Expérience de l’intime et autres rendez-vous urbains

Marie-Ève Charron
Nouveau(x) territoire(s). Festival de théâtre de rue de Shawinigan. 25-26-27 juillet 2003

[In French]

Le Festival de théâtre de rue de Shawinigan (FTRS) est en passe de devenir une escale obligée du calendrier estival. Avec l’expérience des années qui fait son œuvre, une programmation resserrée et des nouveautés bien ciblées, l’événement confirme maintenant sa pertinence sans devoir uniquement revendiquer qu’il est le seul festival du genre au Québec. Au chapitre des nouveautés de cette 7e édition figurait le volet spécial consacré à «une série d’activités ludiques et relationnelles» organisé par Richard Martel et le Lieu (Québec). Prometteuse et attendue, cette programmation a cependant souffert de la pluie qui a forcé l’annulation de plusieurs des interventions prévues. Pour tous ceux qui, comme moi, n’ont pu rester pour tout le Festival, l’occasion d’en profiter s’est transformée en véritable tour de force. Impossible toutefois de rater Istvan Kantor Monty Cantsin dont les sorties, fracassantes, ont consisté à incendier des carcasses d’ordinateurs. Intraitable, l’homme au passé d’activiste a brandi tour à tour les symboles de la vie moderne, qu’il profane depuis plusieurs années – dont un classeur de bureau qu’il a martelé de ses pieds. Plutôt que de secouer les consciences, l’étrange danse du forcené a révélé un vide pathétique. Il serait injuste toutefois de fonder une appréciation de ce volet spécial à partir uniquement de la contribution de Cantsin.

J’aimerais plutôt m’attarder sur un autre aspect de cette dernière édition du Festival qui a certainement contribué à rescaper l’événement qui menaçait tout simplement de tomber à l’eau. À l’effet de zapping que certains critiques ont déjà reproché au Festival par sa manière d’enfiler les spectacles sur un périmètre étroit, provoquant chez leurs publics une curieuse tendance au butinage, s’est imposé cette année ce que je propose d’appeler le principe du «rendez-vous» impliquant une prise en charge plus intimiste du spectateur et une profondeur à l’expérience.

Étonnamment, c’est la pluie qui aura rendu prégnant cette logique du «rendez-vous». Le mauvais temps a eu raison d’une tradition du FTRS voulant que chacune des soirées de l’événement soit magistralement clôturée par un spectacle grandiose où toute la foule vibre ensemble sur la même émotion. La compagnie française Salamandre qui, cette année, occupait cette case stratégique de l’horaire a dû, le samedi soir du moins, annuler son spectacle. Adieu, le climax; la foule s’est disséminée et le silence est retombé sur le site.

Même une fois plongée dans le calme, la main, où se tient le FTRS, comptait plusieurs spectacles, à la différence qu’il fallait en quelque sorte aller vers eux. En effet, plusieurs des numéros au programme s’offraient dans des espaces intérieurs, commerciaux et domestiques, à un public volontairement réduit qui devait faire la file devant une adresse donnée. Dans un premier temps dissimulés au regard, moins tapageurs parce que se déroulant derrière des murs anonymes, ces spectacles voyaient leur aura amplifiée par les efforts mobilisés pour en profiter. Il fallait être soit ponctuel ou armé de patience pour être du rendez-vous et non porté uniquement par le hasard. Et si, tout compte fait, l’expectative était une des conditions fécondes pour apprécier davantage un spectacle? – Se savoir attendu, espérer arriver à l’heure, les préludes de la rencontre annoncée par le rendez-vous prédisposant à un certain état d’esprit dont les bénéfices se mesurent avec subtilité, mais qui ne sont pas moins importants…

La particularité du théâtre de rue ne repose pas uniquement sur son déroulement sur la chaussée, mais aussi sur sa façon de repenser le modèle conventionnel du théâtre en salle, départageant clairement scène et auditoire. Du moins, ce que la présente édition du FTRS montrait avec plus d’acuité, c’est la capacité du théâtre de rue à conférer un certain sens de l’expédition à la réception, d’arracher le spectateur à sa réalité pour l’introduire progressivement à la fiction, peut-être même à son insu.

Parmi les spectacles qui participaient de la logique du «rendez-vous», notons celui de la compagnie du Théâtre de la pire espèce qui proposait la visite d’un logement à louer. L’agente immobilière qui recevait les spectateurs disparaissait soudain laissant le petit groupe de curieux dans le coin sombre d’une pièce. Un jeune couple se détachait alors du groupe et se donnait la réplique autour d’une tache mystérieuse sur le mur. Avec une modestie désarmante, la pièce tournait en dérision le genre fantastique préservant la banalité offerte par le contexte initial.

