[In French]

À l’hiver 2001, la communauté Mohawk de la réserve des Six Nations (Brantford, Ontario), ainsi que les visiteurs du Woodland Cultural Centre ont eu l’occasion de voir l’exposition It Takes Time de l’artiste Ojibwe Ron Noganosh, résidant de Hull. Constituée de dessins, d’installations et de sculptures mixtes créés au cours des dernières décennies, cette exposition peut être considérée comme une rétrospective du parcours de l’artiste.

La renommée du Centre, qui soutient le développement de l’art contemporain amérindien avec un savoir-faire de calibre international, et ce, à partir d’une communauté iroquoise, se vérifie notamment par ses productions culturelles et la publication qui accompagne cette exposition.

L’exposition

It Takes Time est la première exposition qui pose un regard analytique et critique sur l’évolution d’une pratique artistique depuis 20 ans. Le travail de Ron Noganosh aborde les multiples enjeux auxquels font face les communautés autochtones : environnement, ressources naturelles, territoire, culture, langue et autonomie. Son emploi d’objets trouvés dans les assemblages et installations est particulier, car les niveaux implicites de sens, d’histoire et de mémoire imbriqués dans les objets rejetés possèdent une signification particulière pour un peuple qui a subi plus que sa part de mise à l’écart. Le titre est évocateur : « Ça prend du temps ». Cette idée de temporalité coiffe l’évolution existentielle de Noganosh. Enrichie de nombreuses expériences et de nombreux voyages de par le vaste monde, une mémoire plurielle habite maintenant ses oeuvres.

L’inexorable destinée

La plupart de ceux qui visitent la section historique et ethnographique du Woodland Cultural Centre terminent leur visite en entrant dans la plus grande des deux salles où ont lieu les expositions d’art contemporain, pour ensuite ressortir par le corridor. Ici, l’artiste a pris l’initiative d’occuper l’entrée du corridor commun, investissant les murs du vestibule de dessins au fusain (dont un autoportrait de l’artiste mature) qui entourent son installation choc Anon Among Us (1999). Une grande croix de bois est plantée dans un monticule de terre. On dirait une fosse fraîchement creusée comme on en voit dans tous les cimetières. Une projection vidéo affiche au mur une série de décès et leurs causes (maladies, suicides, alcoolisme, accidents, etc.). Toutes sont des membres de la famille ou de l’entourage de l’artiste. La vie, telle une fatalité, « a fait son temps ». Ce dispositif funéraire alourdit l’atmosphère et porte à réfléchir sur les conditions de misère qui engendrent une morbidité et une mortalité précoces chez bien des Amérindiens, sur les réserves comme à la ville. On le sent – Noganosh en fait une affaire personnelle.

Péril en l’humanité

Dans la salle de droite, le propos prend l’allure d’une conscience historique universelle, collective, avec Forget Me Not. Sur le mur du fond, une grande image photographique en noir et blanc reproduit le champignon d’une puissante explosion nucléaire. Devant, au sol, un alignement de petits socles supporte de petits parasols multicolores, comme ceux qui sont utilisés dans les cocktails exotiques. Un mot d’alerte apparaît. Il y a plus de cinquante ans déjà, en 1945, à Hiroshima et Nagasaki, l’Humanité entrait dans l’ère nucléaire. Pendant plus de 30 ans, ce sera l’escalade de la guerre froide entre deux blocs : le monde capitaliste sous la coupe de l’impérialisme des États-Unis contre les pays socialistes sous la main de fer de l’hégémonisme communiste de l’URSS. La catastrophe de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986 accélère la faillite soviétique vers son effondrement peu après la chute du Mur de Berlin en 1989. L’incident signale encore toutes ces exploitations dévastatrices de la Terre-Mère au nom du progrès et qui depuis, avec la mondialisation du capitalisme, menacent non seulement la planète mais l’univers. Je me suis souvenu de l’exposition Fissions Singulières au Diefenbunker (à Carp, à 40 km d’Ottawa, été 2000), surtout de cet incroyable édifice souterrain construit à la fin des années 1950 pour abriter les élites en cas de conflits nucléaires1 1 - Guy Sioui Durand, « Fissures d’art dans l’hyperréel politique », Espace sculpture, n° 55 (printemps 2001), p. 30-36.. Devant la facture imposante et le propos évocateur de l’installation de Noganosh sur la Réserve des Six Nations, j’ai songé combien sa présence à Carp aurait bonifié un événement dépourvu de présence amérindienne, d’autant plus que Noganosh vit dans la région de la capitale fédérale. Bien des jonctions restent à faire… Dans la deuxième grande salle, on retrouvait dans les sculptures et les installations un Ron Noganosh humoristique, sarcastique et critique. La circularité formelle des suspensions, qui ne sont pas que des accrochages, et l’emploi de matériaux créant des tensions identitaires entre l’appartenance traditionaliste et la réalité d’aujourd’hui, se retrouvent dans trois séries d’oeuvres.

