Élodie Pong, Je suis une bombe, vidéo, 2006.
photo : courtoisie de l’artiste

[In French]

Depuis 1996, l’artiste suisse Élodie Pong explore et croise les champs de la vidéo expérimentale, de la performance, de l’installation et de l’écriture. Ses espaces vidéographiques participent d’un regard panoramique que l’artiste porte sur la société.

Son travail se développe à partir de problématiques d’ordre identitaires, relationnelles et urbaines. ADN/ARN (Any Deal Now, Any Reality Now), un projet d’envergure que l’artiste a réalisé entre 2001 à 2003, abordait ces thématiques de manière inusitée. Cette installation-performance interactive avait comme modus operandi la captation audio-visuelle d’aveux intimes des visiteurs, une négociation marchande et une entente contractuelle. Le système initial a pris place au Centre d’Arts scéniques Contemporain Arsenic à Lausanne durant quatre mois, pour ensuite s’installer au Centre Culturel Suisse à Paris pendant deux mois. Plus de 600 personnes ont participé à cette « entreprise ». >Secrets for SalePeripheral Area1 1 - Détail du projet ADN/ARN sur le site officiel de l’artiste : elodiepong.net. Secrets for sale peut être visionné sur ce site, de même que certaines capsules de confidences dans la section Secrets blog. Il est à noter que le film Secrets for Sale et les quatre DVD de la série Secrets sont regroupés dans un coffret qu’il est possible de commander sur le site..

L’exposition Supernova2 2 - Supernova, installation vidéographique incluant les vidéos Je suis une bombe, The Weepers, Untitled (Plan for Victory) et Sincerely Yours from Alexandria présentée à Occurrence du 9 septembre au 7 octobre 2006. Pour plus d’information, consulter www.occurrence.ca., une installation comprenant quatre vidéos réalisées en 2006, poursuit dans la lignée de ce travail qui met en jeu et superpose les sphères de l’intime et du social, du réel et du fictif. Ici, Pong cristallise l’état d’esprit d’une génération, la sienne – caractérisée par des individus consciemment narcissiques et menés par des impératifs de performance –, connue sous l’appellation Generation Me. D’une perspective à la fois intérieure et extérieure à cette filiation, Pong met en exergue la complexité des relations que ces êtres entretiennent avec eux-mêmes et autrui. L’artiste a une conscience aiguë des impératifs de cette communauté attachée à l’écran et à l’image. Recourant à la vidéo-performance – le médium ne pouvant être plus approprié pour traiter des problématiques d’une génération réputée pour être en mal de représentation –, l’artiste élabore des scénarios inventés ou inspirés de situations réelles, agissant sur divers niveaux narratifs et contextuels, qui révèlent et désamorcent le mode opératoire par lequel le dit groupe fonctionne. Ces séquences tragi-comiques jouent sur des registres à la fois absurdes, humoristiques et dramatiques, donnant lieu à des univers qui fascinent, déstabilisent et inquiètent. Pour celui qui cherche à se projeter dans le regard de l’autre, à être sublimé, l’auditoire revêt une importance particulière. Les vidéos de Pong mettent cette dynamique en perspective. Elles exercent une emprise sur le spectateur, interpellent son côté voyeur et le positionnent comme cible de « stars » en quête d’un public. Elles captivent par le biais d’une mise en image qui s’appuie sur des codes esthétiques et emblématiques rejoignant l’imaginaire collectif d’une société où le corps est souvent message. Mais cet apparent rapport de force et de séduction a tôt fait de révéler des êtres précaires, de dévoiler une relation beaucoup plus complexe où le spectateur-voyeur et le performeur-exhibitionniste sont en situation d’interdépendance.

