[In French]

Un survol de l’art actuel amérindien serait incomplet sans porter le regard vers le Grand Nord. En art comme en politique, les signaux les plus encourageants d’un avenir meilleur pour les Premiers Peuples viennent peut-être des Inuit. Il y a à peine 70 ans, les communautés inuites du Grand Nord vivaient de manière autarcique, à peine contaminées par le mode de vie nord-américain.

La découverte du génie sculptural inuit, avec sa riche culture mythologique et son rapport fabuleux à une nature excessive, que leurs artistes ont traduits de manière unique, a immédiatement fasciné le monde du Sud et d’Europe. L’État canadien, le marché de l’art et une clientèle internationale ont aussi rapidement accueilli le génie exceptionnel des sculptures inuites.

On ne compte plus les grandes expositions d’art inuit, la dernière en date ayant été IQQAIPAA. L’art inuit en fête 1948-1970 au Musée canadien des civilisations en avril 1999. De fait, les sculptures puis les gravures inuites demeurent la locomotive de l’art aborigène au pays. On l’a bien vu durant l’été 2001 à Montréal, dans le cadre des festivités officielles commémorant le tricentenaire de la Grande Paix de Montréal 1701-2001, la seule exposition d’art aborigène Transitions 2. L’art contemporain des Indiens et des Inuit du Canada présentait à parts égales l’art inuit et l’art des Premières Nations amérindiennes1 1 - Ce jumelage reflétait la structure organisationnelle du ministère fédéral des Affaires Indiennes et du Grand Nord Canadien (MAINC). Le MAINC a développé sa collection d’œuvres d’art amérindien et a créé les Centres d’art inuit et d’art indien, dont le lieu d’exposition est dans le hall d’entrée du ministère à Hull. Les œuvres de Transitions 2 proviennent de la collection..

Des revues entières sont consacrées à l’art inuit. À l’automne 1998, le Inuit Art Quarterly présentait un intéressant dossier intitulé « Making Art in Nunavik » tandis que Vie des Arts éditait à l’hiver 2002 un dossier principalement axé sur de nouveaux lieux de vente de l’art inuit.

Toutefois, il me semble plus fondamental d’examiner les liens entre la politique et l’art, ainsi que l’adaptation de certains artistes aux nouvelles valeurs dans le contexte actuel de mondialisation.

L’autonomie politique et territoriale

Les communautés inuites du Nunavut ont été les premières à obtenir l’autonomie gouvernementale avec un Parlement et un drapeau distinct le 1er avril 1999. Le Nunavik au nord du Québec devrait bientôt suivre leurs traces. Politiquement, cette avancée préfigure la série de traités géopolitiques inédits entre les Amérindiens, le Canada et les gouvernements provinciaux qui se concluent à la fin des années 1990 et en ce début des années 2000. L’entente avec la Nation Nisga’a de Colombie-Britannique en 1999, avec la Nation Crie au Québec renouvelant l’entente de 1976 autour de l’usage des territoires de la Baie James, ainsi que le projet d’entente avec les Innus de la Côte-Nord et du Lac-Saint-Jean – traité reconnaissant pour la première fois les droits ancestraux sur le territoire- vont aussi dans cette direction.

La métamorphose de l’imaginaire

L’imaginaire de l’art inuit a, jusqu’à tout récemment, été étroitement lié au mode de vie traditionnel dans ce rude climat arctique. Rapidement et radicalement transformé à partir des années 1960, le mode de vie des Aînés et la transmission des savoir-faire sont de plus en plus compromis.

Au début des années 2000, la majorité des sculpteur(e)s inuit(e)s ont déjà plus de 40 ans. Ce fait était vérifiable dans la sélection de Transitions 2. Les générations qui suivent ne connaissent qu’en récits la source de l’inspiration fabuleuse de leurs Aînés. Ils sont de moins en moins attirés par cet art qui demande de parcourir le territoire à la recherche de visions et de pierres à sculpter.

La difficulté de se procurer de la pierre de qualité toujours plus au nord ressemble à la réification des bons arbres à écorce pour les artisans amérindiens plus au sud, le « progrès » faisant ses ravages. Or, au vieillissement et au changement rapide de l’environnement, s’ajoute ce mode de vie de plus en plus sédentaire et occidentalisé chez les jeunes générations.

Comment « faire surgir » de la pierre l’accouplement d’un ours et d’un rorqual pour sauver l’homme, quand on ne chasse guère plus qu’en motoneige avec une carabine à lunette d’approche à deux kilomètres sans que l’animal ne le sache ?

Quand on ne sort plus en kayak entre les banquises ? C’est là le côté inquiétant de l’acculturation. Mais une dynamique plus encourageante se profile en parallèle. À l’autonomie politique gouvernementale du Nunavut, et bientôt du Nunavik, correspond en art l’émergence de créateurs qui ont appris à se servir des outils et des stratégies postmodernes de création. Leurs œuvres sont porteuses d’une métamorphose de l’art pour le XXIsiècle. L’impressionnant dessin à la plume et à l’encre représentant un campement d’été de fortune (sans titre) de Shuvinai Ashoona (Cape Dorset, Nunavut, 1995) présentée dans Transitions 2, dans le petit local 318 du, Belgo à l’été 2002, laissait entrevoir un renouveau du côté de la sensibilité des femmes artistes du Nord. Les traits fins de ses dessins, obtenus par couches successives, touchent l’œil d’une sensibilité unique. Ces femmes artistes qui marient quotidienneté et territorialité, notamment dans les dessins et les gravures, définissent une piste. Le renouveau vient aussi d’une tout autre inscription de l’imaginaire inuit dans l’art actuel.

