[In French]

Il existe une vision naïve de l’informatique qui voudrait prêter à tout ce qu’elle touche une nouveauté radicale. C’est parfois l’impression que nous laisse tel événement expérimental qui cache mal le vacuum qui l’a vu naître, à savoir une pensée de l’innovation ex nihilo, laquelle croit rompre naturellement avec les habitudes spirituelles, médiatiques et technologiques qui caractérisent les cultures occidentales. Ce vacuum peut aussi bien être qualifié de force d’inertie, car en paraissant proposer une vision participative de l’art, il ne propose en fait que l’entretien d’une vision substantialiste de la personne, sous le couvert de l’interactivité.

Les discours sur l’interactivité s’arriment généralement à un ­dispositif technologique, le plus souvent informatisé, et ils confinent souvent à une « futurologie », à une anticipation pratique du monde de demain, lequel, on le sait, n’est en fait que le monde d’aujourd’hui déguisé en avenir. Bien entendu, personne ne veut s’exprimer dans le cadre ­péjoratif du ­futurologique, et on parlera le plus souvent « ­d’expérience », ce qui fuit beaucoup plus heureusement vers une ingéniosité « ­nouvelle Renaissance » façon Da Vinci (en empruntant à cette période de ­l’histoire le motif de la rupture technologique et de la révolution sociale qui en ­découle, par l’intermédiaire de la figure de l’artiste-ingénieur, certes, mais aussi dans une adoration du machinique), ou encore vers cette esthétique de l’intensité qui caractérise une manière contemporaine de vivre ­l’individualisme spectaculaire. Le futurologique cède à l’expérience, et celle-ci tire au laboratoire ou au vivant vécu en toute intensité. Dans cette perspective, la figure de l’artiste demeure un bien spectaculaire qui se conserve à l’air ambiant, dans les habits de l’artisan technologique. Il s’agit d’une interactivité médiatique qui semble susciter, immédiatement, une expérience.

Certains (l’artiste Erwin Wurm, par exemple) déplacent plutôt, non sans humour, le problème du côté du relationnel. Il faut alors se ­demander ce qui distingue l’interactivité de la simple sociabilité. Car le discours sur les actes échangés, sur les transactions communicatives, sur la ­communication, dépasse assurément le seul artisanat ­technologique. Et il s’agit peut-être alors d’une perspective renversée. À force de ­communiquer par une mise à distance, dans l’usage de l’automobile, du téléphone ­cellulaire ou du réseau Internet, l’habitude urbaine ­d’interagir ­corporellement avec des inconnus prend la consistance d’une terra ­incognita, et c’est le terrain de l’art relationnel. Celui-ci prend le contrepied d’une interactivité médiatique, mais ses conquêtes ­participatives exigent le plus souvent une médiatisation d’un autre ordre (livresque, ­vidéographique, photographique, etc.) qui suscite dans son ironie une ­certaine sympathie. Peut-être faudrait-il aussi situer ici une fraction de l’art éphémère in situ et du land art, et étendre la relation au-delà du ­simple corps social. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une interactivité ­expérimentale qui n’entre dans le monde de l’art que par l’intermédiaire d’une ­médiatisation documentaire minima.

La fluidité de l’interactivité ne semble donc jamais se passer d’un point de concrétion médiatique, qu’il soit numérique ou analogue. Seulement, cette fluidité semble chercher à réduire au silence l’aspect matériel et substantifique de l’œuvre pour exhausser la part relationnelle et combinatoire de l’expérience esthétique. (Ce qui au demeurant coïncide bien avec le capitalisme cognitif qui a gagné en importance depuis les années 1930, jusqu’à dominer le développement économique.) 

Bizarrement, dans un domaine « non artistique » comme le jeu vidéo, on emploie peu le terme interactivité. On utilise plutôt une gamme de concepts qui caractérisent les échanges et les retours d’action, selon des visées pratiques immédiates, lesquelles concernent moins le ­spectacle médiatique des échanges humains (avec un trompe-l’œil participatif) que la puissance réelle de convoyer des actions fictionnelles. Les concepts de jeu, de jouabilité ou de jeu en ligne sont ceux qui ont cours (dont les trop célèbres MMORPG, massively multiplayer online role-playing games tels Warcraft). Contrairement au sens commun, dans le domaine ­vidéoludique, l’interactivité n’est pas un concept adéquat. Ce qui explique qu’un ­théoricien du « cybertexte » et du jeu vidéo comme Espen Aarseth lui préfère le concept d’ergodicité : « Le terme “ergodique” est emprunté à la science physique et il est composé de deux mots grecs, soit ergos (­travail) et hodos (chemin ou route). Nous l’utilisons ici pour décrire un type de discours dont les signes apparaissent comme une route engendrée par un élément de travail non banal. Les phénomènes ergodiques sont créés par un système cybernétique, quel qu’il soit (humain ou machine). Celui-ci fonctionne comme une boucle d’information rétroactive, laquelle génère une nouvelle séquence sémiotique à chaque fois qu’elle est mise en ­marche1. » [Ma traduction]