Les gens étaient aussi conviés à des heures précises, quelques édifices plus loin, devant une autre porte fermée nimbée de mystère. Elle s’ouvrait finalement sur une des protagonistes du collectif Women With Kitchen Appliances – invité par Richard Martel – qui jouait l’hôtesse pour conduire les spectateurs à l’étage supérieur où elle et ses consœurs livraient un tintamarre sophistiqué avec des outils culinaires. Ce concert bruitiste prenait place derrière un comptoir et préservait un écart avec le public assis. L’artificialité et l’exagération du jeu soulignaient le potentiel critique de ce déplacement vers une tribune publique d’une réalité féminine auparavant retranchée dans la sphère domestique. L’exercice du regard impliquait ici les identités sexuelles en démasquant les stéréotypes qui leurs sont accolés.

Le Frère de la sangsue offrait le 17e opus de sa Tragédie microscopique en conviant le public par petits groupes dans un sous-sol sombre suffisamment délabré pour participer du climat terrifiant que la fiction semblait vouloir installer; dans une proximité inhabituelle, le groupe devait se pencher avec attention au-dessus de la table où se déroulait la manipulation des figurines. Sitôt en route, le court récit déclenchait les rires, faisant de cette tragédie un révélateur puissant et l’antidote idéal contre certaines angoisses contemporaines liées à la manipulation du vivant et à l’industrie pharmaceutique.

Toujours dans l’esprit de frayer avec l’univers de la science-fiction et du fantastique, un registre souvent investi dans le cadre de cette édition, la compagnie Par l’œil et l’ouïe, avec Impressions, le grand rêve global des robots, s’approchait aussi de la formule du rendez-vous en isolant un groupe et en le faisant patienter, pour ensuite l’introduire progressivement au cœur de la fiction. Le comédien, qui accueillait la petite foule compacte dans un espace de livraison commerciale – lieu de béton sombre et sinistre –, se présentait comme l’instigateur du Laboratoire Ultraworld inc., dédié à la recherche sur les androïdes. Très habile, le comédien se mêlait aux gens et faisait avancer l’histoire, mais son jeu ne parvenait pas à faire oublier la vacuité de la pièce, trop limitée à produire des effets audiovisuels dans la pénombre du sous-sol.

La logique du rendez-vous prenait tout son sens avec La beauté intérieure, de la compagnie québécoise ARGGL. La fiction s’amorçait très sérieusement dans un local commercial de la rue principale où l’auteur de la pièce, Olivier Choinière, et son complice accueillaient un à un des volontaires qui avaient réservé leur place. Un baladeur leur était remis ainsi qu’une carte et une bouteille d’eau. Équipé de cette trousse, le participant recevait quelques directives avant d’entreprendre une balade urbaine qui l’occupait pendant près d’une heure. Sur le mode déjà exploré par d’autres au théâtre (Farine Orpheline) ou en arts visuels (Janet Cardiff), cette pièce avait une portée indéniable, s’imposant comme un des moments forts du Festival.

Dans les écouteurs, la voix masculine d’un narrateur-personnage révélait au marcheur l’histoire de Crapaud, un individu souffrant de sa laideur physique, blessé par l’isolement dans lequel celle-ci le confinait. Le récit, insistant, martelait le malheur du personnage dont les révélations prenaient le caractère répétitif des pas réguliers scandés par le marcheur. Le trajet de la balade quittait ainsi le périmètre du festival pour entraîner le participant le long de la rivière Saint-Maurice et dans le circuit déserté d’un secteur industriel. S’offraient au regard du marcheur des paysages autrement ignorés dans le cadre de l’événement, et au fur et à mesure que s’éloignait le familiarité rassurante de la rue principale, le récit perçait plus avant l’intériorité du personnage. À travers cette subjectivité partagée, les sentiments de meurtrissures se dévoilaient, les difficiles aveux du ressentiment s’affirmaient. Le poids des regards extérieurs mis en cause dans le récit, car implicite à la définition de la beauté et conditionnel à la séduction auxquels le personnage n’avait pas droit, se trouvait justement éprouvé par le marcheur dont la déambulation tranchait avec le va-et-vient régulier des autos et des rares piétons.

Au terme de ce récit saisissant, lorsque la voix du narrateur se taisait pour ne laisser entendre que la pulsation sourde qui avait rythmé la balade, un sentiment d’abandon prenait forme. Bien que reposant sur des stratégies d’écriture hypnotique et étouffante qui taraudaient la quiétude du récepteur, l’histoire réussissait à insuffler l’espoir et, surtout, parvenait à donner une rare intensité à l’activité d’écoute. La force du dispositif de la balade tenait au fait qu’elle superposait les réalités; nul spectacle orchestré ne s’offrait au regard et la bande sonore retenait captif le récit enregistré faisant du marcheur sa force motrice essentielle, chaque fois différente, chaque fois personnelle, vive ou modérée. C’est à travers cette expérience de l’intime que le Festival cette année aura montré que le théâtre de rue n’a pas besoin d’une foule au diapason ni d’une ambiance de carnaval pour susciter les plus vibrants moments.

Marie-Ève Charron
This article also appears in the issue 50 - Nourritures
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