[In French]

Je m’interroge sur la dimension sociale et politique de ces situations créées par l’artiste qui invite le citoyen à « participer au processus de l’œuvre ». En fait, l’existence même de cette dimension sociale et politique n’est pas assurée. Je voudrais attirer l’attention sur les obstacles et les objections que ces formes de participation artistique-citoyenne rencontrent lorsqu’on entend leur donner une dimension politique.

Dans l’invitation que nous lançaient les organisateurs du colloque « Citoyen volontaire », on exprimait l’idée que la participation de l’individu au processus de l’œuvre concerne l’exercice de la démocratie et de la citoyenneté. Je soulignerai pour ma part qu’en s’ouvrant aux dynamiques sociales ou communautaires, l’art se place en terrain instable. L’artiste, bien entendu, ne peut pas contrôler absolument le processus; à un certain point, le processus peut même lui échapper. Si les pratiques artistiques- citoyennes (appelons-les comme cela) expriment effectivement une dimension politique, celle-ci n’est jamais fixe et reste toujours fragile, comme l’est le politique lui-même. Faisons tout de même l’hypothèse que les pratiques artistiques-citoyennes sont des occasions de penser l’espace public en pleine mutation, et des tentatives pour donner forme à de nouvelles expériences de citoyenneté.

Les mécanismes de la participation

L’idée d’une participation de l’individu au processus de l’œuvre est déjà ancienne. Qu’on pense aux soirées Dada, ou à des techniques de création surréaliste comme le cadavre exquis, ou encore à la notion de sculpture sociale chez Joseph Beuys. On pourrait multiplier les exemples, qui illustrent chacun à leur manière un aspect ou l’autre de la participation. Mais celle-ci n’est pas d’emblée politique, puisqu’elle peut très bien rester à l’intérieur des conventions du monde de l’art dans une situation donnée.

On observe parfois que le processus, ou le dispositif, tourne sur lui-même en circuit fermé; cet espace clos est alors exactement l’opposé de l’espace politique. Le cas extrême est celui de la participation de masse dans le cadre des campagnes d’agitation et de propagande. Les démonstrations de pouvoir des régimes fascistes ou totalitaires, comme dans le fameux film Le triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl, illustrent la fin de la participation au sens politique : il s’agit de la mise en scène spectaculaire d’une communauté imaginée, précisément en l’absence de communauté politique. Pour reprendre les analyses d’Hannah Arendt, dans ce type de processus, le politique est réduit à néant puisque l’individu est enfermé, totalement mobilisé dans un corps collectif unique. La propagande est le point où le processus se retourne contre le politique.

Il me semble que les artistes contemporains sont maintenant très conscients de cette menace qui nous renvoie en fait à l’essence du politique. À mon avis, et ainsi que l’ont fait remarquer Alain-Martin Richard et Devora Neumark lors du colloque, l’artiste doit faire preuve de discernement dans sa demande de participation. Il faut être vigilant quant à la manière dont l’individu entre dans le processus et quant au développement du processus lui-même. Le politique exige la création d’un espace ouvert, non pas fermé; un espace qui favorise l’expression parfois contradictoire des idées, des intérêts, des sentiments et des valeurs.

Je me suis demandé s’il y avait une façon d’identifier les pratiques artistiques-citoyennes en fonction de leur mécanisme ou de leur dispositif. Cela paraît de prime abord difficile en raison de la grande diversité des partis-pris esthétiques ou philosophiques. Néanmoins, on pourrait distinguer grossièrement deux types de pratiques: celles qui s’appuient avant tout sur les capacités communicationnelles, interactives ou simulationnelles des médias électroniques et numériques (art en réseau ou réseautage, poésie électronique, cyberception, etc); celles qui s’appuient essentiellement sur les relations interpersonnelles et les formes de socialité pour s’immiscer dans le tissu social (performance, art action, art communautaire, manœuvre, etc). évidemment, cette façon d’identifier les pratiques est problématique, ne serait-ce que parce que, dans la plupart des cas, le processus de création repose à la fois sur un dispositif technique et sur des relations sociales dont les formes et les fonctions respectives sont mises en jeu. Les Veuves de chasse ou les Situations construites de Doyon/Demers illustrent cette double mise en jeu. Une façon probablement plus pertinente d’identifier les pratiques artistiques-citoyennes consiste à distinguer des « degrés » de participation. Il me semble en effet important de chercher à qualifier ou à repérer les modulations des expériences de participation. Je distingue trois degrés. À un premier degré, que je qualifierai d’infrapolitique, l’individu n’intervient qu’en tant que consommateur (ou spectateur, ou auditeur, etc). Il s’agit d’une forme plutôt passive de participation, celle qui est sollicitée, par exemple, par les produits standards de l’industrie culturelle.

