[In French]

Je ne suis pas plus économe qu’économiste. J’aimerais être un travailleur vraiment autonome. Je veux croire, et tant qu’à y être, croire profondément aux vertus de la vie en communauté. Comme plusieurs, j’aime lire les mots Art et Vie, surtout quand ils sont mis côte-à-côte. Comme plusieurs, j’aime vivre les mots art et vie sans dessus dessous.

Tout ça sonne comme un credo, et un credo ça sonne vieux, religieux et obligeant. Le mot troc semble lui aussi issu d’une époque reculée, primitive et quelquefois marquée d’indigence.

J’aime entendre sonner les mots

Ma participation à ce numéro spécial propose une voix, un regard et certaines préoccupations d’un artiste dans son rapport à l’art et aux réalités sociales et économiques. Le troc sera approché dans ce texte en tant que forme d’échange inscrite à même le travail artistique, comme modalité constitutive d’une œuvre ou d’une action et non pas comme une forme d’économie alternative permettant aux créateurs de jouir autrement de biens ou de services, faute de liquidité, par échange d’œuvre ou par la mise à profit de leur « savoir faire ». Je ne m’aventurerai pas dans une analyse du système capitaliste et encore moins dans un commentaire sur les liens entre esthétique et marxisme. J’aborderai la thématique du troc plus aisément par le tracé d’un parallèle entre certaines formes d’échanges éprouvées dans mon travail, à travers d’autres pratiques d’art actuel (1), et le processus de transformation engendré par la mondialisation dans les champs du social et du politique.

Écoute active

J’ai entendu parler de la résurgence des mouvements communautaires, associatifs et coopératifs. Les mots : engagement, volontaire, militant, solidarité, activisme sont sortis des boules à mites comme s’ils étaient maintenant réactivés et affranchis soit d’un lest idéologique totalitaire trop guerrier ou d’une conscience historique simpliste. On parle maintenant d’action citoyenne, de solidarité rurale, de simplicité volontaire, de droit au travail, de désobéissance civil(isé)e, d’économie sociale et de développement durable. On parle aussi du déclin des monnaies nationales au profit des monnaies complémentaires (2) et de troc bien entendu.

Désir responsable

Le cynisme me tenaille, j’entends des voix intérieures. Encore des mots, rien que des mots, toujours des mots chantait Dalida à un Alain Delon à la voix suave, sans doute blessée d’avoir été trop crédule ou déçue de l’incapacité de celui-ci à passer à l’acte. Les mots font peur, on s’y attache et on s’y arrête sans doute trop souvent.

Mais quel rapport y a-t-il entre l’amour et le troc et pourquoi commencer ce texte par des réserves ? A la première question, je réponds que c’est sans doute le besoin d’y croire et de ne pas se sentir roulé qui rassemble les termes. Quant à la méfiance face aux discours et aux idées, je la justifie par un besoin naturel de mesurer la disposition à actualiser les paroles en gestes. En matière de parole et de beaux discours – pour nombre de personnes, et moi-même je m’en accuse – idées et idéologie, courant et doctrine s’emmêlent quelquefois à tort. C’est sans doute ce qui explique en partie l’apathie qui menace d’extinction la mobilisation et l’engagement, et les raccourcis intellectuels qui discriminent par agacement, allergie ou mauvaise foi certaines attitudes et pratiques artistiques.

Entre le dire et le faire : résistances à la résistance

Comme je le disais très simplement à une amie, par le biais d’une métaphore un peu boiteuse et à la pédagogie désarmante (qui de mieux que Thomas pour enseigner la foi) : « Je crois que les idées sont comme des maisons faites pour être découvertes en profondeur et que le terme pour les identifier, par exemple les mots féminisme, anarchisme ou encore pratiques relationnelles, ne sont en fait que l’adresse ou la sonnette de celles-ci. Eh bien, trop souvent la visite de cette idée se solde par un renoncement, découragé par le choix de la sonnette ou convaincu que le numéro civique est trop réducteur ou ambitieux. »

Vous étiez avertis : je veux croire

Je ne suis pas téméraire en émettant comme hypothèse de départ que si la mouvance actuelle remet au cœur de notre société ; qu’on dit d’abondance, le troc comme forme de transaction, c’est dans une tentative de résistance à des problèmes majeurs de civilisation inégalités sociales, pollution, épuisement des ressources naturelles, etc. Comment être plus actuel ?

