[In French]

Mon garçon,

Ce matin, j’ai entendu à la radio qu’un économiste anglais de ­réputation internationale dont j’oublie le nom – d’autant plus que je ne l’avais jamais entendu… preuve qu’il ne s’agissait pas d’un ­participant ­évincé du LOFT –, un grand économiste donc, ­éminemment ­conservateur de réputation, et ce détail n’est pas banal, prédisait que si les divers gouvernements mondiaux ne réagissaient pas aux problèmes reliés au réchauffement de la planète, il en coûterait à l’humanité plus de 7 500 milliards de dollars pour tenter de colmater les dommages, de toute façon irréparables, causés par la frénésie ­inconséquente, voire inconsciente, de l’activité ­industrielle humaine. Une facture plus ­élevée que celle des deux guerres mondiales réunies et qui ­plongerait l’humanité dans un gouffre plus catastrophique que la crise de 1929…

Devant cette prédiction apocalyptique, l’économiste ­suggère quelques pistes de solutions comme l’établissement d’une
« taxe verte » à l’échelle de la planète afin d’amasser un fonds ­d’urgence permettant de réagir au plus pressé… En fait ce qu’il sous-entend par cette proposition c’est que comme rien ne sera fait pour changer les comportements, comme cette part grandissante de ­l’humanité qui accède aux multiples plaisirs de la consommation ne cédera en rien à sa gloutonnerie énergivore et consumériste, vaut mieux avoir des sous pour payer les réparateurs… et quelques ­bouteilles de Liquid Plummer pour déboucher les chiottes…

Ce matin j’ai entendu cette nouvelle qui n’en est pas une depuis déjà trop longtemps alors que je m’évertuais à essayer d’enlever ­l’étiquette de ma boîte de thon qui traînait dans le fond de l’évier depuis la veille avant de la mettre au bac de récupération…

Bon, tout est en place… Tu me vois venir presque autant que les paroles d’une chanson populaire qu’on peut fredonner avant même de l’avoir entendue sur CKOI. Tu te dis : « Et on enchaîne avec la ritournelle du “Qu’esse ça donne anyway ?” »

Désolé, vraiment je n’y peux rien… C’est parce que, encore ce matin, j’ai l’impression qu’on sabote mon enthousiasme déjà chancelant, qu’on met délibérément un bâton dans les roues de mon char hybride, qu’on cherche à décourager ma peut-être naïve mais nécessaire tentative de me faire croire que je peux être, à ma mesure, un instrument de changement dans ce monde malmené. Est-ce l’odeur du thon en ce lendemain de veille qui me monte au nez et qui me donne la nausée ? Est-ce une rechute de mon « écœurantite » récurrente qui me donne envie de pitcher mon bac de récup au bout d’mes bras ? 

En fait, ce matin, alors que novembre n’aide en rien, tu en ­conviendras, je me demande comment cultiver l’espoir, moi qui, à priori, n’aime pas même le mot et encore moins ce qu’il évoque d’une certaine passivité ? Par où je commence à « espérer » ? Puis-je faire une différence dans la suite du monde ? Ou alors, l’humanité a-t-elle perdu toute raison ? Et si oui, comment vivre ? Au nom de quoi lutter ? Quand sera-t-il trop tard ? L’amour peut-il changer le cours des choses ? 

À quoi suis-je prêt à renoncer ? À quand la fin de notre espèce ? Au terme de quelles souffrances à venir ? À la lueur de cette diarrhée de questions sans réelle réponse, sans réponse unique à tout le moins, il est clair que le monde n’est pas à la mesure de ce que je rêve pour lui… et pour toi. 

Cela dit pourtant, tu le sais, souvent lors de soupers bien ­arrosés, en compagnie d’amis(es) qui partagent les mêmes craintes et les mêmes indignations que moi, il m’arrive, grisé par l’alcool et la ­conscience que j’ai du monde et des problèmes qui le menacent, il m’arrive donc de chialer et de me complaire, voire même de me ­gargariser, dans des diatribes toutes enflées des clichés de l’heure et de conclure mes envolées d’humain éclairé par un slogan équivoque et dont on ne sait trop s’il prend racine dans des convictions réelles ou s’il n’est en fait qu’une façon de dire que jamais rien ne changera… ou que je ne ferai jamais rien en fait pour que les choses changent… 

