l’ensemble suggère avec force la notion d’entre-deux, ainsi qu’un espace échappant à des coordonnées précises. Ici, ce n’est pas tant la dissolution du sujet – caractéristique des photographies de Tremblay – qui est à l’œuvre, qu’une absence de contexte spécifique. Les efforts et les grimaces des deux jeunes hommes suggèrent un sentiment d’ennui ainsi qu’une souffrance modérée qui contribuent à faire ressortir l’indétermination de l’espace.

Ces œuvres proposent des formulations ambiguës mais différentes de l’intersection fluide entre l’identité et le monde, réel ou non. Ce qui caractérise les deux œuvres est une démarche résolue visant la subversion non pas tant de la narrativité elle-même que de sa normalisation, de la naturalisation de sa fonction sociale. Cette préoccupation est implicite, sous une forme ou sous une autre, dans toute construction d’univers parallèles à celui de la réalité consensuelle.

L’un des grands plaisirs de l’exposition, issu d’une démarche complètement différente, est indiscutablement la sculpture de David Altmejd, The Settler. Combinant une exploration, déjà entamée par l’artiste, de l’image du loup-garou avec une utilisation étonnante et réussie de certains matériaux, la pièce présente une grande richesse, tant sur le plan visuel que sur le plan référentiel. Une forme monstrueuse, fragmentée et tordue comme si elle avait été capturée et massacrée au beau milieu de sa transformation d’homme à bête, est fixée sur un piédestal en miroir parsemé de pointes, et sur lequel sont projetées des images suggérant que lui aussi est en train de changer, de se cristalliser. Le loup-garou, créature de la nuit habitant à la fois le monde des humains et celui des animaux, peut être conçu comme un archétype de l’espace liminal, définissant le point où une chose en devient une autre, où l’on passe des confortables limites de l’espace domestique à un autre lieu, passage qui est traditionnellement marqué par la violence et la restructuration de la substance. En face de cette œuvre, il est pratiquement impossible de ne pas éprouver un frisson en raison du caractère littéral du traitement que fait Altmejd des divers tropes.

L’utilisation d’un miroir ajoute au sentiment de trouble que suscite l’observation de l’œuvre, évoquant le caractère iconique de cet objet qui permet de passer d’un monde à l’autre dans de nombreux récits traditionnels, folkloriques et littéraires (notamment dans l’œuvre de Carroll, dont l’esprit préside à l’ensemble de l’exposition). Cette utilisation implique aussi, de par la capacité du miroir de refléter l’image du spectateur, que ce dernier participe activement au processus de changement. Tout cela donne l’impression que la créature tordue et sauvage dressée sur le piédestal correspond d’une certaine façon à nous-mêmes. C’est cette terrible familiarité émanant du mariage du monstrueux et du miraculeux qui confère à The Settler sa force singulière, qualité qui n’est pas sans lien avec deux autres œuvres puissantes faisant partie de l’exposition.

Les œuvres de Michael A. Robinson, Pastiche et No Life at All in the House of Dolls, se caractérisent par le même parti pris pour l’exploration d’univers denses et énigmatiques qui animait sa production antérieure. Un orgue blanc est maintenu en position surélevée par un assemblage chaotique de morceaux de bois, pendant qu’au mur, une figure spectrale vêtue de blanc joue de l’orgue en marmonnant. L’ensemble est fort, frappant, et donne un peu froid dans le dos, car il fait penser à des décombres laissés par une explosion, un cataclysme naturel ou une terrible attaque perpétrée par quelque chose d’énorme et de violent – comme si l’orgue était pris dans les ruines de la pièce qui l’hébergeait à l’origine. La tension nerveuse générée par l’œuvre est accentuée par une conscience du poids de l’orgue, et la supposition – vraie ou fausse – que son support en bois est d’une solidité précaire. La projection vidéo (No Life) ajoute une autre couche d’anxiété, car la figure spectrale jouant de l’orgue se trouve dans ce qui, suppose-t-on, est son état passé, plus normal ; de plus, elle chuchote des choses qui semblent presque – je dis bien presque – absurdes.

L’association de l’orgue et des vieux films d’horreur – avec l’atmosphère d’irréalité qui les caractérise – est poussée encore plus loin par la bande sonore cacophonique où l’on entend une musique entrecoupée de murmures et d’extraits de poésie sonore, qui créent ensemble une atmosphère inquiétante. La blancheur spectrale prédominante ajoute au caractère sinistre de l’installation. L’orgue, l’imagerie de la projection et, bien sûr, les murs de la galerie sont uniformément blancs, ce qui non seulement suggère un brouillage des frontières entre les objets, mais évoque aussi un lieu étrange où tout est indéchiffrable, indéterminé et à demi formé ; un monde des morts, des êtres non nés.

Ce qui, en un sens, nous ramène à la question du choix particulier du texte accompagnant l’exposition, question que nous avons abordée au début de notre discussion. En prenant comme point de départ les incertitudes d’Alice, Nathalie de Blois fait certes preuve d’une volonté d’investiguer les traitements contemporains des divers types d’« autres mondes », mais elle le fait en atténuant l’absolutisme (qu’il soit utopique, dystopique, apocalyptique ou autre) qui sous-tend de nombreux univers fictionnels. Son choix fait ressortir l’ambiguïté dont est empreinte toute démarche visant à créer une vision globale où se côtoient joie et hésitation, vision qui nous pousse souvent au bord de la panique, car elle nous met en face d’une infinité de possibilités. Mieux, dans les œuvres exposées dans L’Écho des limbes, ce à quoi donne lieu toutes les ambiguïtés, les aspects liminaux et les seuils menant d’un lieu à un autre n’est pas tant une simple interrogation de l’incertitude, ni même une exploration de celle-ci, mais une revendication, voire même une affirmation et une célébration de cette incertitude. Et, vu la qualité de certaines des œuvres qui viennent étayer ce propos, on ne peut faire autrement que joindre sa voix à l’élogieuse unanimité qu’elles suscitent.

David Altmejd, Eve K. Tremblay, Michael A. Robinson, Patrice Duhamel, Peter Dubé
This article also appears in the issue 57 - Signatures
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