Comme le disait Hegel à propos de la société civile, il s’agit d’un champ de l’action consciente qui demeure « bornée » : le processus en effet ne concerne que l’expérience d’un individu atomisé aux prises avec ses besoins et ses intérêts égoïstes. À un deuxième degré, quasi politique celui-là, l’individu intervient en tant qu’usager ou bénéficiaire. Il n’est en fait qu’un agent dans une chaine d’opération, le détenteur de certains droits instrumentalisés

au sein d’un appareil dispensateur de service, comme le voyageur dans le réseau de transport en commun ou devant un écran d’information. La marge d’action est réduite à une procédure convenue, une série de décisions et de gestes prévisibles. On pourrait aussi rapprocher ce genre de participation à des formes de représentation très ritualisées comme le Ballet comique de la reine à la Cour de France, en 1581 : on est bien dans la représentation du pouvoir, avec ses intrigues, mais certainement pas dans le politique ! Le troisième degré désigne l’intervention de l’individu en tant que citoyen; c’est ici que le passage au politique devient possible. L’individu entre dans le processus de création non plus seulement en tant que consommateur ou usager, mais comme une personne qui se conçoit des appartenances, qui se raconte et qui dialogue, qui ainsi peut apparaître et agir en commun.

A ce niveau, la participation de l’individu déborde la définition technique ou opératoire du processus et confine à une dynamique proprement politique. L’art se place en terrain instable parce qu’il s’ouvre à la différence des convictions et des perceptions, à la représentation du conflit, à la délibération.

Environnement et stratégies

Que ce soit de grandes ou de petites utopies qui les animent, les situations générées par l’artiste doivent forcément composer avec un environnement particulièrement difficile, voire hostile. En ce qui a trait à l’exercice de la citoyenneté, l’époque néolibérale n’est pas propice à l’expérimentation ! On le sait, la citoyenneté recouvre des inégalités de conditions et une hiérarchie de droits civiques, économiques, sociaux et culturels qui ne sont pas tous délibérément choisis. L’exercice de la citoyenneté au plan local comme mondial est inégal. La pauvreté, l’exclusion, la discrimination entravent la participation effective de secteurs entiers des populations des États démocratiques, et, bien entendu, de la plus grande partie du monde « non occidental » ou « périphérique ». Par ailleurs, la citoyenneté a fait l’objet d’intenses critiques en provenance de la droite comme de la gauche. On reproche par exemple à l’ État néolibéral d’entretenir une conception passive de la citoyenneté, et on cherche désespérément des moyens d’augmenter le sens civique, le sentiment d’appartenance, la participation aux mécanismes démocratiques. On veut aussi développer une citoyenneté plus responsable, revitaliser les communautés locales et les relations interculturettes, tandis que fleurissent les plateformes consultatives, les commissions, les comités, qui n’ont pas toujours de réels pouvoirs.

Il faut aussi prendre en compte l’omniprésence de formes plutôt décevantes, voire finalement assez pauvres, de la participation dans le domaine de la production et de la création culturelles : reality showfocus group, scénario soi-disant interactif, vox pop, etc. On peut penser que ces manifestations contemporaines de l’individualisme dans les démocraties médiatisées touchent tout de même quelque chose d’authentique : la personne qui témoigne d’une expérience douloureuse dans le cadre d’une émission vérité, celle qui réagit au visionnement d’un film avant son montage final et sa mise en marché ou encore cette qui se plonge dans l’écriture d’un récit interactif, toutes ces personnes « participent », elles s’engagent dans un processus de création ou d’expression. Néanmoins, le paysage médiatique envahissant devient un obstacle majeur au développement d’expériences de citoyenneté nouvelles puisqu’il influence directement la connaissance que nous avons du monde et de nous-mêmes. Dès les premières études sur les industries de la culture, puis dans les communications et l’information, on a abondamment fait état des distorsions que subit l’opinion publique dans un environnement où les impératifs stratégiques, économiques et technologiques sont prépondérants. Cela vaut tout autant aujourd’hui pour la vie privée que pour l’espace public proprement dit – dans la mesure où la distinction a encore du sens.

Mais ces obstacles – la démocratie postmoderne et la médiatisation de l’espace public – ne sont peut-être pas si graves, puisque la citoyenneté implique bien davantage que la seule formation de l’opinion publique et la participation aux mécanismes de la démocratie de masse. C’est bien là que se situe l’originalité des pratiques artistiques-citoyennes. À la différence du produit sur mesure ou conforme aux attentes ordinaires, à la différence des programmes officiels de revitalisation, l’œuvre de l’artiste veut ménager un espace de dessaisissement, de distanciation… en dépit et par-delà les contraintes librement consenties de la culture, de la société, du politique.