Les boucliers et casques

Dans la foulée de sa fameuse sculpture Shield for a Modern Warrior, or Concession to Beads and Feathers in lndian Art (1984), faite à partir d’un enjoliveur de roue d’automobile qui est recouvert de canettes de bière aplaties, une série de boucliers, de carquois et de masques, intégrant des plumes d’oiseaux, des peaux ou des fourrures à divers matériaux industriels, couvre les murs. Chaque sculpture offre des variations sur la dualité entre attachement et arrachement identitaire que connaît tout Amérindien.

Les métissages technologiques

De l’esprit sculptural des masques se démarque un deuxième type de constructions multimédias. Ces oeuvres recyclent des mécanismes d’appareils électriques domestiques. Parmi elles, retenons cette surprenante fusion entre la figure faite d’un boîtier de guitare trafiqué (à la manière des collages cubistes de Braque et de Picasso), couplé à une radio syntonisant la radio communautaire de la Réserve. Alors que bien des artistes aborigènes , des organismes autochtones et des Conseils de bande revendiquent l’autogestion des moyens de communication pour mousser les cultures amérindiennes (p. ex. : les radios communautaires, le réseau de télévision APTN, l’accès à Internet et même un Conseil des Arts Autochtones), le dispositif de Noganosh livrait en direct le contenu d’un de ces médias, en l’occurrence la bande de la radio des Six Nations. On y jouait de la musique de « Blancs »! Voilà une manière directe de questionner l’acculturation. Comme dans ses sculptures multimédias présentées lors de l’exposition collective Urban Myths-Mythes urbains. Art autochtone dans la ville (Galerie Karsh-Masson, Hôtel de Ville d’Ottawa, août 2000), ce sont les métissages multimédias qui semblent orienter la plus récente série de créations de Noganosh.

Des sculptures/installations politiquement engagées

Parmi les oeuvres aux murs et en suspension, trois sculptures/installations se démarquent à la fois par leur déploiement dans l’espace et par leur caractère politiquement engagé. Faisant écho à une plus petite sculpture fabriquée avec des cintres, près de la porte d’arrivée à la section muséale, Noganosh a installé au centre de la galerie une « forêt de sapinage » faite avec du métal strié, faisant penser aux lames des grands godendarts. Sur une des branches sont déposées deux répliques-jouets d’avions supersoniques militaires. Symboliquement efficace, l’artiste place au cœur de l’exposition It Takes Time l’incessante lutte des lnnus du Labrador pour faire cesser les vols à basse altitude des avions de combat de l’armée américaine, en pratique dans le cadre de l’OTAN, donc avec la bénédiction du gouvernement canadien. Les arbres/scies évoquent de plus les nombreux conflits et revendications territoriales de la plupart des Premiers Peuples contre les droits de coupe accordés aux grandes compagnies. Un drôle de chariot rappelle la venue des colons dans les Prairies; sur son plancher, un petit train électrique en marche confirme la conquête de l’Ouest pour former ce Canada coast to coastdont les publicités de Patrimoine canadien, les timbres commémoratifs de Postes Canada ou les téléséries comme Le Canada. Une histoire populaire ne cessent de faire la propagande. En tapissant simplement la bordure du chariot avec des documents photographiques d’époque montrant les massacres de tribus, de bisons, le confinement en terres de réserves et autres misères que signifièrent ces épisodes pour les nôtres, Noganosh établit une critique, avec une œuvre qui contraste avec les installations d’un Kim Adams, par exemple, qui utilise aussi des jouets mais qui se limite au ludisme.

