Christian Globensky, Mines sous-marines (détail d'installation), 2011.
photo : © Christian Globensky, ­permission de l'artiste
[In French]
La galerie Jeune Création, installée depuis quelques mois dans une petite ruelle de la butte Montmartre, recevait à l’été 2011 deux artistes confirmés au sein de l’exposition Un X Deux : Jean-Jacques Dumont, qui se définit volontiers comme un « artiste multicarte », et Christian Globensky, qui travaille de façon pluridisciplinaire à partir des pratiques de l’installation. L’espace de la galerie reflète une conception très fine et exigeante de l’accrochage où une dizaine de pièces s’articulent dans un jeu sur l’indifférenciation auctoriale sur le plan formel et objectal, comme le souligne le titre. Un X Deux, c’est en effet la convergence conceptuelle et critique de deux démarches singulières qui s’attachent à la « défonctionnalisation » de l’objet usuel.

Cette convergence se joue à première vue sur le plan plastique au sein d’une neutralité esthétique qui passe par une sobriété expressive. Celle-ci se caractérise par une sobriété des couleurs et une austérité des formes qui attirent l’attention sur le pouvoir signifiant de la forme. Les pièces procèdent de techniques et de matériaux composites (papier, dessin, miroir, vidéo, paquets de cigarettes) sur lesquels l’outil (niveau, marteau, poignées, serre-joints) intervient pour signaler la fonction politique de la forme et de l’œuvre dans un usage citoyen. En effet, la démarche qui porte cette exposition à quatre mains consiste à créer un outillage conceptuel incongru et non dénué d’ironie, relevant de détournements de sens et de fonction, et destiné à armer le spectateur dans son travail d’appréhension quotidienne d’un monde en accélération perpétuelle, et de moins en moins saisissable.

L’implication physique du corps est vraisemblablement la manière la plus immédiate de conscientiser le spectateur. Ce principe est mis en exergue par le caractère préhensible des objets présentés à l’échelle de la main, offerts métaphoriquement et physiquement à la manipulation. Épousant l’arrondi du mur de la galerie, face à l’entrée, Miroir poignées convexe de Christian Globensky, une version de ses Miroir poignées conçue pour cette exposition, se veut la mise en pratique d’une illusion conceptuelle, celle d’avoir prise sur les choses, à travers une illusion perceptuelle. Au centre du miroir dans lequel le spectateur se reflète, deux grandes poignées verticales s’offrent à la saisie à la fois manuelle et illusoire d’un artefact du monde, car ce que les mains saisissent à travers les poignées ne sera jamais autre chose qu’un simple reflet. Dans un coin de la galerie, à hauteur d’homme, deux marteaux sont ironiquement cloués au mur par une grosse pointe, dans un jeu de symétrie qui assure la défonctionnalisation de l’outil, lequel atteint un statut décoratif. Qui plus est, l’improbabilité de l’accrochage repose sur une illusion matérielle : l’objet habituellement fabriqué dans des matériaux à toute épreuve est ici réalisé en papier. La charge ironique du « cloueur » cloué se double d’une charge critique. Travaillant sur le multiple, Jean-Jacques Dumont propose en effet, sous forme de kit, un marteau en papier à monter soi-même et à utiliser à bon escient. Mais que faire d’un marteau dont la fragilité ne lui permet pas de remplir sa fonction initiale ? C’est que ce marteau a valeur de symbole. Par ce dispositif performatif, l’artiste convie en effet le spectateur à se forger lui-même ses propres outils d’analyse critique du monde, à se construire « une philosophie à coup de marteau » (Nietzsche).