 Le fabuleux film Atanarjuat – L’homme rapide de Zacharias Kunuk, premier long métrage autochtone, est plus qu’une réussite cinématographique. Le récit en images animées fait vivre une temporalité et une sensibilité complexe, aux confins du mythe et d’une osmose avec la nature du Grand Nord, qui n appartenaient jusque-là qu’à l’oralité qui est à la base des sculptures et gravures. Cette œuvre unique a gagné, en 2001, la Caméra d’or au Festival de Cannes, le prix du meilleur film canadien au Festival du Film de Toronto a été mis en nomination pour sept prix Génie et fut sélectionnée pour représenter le Canada comme meilleur film de langue étrangère aux Oscars d’Hollywood en 2002. Atanarjuat – L’homme rapide n’aura cependant été présenté que quelques semaines seulement à Ex-Centris à Montréal, aucun distributeur n’assurant cette rencontre nécessaire, via l’art, entre des segments élargis de la population québécoise et canadienne et ce chef-d’œuvre.

L’équité : briser les mises en réserves

On peut néanmoins tirer des leçons autant des nouveaux traités politiques, de l’inédit dans l’art de création que du succès filmique international d’Atanarjuat. Le message devient limpide : s’inscrire dans ce nouveau millénaire de plain-pied avec les mêmes infrastructures, apprenant et partageant nos connaissances communes, usant des nouvelles technologies pour renouveler les défis de cette planète. Le succès du film de Zacharias Kunuk, d’abord reconnu pour l’originalité créatrice de ses vidéos d’art, dans les grands circuits du cinéma de création, n’ incite-t-il pas à en finir avec la mise à part, en réserves, de ce faux paternalisme ethnologique des gouvernements ? Plusieurs épigones des anciens missionnaires qui, s’octroyant la mission de promouvoir la culture et l’art autochtones, ne cessent pourtant de renouveler, sous de nouvelles apparences, la césure, l’apartheid. Force est d’admettre, en particulier au Québec, deux fortes tendances de cet ordre :

–  L’art autochtone contemporain se retrouve dans les institutions à vocation de « civilisation », étiquette postmoderne de l’ancienne approche ethnologique;

–  L’art autochtone de création est souvent noyé dans une culture du spectacle qui s’abreuve au passé révolu et à la demande récréotouristique d’Indiens qui jouent leur passé (p. ex. : La Grande Paix de Montréal 1701-2001). La leçon d’Atanarjuat n’est-elle pas, pour les artistes amérindiens d’aujourd’hui, de persister à s’inscrire dans les grandes manifestations, les réseaux officiels, et de poursuivre la complicité avec les réseaux parallèles de l’art actuel sans discrimination ni rectitude politique ?

En attendant, cette heureuse brise venue du Grand Nord rejoint les complicités en réseau du Québec, des zones constantes de renouvellement de l’art.

Même si cette avenue est suivie par de plus en plus d’artistes autochtones, il y a encore beaucoup à faire, socialement et institutionnellement. La misère sociale sur les réserves et pour la majorité des Indiens vivant dans les villes – les artistes représentant la frange instruite, conscientisée et sous pression entre la réussite personnelle et la responsabilité collective – et la technocratisation de pouvoirs dans le même moule que les officines du pouvoir blanc, maintiennent toujours des schémas d’aliénation face aux stéréotypes et à l’indifférence. Toutefois, de plus en plus de jeunes Amérindiens accèdent à l’éducation supérieure. Les quelques Chasseurs/Chamans/Guerriers qui ont fait le long voyage du côté de leurs alliés les artistes, s’activent, reviennent et témoignent par leur travail. Récemment, certains Conseils de Bande des Premières Nations s’éveillent au pouvoir régénérateur de la culture et de l’art. Par exemple, la Nation Huronne-Wendat chemine pour se doter de sa propre politique culturelle.

Dans le champ organisé de l’art, l’art amérindien manque d’un support institutionnel. Souhaitons qu’un succès comme Atanarjuat, dans la mesure où le cinéma et la sculpture inuits ont plus de visibilité que les arts visuels autochtones, contribue à cet avancement. Alors que la critique new-yorkaise salue un Norval Morrisseau dont les dessins réalisés en prison ont attiré l’attention de la critique internationale par leur puissance minimale, un Robert Houle passe inaperçu à la deuxième Biennale des arts visuels de Montréal. L’importance de la participation d’un Edward Poitras à la Biennale de Venise en 1995, le premier autochtone à représenter le Canada, fut sans écho au pays. Au retour, cette réussite, qui aurait dû résulter en une grande exposition nomade dans les musées d’art au pays, n’a abouti qu’au Musée canadien des civilisations à Hull, réhabilitant le clivage art/ethnologie pour l’imaginaire aborigène.

Il y a encore l’indifférence, à tout le moins le silence de la critique d’art officielle sur la prestation d’artistes et d’événements de créations autochtones significatives. D’où l’importance d’une autohistoire et d’une critique amérindienne de l’art amérindien comme point de départ pour accélérer un regard universel, sans passe-droit.

Dans les années à venir, une grande exposition au Musée d’art contemporain de Montréal serait la bienvenue. De même, la mise sur pied d’un véritable Institut amérindien de recherches et de création, assurant des liens significatifs entre la promotion et la diffusion dans les communautés et le champ de l’art, m’apparaît plus que souhaitable, notamment pour mettre fin à tous ces organismes pseudo-amérindiens (ces néo-robes noires) qui piétinent dans la complaisance folkloriste et les subventions.

Ahuvanai Ashoona, Edward Poitras, Guy Sioui Durand, Robert Houle
This article also appears in the issue 45 - Amérindie
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