J’attends le bon moment – en comédie tout est une ­question de timing… d’ailleurs, à cet effet, le « Nous sommes prêts » du ­gouvernement Charest en est une preuve irréfutable –, j’évalue l’état de ­réceptivité des convives et ma capacité de flatter subtilement, l’air de ne pas y toucher, notre narcissisme de salle à dîner, et je lance avec un brin d’ambiguïté : « Quand on regarde ça, si tout l’monde était comme nous autres, y’en aurait pas d’hosti d’problèmes ! » Et même si toute la tablée rit du gag comme il est convenu de le faire, n’en demeure pas moins que quelque part dans un repli de notre cerveau tordu et rompu à cet exercice, de notre conscience lumineuse, de notre âme occidentalisée, caché comme ces maladies honteuses qui n’ont plus honte de rien, y’a quelque chose, quelqu’un, une part de nous, un morceau de moi qui secrètement ose penser : « C’est un p’tit peu vrai quand même… Je fais plus partie de la solution que du problème… L’enfer c’est les autres… Comme disait l’autre si justement ! » Et dans l’éclat général de rire, dans le clin d’œil à la fois discret et ostensible que nous nous échangeons, se cache la complicité tacite des « élus » et le réconfort qu’elle procure…

Puis, une fois mes amis(es) parti(e)s, une fois que je me retrouve seul devant la vaisselle sale, j’ai toujours, question de péter ma ­balloune all-right, cet espèce de reflux gastrique existentiel, cette gorgée sure qui irrite les parois lisses de ma conscience et qui me force à constater que la parole à elle seule ne peut plus rien, que le cynisme nous entraîne inéluctablement dans une léthargie qui nous coupe de tout, voire même de notre instinct de survie, et qu’il est grand temps d’arrimer le Verbe à l’action et de FAIRE QUELQUE CHOSE ! !

Mais quoi ? « Quoi faire ? Quoi faire ? » demandait Sol à Gobelet. Cette question de clown en apparence naïf, je me la pose de plus en plus chaque jour. Et avant même d’interroger mon action, les gestes que je pourrais potentiellement poser, cette question somme toute un peu banale interpelle, sans ménagement, ma foi… Quoi faire ? Croire ou ne pas croire ? 

Croire en l’humanité, croire en ce « nous » qui n’existe presque plus même si la planète qui nous abrite est de plus en plus petite et que mon frère est autant chinois que brésilien, croire en moi qui suis de cette humanité dont je doute tant, qui participe à cette course ­hallucinée vers une ligne d’arrivée qui n’est autre qu’un mur sur lequel nous fracasser bêtement, étonnés que ce soit fini et que personne ne gagne au bout du compte, croire que nous sommes résilients, que nous pouvons guérir de notre peur de mourir sans nous précipiter dans la mort comme ces personnes qui ont le vertige et qui, en haut de la tour Eiffel, mettons, ont juste envie de se lancer en bas pour ­calmer la peur panique qu’elles ont de tomber dans le vide, croire donc que l’amour dont nous sommes aussi capables peut changer le cours des choses et nous sauver de nous-mêmes et qu’on peut en bout de ligne se faire collectivement plus de bien que de mal, croire à tout ça, pour moi et toi et pour les autres, m’est de plus en plus difficile. L’histoire de notre espèce pourtant si jeune sur l’échelle du temps de notre planète et de notre univers n’aide en rien ma crise de foi… Suis‑je un pessimiste fini ou n’est-il pas évident qu’à l’arrivée la somme des souffrances que nous nous sommes infligées – sans parler de celles que nous infligeons à la planète avec une inconscience criminelle ou une conscience qui l’est tout autant – est plus grande que le bien que nous nous sommes fait depuis la guerre du feu et les open house des cavernes ? 

Alors devant ce triste bilan qui nous empêche de se faire un gros high five collectif, devant ce constat d’échec malgré la réforme ­scolaire qui insidieusement tente de nous faire oublier qu’il est ­possible d’échouer et que ne rien faire, que se « pogner le beigne », peut entraîner des conséquences plus ou moins graves dépendant de notre perception du monde et de nous-mêmes, devant des demains plus qu’incertains, des demains dont, plus que jamais au cours de notre brève histoire, on ne sait pas de quoi ils seront faits, je me demande au nom de quoi je continue ? 

Même si, ça et là, on trouve sur notre parcours des êtres ­animés d’un sincère altruisme, d’une réelle compassion et du courage ­nécessaire à l’amour véritable, visiblement, malgré l’émergence de mouvements et de gens qui contestent l’ordre du monde et notre façon de NE PAS vivre ensemble, on n’y arrive pas encore ! Que ce soit au nom de Dieu, de l’argent, d’un mode de vie, d’une culture, d’une idéologie ou de rien pantoute, toutes les raisons sont bonnes pour amener l’autre à comprendre que je suis plus important que lui et tous les moyens sont bons pour m’assurer qu’il le comprenne bien… Et nos accommodements, ma foi, seront de plus en plus déraisonnables…

