L’Autre : ce citoyen parfois « involontaire »

Sylvette Babin

[In French]

« Alors que tant de choses nous séparent, qu’il y a dans l’atmosphère tant de haine et de discorde, il est bon de se souvenir des choses qui nous rassemblent. Plus nous insisterons sur celles-ci dans nos rapports avec les inconnus, meilleur sera le moral de la cité. »

Paul Auster

« Je me demande si Paul Auster a trouvé l’idée de ces instructions concernant la façon d’embellir la vie à New York en étudiant les douze étapes d’un programme des Alcooliques Anonymes, ou bien s’il s’est inspiré de condamnations à des peines d’utilité publique. […] J’imagine : on m’arrête, le juge me convoque. Plutôt que de m’envoyer en prison, il me propose un autre châtiment : sourire, distribuer de la nourriture, parler aux inconnus. Je m’écrie : Non! Je préfère la prison. »

Gotham Handbook New York, mode d’emploi (Livre VII), Actes Sud, 1998, p. 13, 17 et 30.
À la lecture, il y a quelques années, du Gotham Handbook de Sophie Calle1 1  - Pour ce 7e livre d’une série où elle répertorie diverses expériences artistiques, Sophie Calle a demandé à l’auteur Paul Auster de lui créer un personnage qu’elle incarnerait. Il lui a plutôt offert une conduite à adopter à travers une suite de gestes relationnels à répéter chaque jour., j’ai ressenti un certain malaise, partagée entre un vif intérêt pour les pratiques artistiques qui requièrent la participation du public – c.-à-d. qui ont besoin de l’Autre pour rendre l’expérience possible – et l’impression que le citoyen était devenu, par cette action, un instrument servant essentiellement les intérêts, sinon de l’artiste, du moins du processus. L’idée d’une « éthique relationnelle » m’est alors apparue comme une notion nécessaire et indissociable des actions ou interventions à caractère participatif2 2  - Je ne voudrais surtout pas tomber dans le piège du moralisme ou du manichéisme, d’autant plus que plusieurs des interventions de Calle sont extrêmement intéressantes. On peut d’ailleurs lui accorder le mérite d’être sincère, car elle n’a pas dissimulé, à son avantage, son attitude rébarbative à l’empathie. Par ailleurs, dans ce livre, Calle joue peut-être l’ambiguïté en adoptant le cynisme ou en affectant une attitude comportementale, avec le dessein précis d’amener le lecteur à réagir. «Procédé d’émotion» simple, mais néanmoins efficace..

Dans le Gotham Handbook, le citoyen n’est pas conscient qu’une œuvre d’art est en train de se produire, ni qu’il en est un acteur essentiel. Le processus se trame à son insu. Il serait alors erroné de l’identifier comme un « participant ». Bien entendu, aucun préjudice n’a été porté ici, mais une réflexion s’impose néanmoins en ce qui concerne le droit du citoyen de «savoir» qu’il est l’objet d’une expérience, et d’agir à l’intérieur de celle-ci en toute conscience. Dans le cas contraire, on peut se demander si, dans la sphère conceptuellement protégée de l’art, on n’en vient pas à exacerber le pouvoir de l’artiste et de l’œuvre aux dépens du citoyen.

Voilà un sujet sur lequel il serait nécessaire de réfléchir, non seulement dans le champ de l’art, mais dans toute situation où le citoyen devrait normalement être en mesure de disposer pleinement de son droit de cité – son droit à l’action et à la parole, ou au silence – et de son droit d’agir de façon « volontaire ».

Dans le contexte politique que nous connaissons, alors que plusieurs dirigeants mondiaux soutiennent la position américaine, et ce malgré les millions de citoyens descendus dans les rues pour se prononcer contre la guerre, nous pourrions aussi nous interroger sur la place réelle qu’occupe ledit citoyen dans l’orientation de son propre avenir. Face à des oppositions populaires massives, les dirigeants – qui se servent habituellement de l’argument de la « popularité », dans les sondages, pour légitimer leurs décisions, quelles qu’elles soient – utilisent maintenant «l’impopularité» comme un symbole de courage et comme preuve de leur détermination à aller « au bout de leurs convictions3 3 - Il s’agit d’une référence à un commentaire de Tony Blair suite aux manifestations ­populaires du 15 février. », quelles qu’elles soient. De telles attitudes inquiètent, car c’est le fondement même de la démocratie qui est en jeu. À quoi sert le droit de parole si on n’est pas écouté ?