Ce qui se passe en fait, c’est que l’art s’ouvre toujours d’avantage à ce qui n’est pas lui. C’est donc dire que les artistes ne se contentent pas de revêtir les habits de l’intellectuel ou du philosophe pour s’investir d’une nouvelle mission sacrée. Les artistes sont véritablement engagés dans quelque chose, d’abord avec tous les gens qui se joignent au processus de l’œuvre, mais éventuellement aussi avec tous les autres qui en deviennent les médiateurs, les historiens, les critiques. Ils sont donc tout autant dans l’espace politique que dans le monde de l’art, et ils ne peuvent échapper aux aléas du politique : malentendu, détournement, mensonge et autres distorsion du langage, problèmes de légitimité, conflit des intérêts, expressions contradictoires du bien commun et de la vie bonne, etc. Finalement, la participation du citoyen au processus de l’œuvre implique une réflexion sur les fondements mêmes du politique comme l’appartenance, la promesse, la sollicitude, l’échange, ce que signifie être et vivre ensemble.

Sur un plan très pratique ou stratégique, une question déterminante est de savoir quelle position occupent les artistes et leurs projets par rapport aux expériences de citoyenneté issues, d’une part, des milieux communautaires (groupes de lutte contre la pauvreté, l’exclusion, la violence, la marginalisation; expériences de promotion ou de revitalisation communautaire, etc.), et d’autre part, celles qui figurent dans les projets officiels de redéfinition de la citoyenneté, au Québec ou ailleurs (politiques en matière d’immigration et de droits de la personne; le droit des peuples autochtones; la réforme du processus électoral et des institutions, etc.). Une autre question déterminante concerne la part de réflexion, d’invention ou d’expérimentation artistique qui entre dans le processus de création, par rapport à l’activisme social ou politique, par rapport aux préoccupations d’ordre strictement communautaire. Ces préoccupations occupent le premier plan du projet de la Boîte à (sur)prise de conscience soutenu en 2002 par Engrenage Noir, en étroite collaboration avec le Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté. Des préoccupations sociales sont aussi très présentes depuis 1987 dans le programme d’art communautaire de la Ville de Chicago. Les installations et les performances politiques de l’Action terroriste socialement acceptable, notamment avec la soirée du 2 août 2002 et les Murs du feu, adoptent en revanche une stratégie qui est à la fois spectaculaire, expérimentale, sculpturale et activiste. Dans tous les cas, ce sont les artistes et les citoyens qui doivent choisir pour eux-mêmes ce qui sera proposé en termes d’activisme et d’expérimentation. En outre, il n’y a pas de règle pour décider du rôle de l’expert ou du spécialiste (l’artiste, en l’occurrence) : là aussi, c’est une question d’attitude et de vigilance.

L’horizon du cosmopolitisme

II se peut que « la différence », une de nos valeurs cardinales, n’existe que dans la tension, c’est-à-dire dans la confrontation, l’opposition, l’expression de points de vue pas toujours conciliables, l’échange et le dialogue.

En terminant, c’est dans l’horizon du cosmopolitisme que j’aimerais poser ma réflexion quant aux pratiques artistiques- citoyennes. Le cosmopolitisme est la vision d’un monde non pas sans frontière comme on le dit souvent, mais un monde fluide. Un monde dans lequel chacun serait libre de partir et de revenir. La manœuvre des Territoires Nomades, en 1994, avait tenté de donner forme à cet espace cosmopolite en émettant des passeports d’un État « transfrontalier » à partir de bureaux improvisés à Québec, Berlin, Cracovie, Budapest, Gênes, Marseille, Barcelone et Valence. Bien sûr, il s’agissait d’un cosmopolitisme ludique, qui pouvait oublier un peu les contraintes qui pèsent sur la circulation des personnes dans le monde actuel.

Le cosmopolitisme, tel que je le comprends, est avant tout un processus, un projet, qui ne suppose pas l’abolition des multiples appartenances de chacun et des allégeances locales; qui ne présume pas davantage de l’avancement du droit positif, des libertés formelles, des technologies ou du marché. Il s’agit du déploiement d’un point de vue subjectif, toujours situé, qui justement s’appuie sur les singularités et traverse les différences pour les accorder entre elles, dans le collectif, pour que s’étendent des allégeances de plus en plus inclusives. Le cosmopolitisme comme idéal serait donc un horizon librement choisi par le sujet qui regarde à partir et par-delà son milieu immédiat et ses héritages culturels, et se projette dans l’espace politique. Une attitude qui permet d’affronter l’altérité sans négliger l’individualité et la différence.

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire ailleurs, mon hypothèse est que les artistes sont loin d’être des victimes ou des jouets de la nouvelle synergie entre l’État, le marché et la culture : ils en sont les protagonistes et les critiques. Les artistes et les citoyens qui acceptent l’invitation qui leur est lancée ont beaucoup à dire et à faire dans cette transformation de l’espace public.

ATSA, Louis Jacob
This article also appears in the issue 48 - Citoyen volontaire
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