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La pratique de la dérive suscite l’intérêt des artistes depuis plusieurs années. Sa récurrence et l’enthousiasme soulevé par de nombreux auteurs nous ont motivé a présenter un dossier en deux volets. Le premier proposait un retour sur quelques pratiques déambulatoires des dernières décennies, des essais sur les dérives urbaines des situationnistes, sur certaines oeuvres du land art ainsi que des analyses sur différentes pratiques liées à la marche et au déplacement.

Dans le deuxième volet de ce diptyque, le land art est revisité par Suzanne Paquet qui propose de l’observer du point de vue de l’arpenteur, tantôt land artist américain intéressé par la prospection et la topographie du territoire, tantôt voyageur marchant à la rencontre de ces œuvres. Kinga Araya réfléchit ensuite sur les notions de l’exil et du déplacement comme geste politique opéré par Krysztof Wodiczko avec ses Véhicules, sculptures mobiles à caractère parfois poétique, parfois « utilitaire » mais dont le sens est toujours investi d’une critique sociale. Les déambulations, les trajets et les parcours ne sont pas exclusifs à la rue ou aux sites extérieurs, mais se pratiquent aussi parfois dans les musées, par le concours de labyrinthes d’artistes. Pierre Rannou en revoit quelques-uns, notamment ceux des situationnistes, mais plus particulièrement ceux créés par Robert Morris pour le Musée d’art contemporain de Lyon. Qu’il s’agisse d’une forme de contestation de l’institution muséale ou d’une recherche formelle, circuler dans ces labyrinthes mène le visiteur vers une prise de conscience de l’espace, et du temps, qui devient, dans ces dédales, un élément presque palpable.

La figure du flâneur a longtemps été masculine. À l’époque où elle est apparue, il aurait été socialement inconcevable qu’une femme puisse s’adonner à ce genre d’activité – même aujourd’hui, la flânerie féminine comporte un certain risque ou oblige à choisir avec précaution les secteurs de déambulation. Les voyages en solitaire, les dérives urbaines aux hasards de ruelles inconnues et les marches distraites au milieu de nulle part sont appréhendées différemment selon que l’on soit homme ou femme. C’est avec cette conscience que sont abordées ici, par Kathleen Ritter, les dérives féminines. Bien que l’intention n’a parfois rien à voir avec le fait d’être femme ni n’a d’incidence sur le résultat final, ces actions porteront toujours en elles la spécificité du genre. Patrice Loubier quant à lui nous fait part de quelques oeuvres découvertes au hasard de ses promenades. Aperçues un peu partout dans la ville, elles sont souvent de simples et discrètes interventions dont les auteurs pourraient rester inconnus. Elles prennent alors leur sens sous le regard de ceux qui les aperçoivent et qui leur accordent, ou non, une portée artistique.

Cécile Camart analyse le travail de Sophie Calle pour qui les filatures sont aussi, à l’instar des situationnistes, des psychogéographies et des méthodes d’appréhension du territoire urbain et social. Finalement, Bernard Lamarche traite de l’errance représentée dans les séries de marcheurs de Michal Rovner. Ici, ce n’est ni l’artiste ni le public qui est invité au déplacement. La circulation, tacite, se trouve plutôt dans le sujet de l’oeuvre qui, malgré la statique de l’image photographique, laisse sous-entendre un mouvement.

Les articles du dernier numéro faisaient surtout état de pratiques d’artistes-marcheurs dont nous ne pouvons, public, qu’observer les traces ou lire le récit. S’il en est ainsi pour plusieurs œuvres du dossier actuel, nous remarquons néanmoins que certaines interventions acquièrent pleinement leur sens en la présence du spectateur-marcheur. Le public prendrait donc activement part au processus mais aussi au devenir de ces oeuvres. Cet état de fait viendrait peut-être nuancer une partie de l’éditorial précédent où j’écrivais : C’est en spectateur sédentaire que nous nous approprions généralement ces oeuvres, dans le confort immobile d’une galerie ou d’un livre, par le biais d’images ou d’artefacts. […] L’expérience directe, l’acte même, nous échappe. Car en théorie, ces œuvres que l’on découvre, ces parcours qui se construisent sous les pas du visiteur, ces promenades partagées et autres interventions qui n’existent qu’avec la participation d’autrui ne seraient pas ce qu’elles sont si le public, le participant, l’Autre, n’étaient pas là pour les rendre effectives. Ainsi l’expérience ne nous échapperait plus? Et pourtant, avec cette revue entre les mains, nous n’aurons encore que les quelques textes et images pour découvrir des œuvres éphémères faisant désormais partie d’une mémoire. Une expérience artistique à vivre par procuration? Si je reste persuadée qu’en simple témoin passif des nombreuses dérives d’artistes, quelque chose d’important m’est inaccessible, que le plaisir intellectuel – ou même sensuel – que j’aurais à la lecture ou à l’écoute du récit de telles démarches ne saurait égaler l’expérience réelle, mon intention ici n’est pas de les dénigrer. Au contraire, il me semble que ce n’est qu’en multipliant ces interventions que seront multipliées les possibilités d’en faire une expérience partagée.

Intérieurs montréalais de Sylvie Cotton offre un exemple de cette dichotomie entre l’expérience vécue et sa trace (exemple imparfait je le conçois car, plus qu’une simple trace, l’image est aussi une oeuvre autonome). Il s’agit d’un constat textuel et graphique de différents déplacements et rencontres. En tant qu’œuvre picturale, nous pouvons apprécier le parcours délicat de la ligne et le dessin des mots s’y entremêlant. Une lecture du contenu nous permet d’imaginer les trajets de l’artiste, ici le chemin entre deux lieux, là une description d’un intérieur montréalais, et là encore une conversation ou un regard échangés. Si je peux facilement, et avec un certain plaisir – c’est le pouvoir de l’imagination –, visualiser ces promenades et ces rencontres, je n’y découvre pas le goût des crêpes aux marrons de Mylène. À travers la trace et une mémoire qui n’est pas mienne, cette expérience m’échappe. En revanche, lorsque je lis : « On dissèque tout de nos attitudes et de nos comportements. On souhaite tout refaire, tout redéfinir. Finalement on se lève et on poursuit nos affaires. », je peux revivre en mémoire ces instants et entendre à nouveau ces discussions, je connais le goût de ce « café très très bon » et je sais le trajet parcouru pour se rendre en ce lieu, car cette expérience est aussi la mienne.

Sylvette Babin
This article also appears in the issue 55 - Dérives II
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