Et je t’entends dire, comme je me le dis à moi-même pour me réconforter : « Mais moi j’aime mon prochain et rêve d’un monde meilleur où tous les hommes seraient libres et égaux… » Ben c’est d’valeur mon grand gars que j’aime, mais ceux qui tirent les ficelles de notre monde agonisant et que nous rendons responsables de notre sort sont des humains comme toi et moi, constitués de la même matière, et leurs dérives sont les nôtres… Y’a quelque chose en nous qui les laisse faire et qui se réfugie derrière notre ­présomption de non‑culpabilité. Parce que si j’étais vraiment inquiet, si j’étais ­vraiment convaincu que le sort de mon frère est aussi important que le mien, si j’avais vraiment le courage de l’amour et des renoncements qu’il m’appelle à faire, si j’aimais mon frère comme je t’aime au point de lui sacrifier une part de moi et de mon confort, si nous pouvions tuer Dieu une fois pour toute et devenir enfin responsables de ce que nous sommes et croire à un ici et maintenant plutôt qu’à un paradis après, si chaque « je » sur cette Terre-Mère était capable de tout ça, nous serions tous et toutes dans la rue à botter le cul de ceux qui, croyons-nous, décident pour nous. Mais bon… 

Fait que je fais quoi MOI ? En quoi je peux faire une différence ? 

J’ai beau faire du bénévolat, croire en l’action locale et à son effet papillon, j’ai beau essayer de me convaincre que ça part de moi et que chaque moi armé de son grain de sable finira par faire dérailler l’engrenage duquel nous sommes prisonniers et que demain est donc ­possible, j’ai beau manger bio, recycler, consommer de façon ­responsable, donner à Équiterre, à Greenpeace et à Amnistie Internationale, j’ai beau essayer d’être le plus toltèque possible, j’ai beau lire sur la sagesse amérindienne, la méditation transcendantale et les préceptes du Dalaï-Lama, j’ai beau m’indigner dans mon salon en écoutant les nouvelles et régler le sort du monde mille fois autour d’un bon repas, j’ai beau pleurer de découragement des fois en lisant le journal et regarder mon fils avec honte presque parce que je l’ai projeté dans ce monde auquel je crois difficilement, j’ai beau vouloir le rassurer et lui dire que nous ne serons pas assez fous pour aller jusqu’au bout de notre plan inconscient et terriblement, tragiquement humain et que notre pulsion de mort ne l’emportera pas, j’ai beau lui dire que chaque geste compte et que nous avons un pouvoir citoyen, j’ai beau chanter I’d like to teach the world to sing in perfect harmony et oublier que c’est un jingle de Coke, j’ai beau embrasser cette femme que j’aime et lui dire qu’elle peut compter sur moi… et que tout va bien allez… Reste que, je dois te l’avouer, j’ai peur… J’ai peur qu’on n’y arrive pas ! Et j’ai envie de baisser les bras et d’abdiquer lâchement…

Mais non ! J’y arrive pas… C’est plus fort que moi… Je crois en toi… Je crois en nous… En cette communauté de tout croches et de mal ­barrés… Et mon espoir – que je déteste ce mot ! – qui s’incarne et ­s’active, et ma parole qui se met en mouvement, et ma colère qui m’arrache de mon sofa, et l’amour qui m’anime et me met sur ta route et m’oblige à aller à ta rencontre comme à celle de l’autre sont autant de doigts d’honneur levés devant l’apocalypse annoncée… Et une autre façon de te dire que je t’aime… Et que je te veux un homme debout… C’est fou han ?

Christian Bégin est comédien et auteur. Il est un des membres fondateurs de la compagnie de création Les Éternels Pigistes (Quelques humains, Le rire de la mer, Mille feuilles) dont les trois pièces ont reçu un accueil enthousiaste et unanime à Montréal et en tournée à travers le Canada. Il a reçu en 2004 le Masque de l’interprétation ­masculine pour son rôle dans La Société des loisirs de François Archambault (reprise pour la ­quatrième fois en novembre et décembre 2006).  À la télévision, on l’a vu dans Rumeurs (Gémeaux 2005, Meilleur rôle de soutien, comédie), Vice caché et Les tumultueuses aventures de Jack Carter. Comme auteur, il a écrit et interprété deux spectacles solos, I’ve Got a Crush on You ou J’ai une orangeade sur toi et Que reste-t-il de mes amours…?

Il a également ­participé à l’écriture de la série télévisée Délirium, mettant en vedette les Éternels Pigistes. Il signe, avec Circus minimus,  créée en 2004 et reprise en ­septembre 2006 à Montréal et en tournée au Québec, sa première pièce de théâtre et est ­présentement à l’écriture de la prochaine création des Éternels Pigistes.

Christian Bégin
This article also appears in the issue 59 - Bruit
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