D’une simplicité qui peut sembler excessive, comme issue d’un ­caprice, ce concept d’ergodicité s’applique à tous les systèmes ­discursifs capables de changer sémiotiquement selon l’information qu’ils ­rencontrent. Selon Aarseth, l’ergodicité se distingue de l’interactivité en ce que cette dernière fait jouer un changement sémiotique à sens unique : c’est le cas d’un usage commun de la télévision, mais aussi de la lecture livresque. Dans cette optique, le livre change sémiotiquement selon le ­lecteur qui le décode (c’est même la base de l’herméneutique), mais le ­lecteur ne peut faire changer un livre par un apport d’information : il ne fait que lire différemment. 

Cette nuance recoupe aussi celle que faisait Marshall McLuhan en ­distinguant les médias « chauds » des médias « froids », les ­premiers ­inhibant la participation par une haute teneur en information, et les seconds la favorisant par leur incomplétude. Chauds sont selon ce modèle le cinéma ou la photographie ; froids, le téléphone ou l’écriture ­idéographique.

Il existe par ailleurs une pratique artistique qui paraît se ­scléroser à l’ère de l’interactivité, au point qu’il est insolite de parler d’art la ­concernant. On dit plutôt littérature, ce qui suffit à faire l’économie d’un ensemble de problème. La littérature constitue ici un cas limite pour ­penser l’écriture par-delà la notion de texte.

Ainsi, on ne parle généralement d’interactivité et de littérature qu’en considération de « l’hypertextualité » (la littérature ­informatisée qui ­fonctionne par hyperliens). Pourtant, le concept d’ergodicité et les ­catégories médiatiques du chaud et du froid pourraient permettre de ­penser la textualité hors de l’horizon humaniste, et directement en ­voisinage du monde de l’art, sans pour autant sombrer dans le simple spectacle. Comment penser l’écriture hors du littéraire ?

Dans l’exemple limite du textuel, il me semble qu’on se trouve à devoir repenser la fluctuation sémiotique qui devrait caractériser les « œuvres interactives », non en revenant au modèle statique de la ­littérature ­dérivée d’une vision linéaire et judéochrétienne du livre, mais en ­proposant un usage du textuel et de l’écriture qui ne confine pas ­simplement à ­l’informatique. Ainsi, il faut voir comment le textuel et le livresque ­peuvent porter une charge contemporaine, mais surtout ­comment un ensemble sémiotique « écrit », c’est-à-dire incapable de réagir au changement qu’il suscite, peut être pensé selon un modèle interactif.

Si les « œuvres » informatisées ou les performances ­relationnelles proposent de l’ergodique, le textuel peut proposer une forme ­d’interactivité particulière, une fluctuation sémiotique ou une plasticité, une plasticité d’écriture, une plasticité scriptuaire. Pour cela toutefois, il faut dégager ces structures sémiotiques écrites d’une conception ­linguistique qui ramène toute écriture au couple signifiant/signifié.

La plasticité scriptuaire désigne ici une écriture dont ­l’incomplétude force l’usager ou le lecteur à jouer un jeu de complétude, un jeu ­d’organisation informante qui ne cherche aucun fondement et ne ­représente rien. Ce travail de lecture devient une sorte d’athlétisme ­plastique qui tisse des fluctuations, et le lecteur est lui-même le ­provocateur de fluctuations sémiotiques. Ce qui est ainsi mis en valeur, c’est non pas le texte (un signifiant) ou telle représentation (un ­contenu ou un signifié), mais la capacité à fluctuer sémiotiquement selon des ­rythmes artificiellement excités. Ces propositions valent aussi pour un ­certain usage de la photographie et des fantasmes qu’elle peut ­déclencher, notamment dans l’ordre du « web 2.0 » (un assouplissement de ­l’utilisation d’Internet qui met en valeur l’utilisateur et ses relations avec les autres). Ces propositions valent pour toute texture figée du sémiotique – toute écriture : photographie, enregistrement sonore, texte, etc.