Jean-Jacques Dumont, C’est possible, 2010-2011.
photo : © Jean-Jacques Dumont, ­permission de l’artiste

Cependant, face à l’action, les positionnements de chacun suscitent de l’ambiguïté. Quelle forme d’action faut-il mener pour se sentir libre dans une société contraignante et pesante ? L’Image tue de Christian Globensky, œuvre conçue comme multiple, poursuit toujours le même parti pris de s’attaquer à un objet usuel (le paquet de cigarettes), dans la visée de réactiver la conscience du spectateur à l’égard de la société de communication grouillante d’injonctions. Cette pièce repose sur la ­substitution du message imprimé sur les paquets de cigarettes et martelé dans nos esprits : « Fumer tue », par la phrase empruntée au Zarathoustra de Nietzsche : « Come, let us kill the spirit of gravity », par laquelle le philosophe encourage ses congénères à mettre fin à la ­lourdeur, à la fatigue, à la gravité qui accablent l’homme de la modernité. Comment ? L’autre côté du paquet le suggère. Y figurent deux portraits, ceux de Che Guevara et de Jimi Hendrix, placés au-dessus d’une phrase qui ­correspond à la première partie de la citation précédente : « One does not kill by anger, but by laughter. » En faisant appel à deux figures emblématiques de l’univers médiatique, l’artiste invite le spectateur à distinguer deux types d’action (l’action révolutionnaire, l’action artistique) qui se tournent vers la liberté au moyen de la lutte contre l’oppression et du refus de se soumettre au monde. Jean-Jacques Dumont, pour sa part, semble adopter une forme d’action plus poétique, moins franche, mais non moins efficace, en procédant à un ré-enchantement du quotidien. En dessous, par exemple, reprend un geste répétitif qu’il a de nombreuses fois exploité, le perçage d’objets. Ici, l’artiste perce un niveau, l’outil qui régit l’orthogonalité du monde. Le niveau bascule après avoir servi à tracer une ligne horizontale sur le mur. La partie basse, comme sous la ligne de flottaison, est percée de part en part, ce qui simule la désintégration de l’objet une fois sa fonction remplie. Désintégration théâtrale, avec emphase, qui en appelle non sans humour à la scène mythique du naufrage du Titanic.

Finalement, ce que martèlent à leur manière ces œuvres qui instaurent un imaginaire critique, c’est cet appel à la performativité de l’esprit comprise comme étant fondamentale au sein d’une société dont les repères sont en constante mobilité. Cette performativité peut prendre un caractère inquiétant, comme dans les Mines sous-marines de Christian Globensky, dont la démarche est teintée d’une gravité sous-jacente. Flottant dans l’espace central de la galerie, cette installation composée de neuf cubes de plastique blanc tenus par des serre-joints figure la notion même de concept. Elle se présente ainsi comme un énoncé plastique, c’est-à-dire une œuvre qui traduit par sa forme l’étymologie même du mot concept, issu du latin conceptus qui désigne l’action de contenir. Elle figure donc le concept « cube », qui tient ensemble à l’aide de six serre-joints. Si l’artiste montre par là le caractère intrinsèquement performatif et coordonné de cette prise sur l’idée, il n’en suggère pas moins, par l’analogie à la mine, la dangerosité de sa formalisation et de sa cristallisation qui peuvent le faire exploser à tout moment, et dont l’antithèse serait le non-concept, mouvant et autoplastique, doté d’une éthique optimiste. L’action du cerveau comme activité vitale est également présentée, mais avec plus de légèreté, dans Tilt de Jean-Jacques Dumont, qui ne cesse de dédramatiser et l’art et la vie. Cette œuvre se présente comme un dispositif autour de deux dessins sur papier électroluminescent qui s’allument alternativement. Superposés l’un à l’autre, celui du haut représente un cerveau tandis que celui du bas, un griffonnage informe semblant figurer le foisonnement de l’activité cérébrale, ce que souligne la flèche qui les relie de haut en bas. La dimension didactique est amplifiée par la présentation sur un tableau papier, ce support privilégié pour la communication en entreprise avant l’avènement du PowerPoint. Et c’est bien le ressort sur lequel reposent ces œuvres sans artifices, c’est-à-dire la fonction d’enseignement et de dévoilement de l’art.

Christian Globensky, Jean-Jacques Dumont, Perin Emel Yavuz
This article also appears in the issue 74 - Reskilling
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