Revenant à la sphère de l’art, mais vers des formes d’interventions plus « participatives » que celle présentée dans le Gotham Handbook, nous constatons avec intérêt que bon nombre d’artistes prennent en considération la parole et le geste du citoyen. Des artistes qui s’intéressent à l’Autre non plus comme un spectateur passif, ou ignorant devant l’œuvre, mais comme un acteur déterminant dans la création d’un projet, comme un citoyen « volontaire ». ESSE se penche aujourd’hui sur le sujet.

Travailler avec l’Autre et prendre en compte son identité, son autonomie, et même son droit (on le présume) à changer complètement le cours du processus, demande à l’artiste une grande souplesse, mais le place aussi, je le mentionnais précédemment, devant des préoccupations d’ordre éthique qui l’incitent à respecter un certain code de déontologie. Cependant, il ne faut pas minimiser l’implication du participant dans ce genre de pratique où la réciprocité est un principe fondateur. Ce dernier, du moment où il accepte consciemment de s’investir, a aussi des responsabilités, dont la première est peut-être d’assumer le risque d’être affecté par l’œuvre : « Participer à quelque chose, c’est croiser les frontières psychologiques entre soi-même et autrui et sentir les tensions sociales délimitées par ces frontières. L’expérience de la participation du public – particulièrement lorsqu’elle est catalysée dans le jeu – transforme le participant aussi bien que le jeu4 4 - Jeff Kelley, introduction au livre L’art et la vie confondus de Allan Kaprow, Éd. Centre Pompidou, Paris, 1996, p. 25.. »

Le dossier que nous présentons dans ce numéro se penche sur les divers aspects de la participation du citoyen dans l’œuvre d’art. Doyon/Demers, qui ont initié ce dossier, présentent une introduction plus détaillée du sujet et des essais proposés. Citoyen « volontaire » a aussi fait l’objet d’un colloque, en février dernier, où 5 des auteurs publiés ici (Cotton, Jacob, Neumark, Richard et Uzel) ont proposé une mise-en-parole de leurs textes5 5 - Le colloque Citoyen «volontaire» a été présenté par ESSE arts + opinions, sous la direction de Doyon/Demers et en collaboration avec le Centre des arts actuels Skol où s’est tenu l’événement.. Cet espace de réflexion a par ailleurs permis des échanges fort intéressants entre les conférenciers et le public. Un auditeur soulevait, par exemple, un malaise face à une certaine dichotomie entre le citoyen et l’artiste – perçu comme un spécialiste6 6 - Nous pourrions l’illustrer par une simple phrase de Allan Kaprow : « Je pense que le piquet de grève est une forme d’art parce que ma profession me l’a appris ». –, ceci pouvant générer des situations d’échanges artificiels, c.-à-d. où l’intention de réfléchir sur le «politique», une fois mise en vase clos dans des dispositifs d’artistes, perd son sens premier au profit du métadiscours. Ainsi, les instances de validation de l’art et les artistes eux-mêmes, par la tenue de colloques, par nombre d’articles et de dossiers spécialisés, se trouvent à élargir le fossé existant entre l’art, l’artiste, et le citoyen. D’autre part, il ne faut pas oublier que l’artiste est d’abord et avant tout un citoyen : son intention n’est pas de reproduire des structures préexistantes ou de créer des modèles immuables. Et c’est souvent en tant que citoyen qu’il se présente devant l’Autre. Les dispositifs qu’il met en place tentent plutôt de combler ce fossé, du moins on le souhaite, en créant des espaces de réflexion, d’échange et de convivialité. Mais pour qu’il y ait échange, il faut d’abord s’investir.

Sylvette Babin
This article also appears in the issue 48 - Citoyen volontaire
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