Économie du plaisir

J’évolue dans un atelier communautaire où je vis le troc au quotidien par le partage de potentiel avec une douzaine d’artistes. Notre troc est du genre : Tu transportes mes matériaux dans ta voiture – je t’aide à installer ton œuvre ; ou encore je corrige ton texte – tu me prêtes ta caméra numérique. En y pensant bien j’y trouve une ressemblance avec certains enjeux majeurs des programmes de troc du genre SEL (Systèmes d’Echange Local). Ceux-ci reposent sur la simple reconnaissance que chaque être humain dispose de capacités que le système marchand tend à ignorer. On sent poindre ici la force subversive de ce système économique alternatif qui permet à chacun de ses membres de mettre en valeur ses compétences. Cette considération et cette valorisation du fait d’aimer ce qu’on fait et par conséquent de se sentir efficace, compétent, qualifié placent selon moi ce système dans le champ plus large de l’écologie ou de l’utopie.

Citoyens = contribuables = consommateurs : se débrouiller autrement = utopie ?

Le troc permet un contrepoids à ce monde de plus en plus soumis aux impératifs et aux lois du marché. Dans ce contexte d’accroissement des inégalités sociales et donc de précarisation des existences, le troc et les systèmes d’échanges de service sont pensés justement comme des outils de développement local ou de lutte contre l’exclusion. À l’heure ou la conscience sociale rime à la fois avec consommation responsable et avec commerce équitable, le pouvoir, notre pouvoir individuel, se résume-t-il au seul pouvoir d’achat ou de boycott de produits ? On nous affirme que, dorénavant et plus que jamais, chaque personne qui prend conscience de la gravité des menaces qui pèsent sur la planète doit entreprendre aussitôt les actions qui s’imposent. On nous incite à penser globalement et à agir localement. Il faut trouver la voie de la viabilité pour l’épanouissement des individus, des collectivités et de toute la vie sur terre.

Crise des valeurs

Dans le contexte de la mondialisation, l’alternative à la recherche du profit maximum (qui semble être le seul motif d’existence des grandes corporations au détriment de l’équilibre de la vie sur terre) cette alternative donc, est une réponse sensée à la société d’abondance dans laquelle nous vivons. Cette recherche doit viser aussi une société plus conviviale et plus respectueuse des ressources naturelles dans une perspective de conservation et de renouvellement continu, une démocratie plus proche des citoyennes et des citoyens, et une économie durable et endurable. Est-il nécessaire de rappeler que cette société conviviale tout en permettant la satisfaction des besoins matériels, devrait donner aussi accès aux besoins trop souvent oubliés, c’est-à-dire les besoins culturels, intellectuels et sociaux ? Pour boucler la boucle, cette démocratie devrait mettre de l’avant la coopération, la solidarité, la fraternité et l’espoir pour remplacer la compétition, l’angoisse, l’anxiété et la peur du lendemain. Me voilà de nouveau emballé dans une rhétorique qui ne me convient pas, c’est un beau programme politique MAIS OÙ EST L’ART DANS TOUT ÇA ?

L’art … peut-être … partout : être croyant et crédule, retour au credo

L’art peut être un terrain d’expérimentations sociales sur les modes d’existence et les modèles d’actions à l’intérieur du réel existant. À cet égard, certains projets sont les laboratoires d’une modélisation, opérant à échelle réduite des mises en formes, des mises en espaces et des mises en relation qui sont, je crois, transposables sur un plan plus large. Les mots microcosme et macrocosme me viennent tout de suite en bouche, Leur sonorité me rappelle les microéconomie et macroéconomie. Encore ici se révèle pour moi l’évidence d’un parallèle entre les champs de l’art et de l’économie. En réfléchissant à l’art qui se fait autour de moi, j’ose postuler rapidement que ce qui est particulier à l’époque que nous traversons, c’est le désir d’intervenir sur ce réel par de délicates opérations sur un terrain précis et intime, avec attention, présence et écoute. Ces projets créent un certain type de relation privilégiée et tentent d’acquérir une dimension « politique » en s’opposant en tant que force active de résistance à l’aliénation du spectateur, Ici aussi, la même devise s’applique : penser globalement, agir localement. Ici aussi, les paroles et les intentions sont mises à l’épreuve de l’intégrité et de la capacité de l’émetteur à les appliquer. Comment serait-il possible de transformer quoi que ce soit à un niveau social sans avoir à se transformer au préalable ? Après tout, l’artiste n’habite-t-il pas les circonstances que le présent lui offre, afin de transformer le contexte de sa vie, son rapport au monde sensible et conceptuel, en un univers durable ? Plusieurs de ces projets d’art ont en commun le désir de court-circuiter la prévisibilité du quotidien et les conditionnements pré-formatés. Cette entreprise de réenchantement du monde passe par la poétisation de l’existence. J’entends ici raisonner Robert Filiou qui disait que : L’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art.