Un centre culturel autochtone de classe internationale

Le professionnalisme du Woodland Cultural Centre en fait une référence non seulement pour toutes les Nations amérindiennes, mais aussi pour la plupart des institutions canadiennes et états-uniennes. Son expertise en langues amérindiennes et en conservation de documents rares, dont des wampum* de traités diplomatiques, est reconnue. Le Woodland Cultural Centre rassemble des activités et des expertises qui dynamisent la communauté et dont la synergie en fait un modèle qui propose une alternative aux muséologies officielles en tant que plateforme professionnelle de promotion et de diffusion d’un art amérindien contemporain. Le Woodland fait la preuve de la nécessité de telles infrastructures contrôlées par les Amérindiens dans un esprit d’ouverture et d’échanges interculturels. Cette pratique de vases communicants transhistoriques, interculturels entre Nations et interdisciplinaires démontre que l’évolution et la création ne sont aucunement incompatibles avec le passé et les traditions. Dans le seul domaine des arts visuels, la section du Woodland Cultural Centre se divise en trois sections : la première en est une de civilisation (ethnohistoire revisitée de la présence iroquoienne) qui ne se fige pas en une seule période supposément idyllique des Anciens Indiens. Il y a modifications, artefacts et études à l’appui, réinterprétation constante avec un réel souci de montrer l’impact cumulatif des « contacts » jusqu’à aujourd’hui. L’expression « peuple des Maisons longues », pour une institution, n’a jamais été aussi pertinente. La deuxième section présente divers secteurs de la société moderne où les Mohawks se sont intégrés, souvent avec excellence, comme dans les constructions en hauteur de ponts et de gratte-ciel. Côté à côte, divers objets et images font voir les emprunts et les stéréotypes affublant l’Amérindien dans la société nord-américaine, notamment dans la culture cinématographique, la publicité. L’effet est inoubliable.

Enfin, deux salles et un petit hall sont consacrés à l’art contemporain amérindien. Non seulement y accueille-t-on des expositions d’ailleurs, mais depuis plus d’une décennie, le Woodland Cultural Centre produit son exposition annuelle Indian Art, laquelle sert de tremplin ou confirme le talent de plusieurs artistes autochtones. Rien de comparable au Québec. En 1992, l’historien d’art Yves Robillard s’était inspiré du modèle pour organiser l’exposition Art Mohawk 1992 au défunt Centre Strathearn – à Montréal. Sept ans plus tard, une autre organisation non autochtone éphémère, le Centre d’art autochtone de Montréal, produira Art Autochtone-1999-Native Art à la nouvelle Galerie d’art de l’Université de Montréal. Un organisme comme Terre en Vues, année après année, dissout dans l’amateurisme et l’absence de conviction la présence d’art visuel amérindien dans ces programmations. La renommée du Woodland et de ses activités tient au génie et à la persistance de Tom Hill. Artiste et historien, Tom Hill est porteur d’une (re) lecture historique de la genèse (donc d’une définition autochtone des fondements de l’imaginaire amérindien) et des jalons de son émergence dans le champ nord-américain de l’art. Dans ses essais (dont Beyond History et Narval Morrisseau and the Emergence of the Image Makers), il a été le premier à repérer l’importance de Zacharie Vincent (Tehariolin), de l’émergence de ce que l’on appelé l’École de Manitoulin (autour des Nerval Morrisseau et Alex Janvier), en plus d’être un des artistes ayant investi politiquement le Pavillon Indien d’Expo 1967 à Montréal. Il a été co-commissaire de la grande exposition d’ouverture Creation’s Journey. Native American ldentity and Belief2 2 - Creation’s Journey. Native American Identity and Belief, sous la direction de Tom Hill et Richard W. Hill Sr.,  publié par la Smithsonian Institution Press, Washington et Londres, en collaboration avec la National Museum of the American Indian Smithsonian Institution, 1994. au National Museum of the American Indian à New York du Smithsonian Institute de 1994 à 1997. Conférencier réputé, – Tom Hill a d’ailleurs livré une présentation magistrale à Kahnawake l’été dernier – j’y reviendrai plus loin.