Dans la vidéo Je suis une bombe, cette mécanique est manifeste. Par le biais d’une amorce séduisante, le spectateur est pris en « otage ». Cette projection grand format donne à voir un protagoniste déguisé en costume de panda qui effectue une danse érotique, le pole dancing, dans un environnement industriel dénudé ayant pour seul mobilier une petite boule-miroir posée au sol ainsi que l’outil nécessaire à la « chorégraphie », poteau central autour duquel se déroule l’action. Une musique d’ambiance se référant à l’univers des D.J. accompagne le « spectacle ». Suite à cette représentation risible et caricaturale, une femme émerge de son accoutrement, dévoilant alors son identité pour livrer de manière stoïque une sorte de monologue autoglorificateur qui va comme suit : « Je suis une bombe, je suis parfaite, chaque partie de mon corps est parfaite… c’est comme ça, je n’y peux rien, ni moi, ni vous… ». Inéluctable constat d’une (im)perfection, ce qui de prime abord se présente comme une détestable manifestation de l’ego, traduit en fait un certain mal d’être, un viscéral besoin de se magnifier. Par ailleurs, la mise en présence de deux univers a priori contradictoires – l’un enfantin, le panda, symbole ludique s’il en est ; l’autre, explicitement érotique, le pole dancing – n’est pas sans aborder, par l’absurde, la sexualité exacerbée, les dogmes de la séduction et du fantasme qui ont cours dans nos sociétés actuelles, phénomène observable tant dans la population adulte que juvénile.

Secrets, tel que décrit en introduction, concentre aussi ces thèmes relatifs au moi, au corps et à l’image, les envisageant toutefois sous un autre angle. S’inscrivant pertinemment dans le cadre de Supernova, l’exposition présentée à la galerie Occurrence donnait à voir ces moments de confidences par l’entremise du cabinet (petit espace vitré situé dans le couloir), en parallèle au corpus principal présenté dans la grande salle. Il convient ici de préciser le contexte dans lequel les aveux ont été récoltés. Dans le cadre de cette performance interactive, l’artiste conviait les visiteurs de son installation à confier un secret, sous le couvert de l’anonymat si désiré, moyennant une négociation marchande établie en fonction de l’intérêt de l’artiste à ajouter cette divulgation à sa collection de révélations intimes. Divisé en trois modules (zone des règlements, zone de confidence, zone de négociation), le système comptait huit caméras de surveillance enregistrant chacune des étapes de la performance, avec l’accord du visiteur, le tout libellé sous contrat à la fin du parcours pour attester de la cessation des droits à l’image, pour fins d’utilisations ultérieures. Le performeur avait l’option de personnaliser son espace en choisissant un arrière-plan, fond urbain ou paysager du genre appliqué mural kitsch comme on en voyait dans les années 1970. Une voix robotisée donnait les directives. Le visiteur pouvait aussi modifier la sienne et masquer son identité en revêtant un costume, relevant parfois du fétichisme. Ces mises en scènes paraissaient dédramatiser l’acte de confier et incidemment inciter à plus de laxisme, procurant par ailleurs à l’image finale une esthétique efficace. Secrets met ici en jeu le plaisir voyeur du spectateur qui assiste à des scènes relevant de l’intime et le contentement exhibitionniste de celui qui se donne en spectacle. D’autre part, la mécanique d’ensemble n’est pas sans rappeler l’univers de la télé-réalité, où la vie privée se joue en public pour la plus grande jouissance des auditeurs.

Dans The Weepers, Pong met habilement en perspective l’aberrance du système glorificateur ayant cours dans le groupe considéré. La vidéo présente des acteurs en compétition, à qui l’on a demandé de pleurer. Tournée sur fond vert, la captation laisse voir de manière furtive le dispositif technique d’un plateau de tournage. La référence cinématographique est claire et la métaphore manifeste, en regard d’un monde qui se nourrit à l’écran et carbure à la performance. Gros plan sur des comédiens qui, dans un crescendo émotionnel, en viennent à pleurer à chaudes larmes. Nous voici à nouveau confrontés à cette équivoque du réel et du fictif, devant cette situation fabriquée où des gens pleurent. Bien qu’ils se manifestent dans un contexte factice, ces débordements émotionnels ne laissent pas indifférents. L’œuvre donne aussi matière à réfléchir sur l’instabilité et l’éphémère d’un pareil « star système ». Semblant introduire ici la notion de faille, Pong pousse le thème à son apogée dans Untitled(Plan for Victory). Dans cette vidéo, l’artiste laisse présager l’effondrement d’un tel empire aux fondations mouvantes. Un plan fixe nous montre les mots Plan for Victory, inscrits en rose fluorescent sur la neige d’un abrupt et rocailleux flanc de montagne, tel un graffiti réalisé à l’aide de peinture aérosol, en tant qu’emblème d’un acte héroïque. Un grondement d’abord à peine audible se fait entendre, comme venu de loin, puis s’amplifie, appuyant l’action à l’écran d’une avalanche qui ensevelit la déclaration victorieuse et dévaste tout sur son passage. L’allégorie ne saurait être plus claire, à l’égard d’individus dont les valeurs relèvent de la gloire, de l’instantané et de l’image.