Avant d’élaborer davantage sur la situation économique et politique de nos sociétés occidentales et sur des généralités artistiques, je dois éclaircir mes motivations personnelles. Si le troc s’est présenté à moi comme forme d’échange, c’est bien moins par considération éthique, par désir d’entraide ou par conscience sociale que par le besoin de mettre en jeu autrement mon rapport à la transaction humaine dans ma pratique artistique. Ce qui me touche dans le troc, ce n’est pas tant les objets que la rencontre des opinions et des perceptions. Pour mieux exprimer ma pensée, j’aurai recours ici à une figure graphique : dans la formule du troc, mon attention pointe le lieu de croisement là où se frôlent l’offre de A vers B et celle de B vers A. Dans ces termes, mon travail est bien plus transactionnel que relationnel.

Langage vs l’ENGAGEMENT

Sur les terrains concomitants de l’art et de la vie, je dois reconnaître que mes préoccupations se rangent davantage vers le langage plutôt que vers l’engagement ou si je peux me permettre la torsion, dans l’engagement à préciser mon langage plastique. Chaque projet tente un supplément, une précision, une nuance, un contrepoint aux projets précédents en révisant la stratégie, la forme ou le ton.

Qu’advient-il de l’objet quand il est déplacé ?

Ainsi, quand je pense au troc c’est bien plus à des notions de déplacement qu’à des idées économiques que je pense. Les modifications, les nuances et quelquefois même les dérives entraînées par les permutations m’intéressent. Cette curiosité je la place dans le champ des intérêts liés à l’espace, à l’installation, à la disposition des objets. Dans ce sens, le terme troc rejoint les séquences, substitution, déplacement, translation, transfert, échange, environnement, position, contexte, harmonique, complémentarité et contraste qui forment mon vocabulaire artistique d’usage (3). Je m’intéresse à la force de formation qu’exerce le contexte sur une chose, sur un être. Les déterminismes m’effraient, l’idée de la liberté m’exalte. J’aime aussi les jeux de mots, les formules mathématiques et les puzzles.

Pourquoi donc avoir pensé à moi pour me prononcer sur le troc ?

Je suppose qu’il faut relier cette invitation à mon projet se refaire un salut. Cette manœuvre de déplacement poétique a été présentée en février 2001, dans le cadre de l’événement les Commensaux, pensé par Patrice Loubier et Anne-Marie Ninacs, pour le centre des arts actuels Skol de Montréal. Pendant plus de trois mois, j’ai dressé l’inventaire complet de mes biens personnels domestiques (4), sans réserves ni sélection : meubles, vêtements, souvenirs, correspondance… etc. Cette liste a été mise en ligne sur le Web pour consultation avant l’exposition. La page électronique était composée graphiquement en colonnes, comme sont organisés les titres de la bourse dans les journaux. Puis, en galerie dans une seconde mise à niveau, tous les objets ont été étalés au sol et regroupés par zone de couleur. Pendant un mois, j’étais présent aux heures d’ouverture du centre. Ces objets étaient offerts aux visiteurs en échange d’objets apportés par ceux-ci. Une seule consigne était donnée les objets offerts devaient être de valeur équivalente à ceux sélectionnés. Évidemment ici, le terme valeur était entendu dans son sens large et convoquait avec la présumée valeur marchande, les valeurs symboliques, personnelles et sentimentales.

L’art modèle ( ) L’économie et le commerce

Je ne retrouve pas dans l’économie le filon de mon travail. Pourtant, je crois porter le plus clair de ma réflexion sur des questions d’investissement, de valeur et d’organisation. En parcourant le dictionnaire sous le mot économie pour y déceler un lien potentiel avec ma pratique artistique, je me rends compte une fois de plus que je préfère les définitions secondaires à la description principale, plus courante, Par exemple, dans le mot économie je m’attache plus à l’harmonie des différentes parties d’un ensemble qu’à la gestion où la dépense est réglée avec rigueur.