Ayant eu le privilège de visiter l’exposition It Takes Time de Ron Noganosh, celui-ci me servant de guide, j’ai constaté de visu la nouvelle étape dans laquelle s’engage l’évolution actuelle de l’art autochtone : celle de l’élaboration d’une théorie et d’une critique d’art amérindiennes sur l’art produit par les artistes, non seulement amérindiens mais de tout le champ de l’art. La démonstration faite par Tom Hill que des jalons construisent une auto-histoire amérindienne de l’art amérindien nécessaire dans l’art actuel et non en marge, rejoint l’horizon énoncé par George E. Sioui et influence plusieurs d’entre nous dont Gerald R. McMaster3 3 - Gerald R.McMaster, « Toward an Aboriginal Art History » dans Native American Art in the Twentieth Century, sous la direction de W. Jackson Rushing III, Routledge, Londres et New York, 1999, p.81-96.. D’où la nécessité des complicités, des collaborations postmodernes, interculturelles et interdisciplinaires. La collaboration avec Lucy R. Lippard pour le catalogue concrétise cet état de fait.

Le catalogue : des plumes intellectuelles de grand calibre

Avec la publication bilingue du catalogue de l’exposition It Take Times, le Woodland Cultural Centre franchit une barrière, établit une norme4 4 - Tom Hill et Lucy R.Lippard, Ron Noganosh: It Takes Time, co-édité avec le Woodland Cultural Centre. En français et en anglais.. La co-édition de l’ouvrage assure une diffusion dans toute l’Amérique du Nord et en Europe. Même en 1999, le catalogue d’une exposition d’importance comme Reservation X du Musée canadien des civilisations à Hull au Québec, avait été publié en langue anglaise seulement. Autre signe de cet éclatement de la mise en réserve : Tom Hill joint la plume de Lucy R. Lippard à la sienne. Lippard est une des critiques d’art les plus réputées. Ses principaux essais (Six Years: The Dematerialization of the Art Object; From the Center: Feminist Essays on Womens’ Art; Overlay: Contemporary Art and the Art of Prehistory; Mixed Blessing: New Art in a Multicultural America; Partial Reca/1: Photographs of Native North Americans) ont redéfini, et continuent à redéfinir, les paramètres qui permettent de comprendre l’aventure de l’art à notre époque.

Le regard perçant

Avec le temps, l’œil amusé, qu’a toujours sollicité l’art de Ron Noganosh, ne se transforme plus seulement en regard sur l’identité amérindienne métissée par l’histoire politique et l’expansion de l’industrialisation-urbanisation des territoires et de la vie de tous les Amérindiens. Le fil du temps de notre vieillissement individuel n’empêche pas, semblent dire l’artiste et les critiques, d’élargir notre regard perçant à la destinée de l’humanité.

* Le wampum désignait une bille fabriquée à partir de coquillages marins et teinte avec des colorants naturels, particulièrement dans les tons de rouge. Les billes de coquillage étaient enfilées sur des nerfs d’animaux, de façon à ce que leur agencement, leur couleur et la superposition des lanières composent un ensemble de symboles faisant référence à un événement ou à un personnage. Dans le cas d’une entente politique, commerciale ou militaire, l’échange des ceintures de wampum servait à officialiser et à sceller des engagements. Plus une nation avait de wampum, plus elle avait un passé riche.

Alex Morrisseau, Georges Braque, Guy Sioui Durand, Noganosh Norval, Ron Picasso, Tom Hill
This article also appears in the issue 45 - Amérindie
Discover

Suggested Reading