Et donc, ce qui est avant tout mis en crise par l’interactivité, c’est un substantialisme. C’est-à-dire que l’interactivité remet en cause une vision substantialiste de l’œuvre d’art, tout comme une vision ­substantialiste de la personne – et la fluctuation sémiotique permet de penser autrement le spectacle et les subjectivations qu’il favorise. En ce sens, les objets esthétiques ergodiques et interactifs ne se caractérisent pas tant par la participation que par une mise en valeur du changeant et du fluctuant dans l’esthétique. Et c’est peut-être même naïf de penser en terme de participation (avec le barbare spect-acteur), entendu que celle-ci engage trop facilement une conception substantialiste des individus, lesquels s’inscrivent ainsi dans des relations sujet/objet favorables à un ­découpage ­hylémorphique (c’est-à-dire selon une forme, hylé-, et une matière, -­morphique). Ce ­substantialisme individualiste et participatif cadre à merveille avec une privatisation spectaculaire qui n’a d’intense que la ­propagation. Les individus ne sont pas la manifestation d’une substance fixe – jadis l’âme, maintenant l’identité.

Le déplacement vers les formes interactives de l’œuvre d’art ­indique donc moins un changement dans l’ordre de la consommation (la ­participation) qu’un changement de paradigme esthétique. Celui-ci concerne la mise en valeur de la fluctuation, une fluctuation qui déborde même les catégories fondatrices de la subjectivation ou de la forme et de la matière. C’est une mise en valeur autant qu’une déflagration : comment l’œuvre devient aussi volatile que les sujets, pour couler hors du monde de l’art et ne laisser que des relations sans individus substantiels. Et c’est ce qui semble présenter l’intérêt véritable de l’interactivité : exploser, fondre, couler. Or pour cela, aucune technologie en particulier n’est nécessaire.

Par ailleurs, quand on se met à envisager les œuvres interactives en terme de fluctuation sémiotique plutôt qu’en terme de plus-value ­participative, on met à découvert un nouveau problème, lui aussi ­manifeste dans le monde du jeu vidéo. Ce problème est celui d’un autre trompe-l’œil, celui de la liberté d’action.

Qui aura joué d’un jeu vidéo sait qu’on ne peut s’y déplacer à sa guise : les mondes virtuels proposés semblent regorger de ­possibilités infinies, et ce par un luxe de détails. Or, bien entendu, la plupart des ­portes sont ­factices, les chemins sont obstrués par des branches, et on ne peut que suivre un chemin préalable, dans une navigation articulée en ­arborescence. Avec pour résultat qu’on voudrait bien se retrouver dans les décors, chose impossible. (Symptomatique à cet égard est le messianisme de la série Matrix.)

Il en va ainsi des trousses et des menus, qui laissent ­l’impression d’une créativité illimitée, tout en limitant dans la pratique ce qu’il est possible de faire. La liberté de choisir parmi un éventail de possibilités donne une impression de liberté factice, et elle habitue à la contrainte. C’est même à ce prix que les œuvres ergodiques arrivent à faire un retour d’information, et à produire une information tout court. Il faut dès lors réfléchir à la qualité de la participation qui semble le produit de l’œuvre. Si la participation obtenue est pauvre comme une information, ne faut-il pas y voir une autre raison de plutôt considérer les œuvres interactives selon la fluctuation sémiotique dont elles sont capables ? 

Si nous considérons l’interactivité à la lumière d’un concept de ­fluctuation sémiotique, nous devons non seulement abandonner la ­participativité comme critère d’appréciation, mais aussi craindre que cette participativité ne dissimule une non-participation, voire une absence. Mais si nous choisissons de juger des œuvres interactives en fonction de leur potentiel de fluctuation sémiotique, force nous est ­d’admettre que c’est le concept même d’interactivité qui paraît se dissoudre, ­entendu que l’­importance des individus subjectivés (les participants) s’en trouve ­réduite. Dès lors, le concept même d’interactivité semble appeler une métamorphose qui ne se résout pas pour autant dans le concept ­d’ergodicité. Peut-être faudrait-il plutôt penser en termes de plastique, non pas dans un retour à l’idée de « forme », mais plutôt dans la ­direction d’une volatile mutabilité de la signification, une mutabilité qui serait plus proche des matières plastiques – peut-être même d’une manière qui n’est pas tout à fait étrangère aux recherches esthétiques du trop célèbre Matthew Barney.

Patrick Poulin
Patrick Poulin
Patrick Poulin
This article also appears in the issue 63 - Mutual Actions
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