Dans le même ordre d’idées, pour positionner ma pratique à l’aide de nuances lexicales, et cette fois-ci en rapport à la notion plus spécifique de commerce, je situerais mes affinités davantage du côté de sa définition faire commerce avec c’est-à-dire entretenir une relation, que dans sa dimension marchande. Pour illustrer celles-ci, prenez pour exemple les pratiques qui se réfèrent au commerce en ironisant sur les méca-pratiques qui se réfèrent au commerce en ironisant sur les mécanismes du libéralisme – par l’emploi décalé de la rhétorique publicitaire, par le détournement des signes, logos et images de marque ou d’une façon plus formelle, dans les mises en espace mimétique qui pastichent la typologie des magasins, boutiques, kiosques et comptoirs de service. Il y a aussi tous les projets qui procèdent par allusion aux formes d’organisations liées à la société de consommation capitaliste, de façon littérale ou parodique : sociétés, banques, compagnies, corporations, unions (5).

Penser et repenser le « vivre ensemble »

Certaines pratiques artistiques se positionnent clairement comme des voix alternatives critiques, décriant les régimes unilatéraux et la pensée unique. Elles raisonnent le politique et résonnent comme des projets de société en véhiculant des valeurs d’entraide, de support et de communautarisme ou en portant le germe de la dissidence et de la subversion. Je pense ici à : ATSA, l’Internationale virologique numismate, Folie/culture, L’Internationale des Anarcho-Pâtissiers dont fait parti les Entartistes du Québec, le collectif Inter, Engrenage Noir, et, dans les années 1980, Insertion.

Je troque ici une portion de l’espace qui m’est imparti pour illustrer ce texte contre l’encre et le temps de la transcription de tous les projets d’art qui sont liés au troc, qui vous viennent en tête et qui sont ici absents. Veuillez s’il vous plaît m’en faire part à martindufrasne@hotmail.com

Vers le troc

Les exemples qui suivent mettent en relief les modalités de rencontres inhérentes à mon processus de travail, en rendant plus explicite la logique d’investigation, d’implantation et de développement de mes projets. Si je trace rétrospectivement pour l’ensemble de ma pratique un lien en rapport au troc, je repère dès mes premières œuvres un intérêt pour l’échange. Lors du Symposium Art/Nature tenu au Bic (1995) (6), échanges essentiels suis-je de trop ? tentait une réflexion sur l’essence et sur la valeur par la substitution de matière dans quatre mises en relation, d’échelles différentes. Pendant quelques heures, j’ai occupé de mon corps un trou réalisé dans un champ d’orge. Par ce geste, j’ai tenté de remplacer la terre arable soustraite. Puis, c’était mes cheveux pour combler un trou que j’avais soigneusement perforé dans un arbre vivant, quelques millilitres de mon sang pour remplir la cavité forée dans une pierre, une larme pour combler une feuille percée.

Lors de Cuesta2 (1996), tenu dans la région du Niagara (Ontario), j’ai développé un projet dans une serre voisine de la Grimsby Public Art Gallery. J’ai négocié avec l’horticulteur l’achat d’une allée complète de marguerites en croissance. Je me suis livré dans un premier temps à une séance de photo individuelle sur cent fleurs préférées. Puis, j’ai réalisé une installation miniature à travers celles-ci avec de petits miroirs, des tuteurs, des loupes et des bandes attrape-mouches. Après quoi, je me suis livré au jeu de la marguerite sur ces cent candidates. En échange des pétales prélevés, les polaroïds sont demeurés dans la serre. Ce sondage devait m’assurer cent réponses objectives à une question à propos d’amour. Cette installation vivante, sorte de machine célibataire, proposait un commentaire plastique sur la vanité, la séduction et sur le jeu étrange alternant du contrôle à l’abandon, dans le désir de découvrir et d’être découvert en amour.

Le projet agencer la délicatesse à sa plastique (1998) travestissait le centre d’artiste Le lieu (Québec) en hybride de bijouterie et de delicatessen. Dans cette opération de l’ordre du trafic, j’ai fait transiter 6 000 livres de pommes de terre transgéniques, triées et retirées du marché pour cause de déficit de beauté selon les critères gouvernementaux. A travers ce projet de détournement artistique, je comptais restaurer par le circuit et le biais de l’art la valeur d’usage de ces tubercules, en offrant après l’exposition ces patates pourtant comestibles à une soupe populaire voisine. Ce projet posait un commentaire ironique et grotesque sur la tyrannie du beau. Il illustre bien mon intérêt pour l’amalgame et la fusion des repères.

Martin Dufrasne, Martin Dufrasne
This article also appears in the issue 49 - Le Troc
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