Dans Supernova, Pong souligne un côté sombre de sa génération. Elle laisse toutefois se profiler une possible issue à la fatalité, telle que l’exprime avec justesse Bettina Steinbruegge, signataire du texte d’exposition : « La supernova sonne le glas dans la vie d’une étoile, annonçant l’épuisement de son énergie nucléaire. Si la masse de l’étoile est assez importante, le noyau de celle-ci s’effondre en relâchant une quantité astronomique d’énergie, ce qui conduit à la création d’une étoile à neutrons dont le tournoiement fulgurant et le rayonnement intense sont observables des années durant… ». Cette potentialité semble envisagée dans la dernière pièce du corpus vidéographique, intitulée Sincerely Yours from Alexandria. L’œuvre en question a été réalisée en 2005 à Alexandrie, en Égypte, dans le cadre du projet Family, You, Me and the Trajectories of a Post-Everything Era3 3 - Family, You, Me and the Trajectories of a Post-Everything Era, exposition présentée du 4 au 24 décembre 2005 au Alexandria Contemporary Art Forum (acafspace.org). Un catalogue accompagne cette exposition. auquel Pong participait. Initiative invitant six artistes de Suisse et d’Égypte à travailler sur le concept des relations à l’autre, cette exploration donna lieu à une exposition de groupe au Alexandria Contemporary Art Forum. L’artiste a demandé à trois individus rencontrés sur place de lui poser toutes les questions qu’ils voulaient, sans contrainte aucune, consacrant pour ce faire une journée à chacun. Par la suite, les trois collaborateurs devaient la décrire comme ils la percevaient. Les rencontres ont eu lieu dans un endroit significatif pour eux. Recontextualisant cette performance, la vidéo Sincerely Yours from Alexandria donne ainsi à voir une salle où se déroulent les festivités d’un mariage, une sorte de scène d’honneur illuminée sur laquelle les époux prennent place. L’artiste a filmé cet espace vide et accompagné ces images d’une bande sonore composée d’extraits des entretiens enregistrés. Dans le contexte de Supernova, l’œuvre s’inscrit en marge des trois autres pièces du corpus. Sur le plan formel, l’image se trouve ici affranchie de toutes tentatives séductrices ou références claires pour le spectateur qui, pour en comprendre le sens, doit s’enquérir du propos traité, donc manifester de l’intérêt et entrer en relation. L’œuvre est ici porteuse de perspectives nouvelles, empreinte d’un certain optimisme. Car bien que l’on puisse considérer ce scénario comme un acte narcissique ou voyeuriste déguisé – en ce sens où l’artiste se met au centre de la performance et place potentiellement son interlocuteur en position de voyeur, ainsi qu’elle-même en situation exhibitionniste –, Sincerely Yours from Alexandria semble plutôt ouvrir la voie à un certain rapprochement, à un possible rapport d’égalité et de complicité entre individus, voire même à l’engagement.

Captant l’air du temps dans une optique bien personnelle, l’œuvre de Pong donne certainement matière à réfléchir. Notamment en regard de cette nouvelle dynamique où il y a plaisir à (s’)étaler et avidité à voir ; où paradoxalement l’intime est devenu « le » nouveau lien social. En cette ère de transparence et d’identité médiatique, les divulgations sur la place publique sont en effet devenues affaires courantes et événements courus. L’omniprésence de l’écran n’est pas étrangère à ce phénomène, ayant de surcroît contribué à l’essor d’un univers virtuel déterminé par une conception idéalisée du monde où le corps et l’image exercent leur domination, où l’engagement cède place au fantasme et où règne le plaisir égoïste. D’autre part, l’individu contemporain, à la fois moteur et produit de cette société mue par des impératifs de rendement, de consommation, d’immédiateté et de perfection, se trouve victime de ces utopies, réagissant de manière trouble face à ces valeurs contre nature. Dans un contexte de mondialisation qui tend de surcroît à imposer des systèmes uniformisants et exclusifs, il est ainsi peu étonnant que l’identité s’égare et que l’ego se radicalise, à la recherche d’un sens propre (non figuré par l’autre) et de l’expression de son unicité.

Chantal Tourigny Paris, Élodie Pong
This article also appears in the issue 60 - Canular
Discover

Suggested Reading