[In French]

Rent-A-Crowd

De 1992 à 1995, j’ai exploité une entreprise commerciale d’un nouveau genre, Rent-A-Crowd. L’idée était simple, le service unique : offrir à quiconque la possibilité de louer la présence d’individus (tous types de regroupements humains pour tous genres d’événements publics). Rent-A-Crowd (RAC, prononcez rawk), proposait ses services à toute heure, tous les jours. Aucune limite quant aux possibilités offertes : grosse foule fiévreuse ou petit auditoire attentif, groupuscule de manifestants agités ou banc de touristes japonais. Mais la clientèle cible de RAC était le milieu des arts : vernissage, lancement, soirée de première, Festival International de Jazz de Montréal et autres futures réussites. 

Un minuscule bureau avec vitrine sur rue, stratégiquement situé sur une artère montréalaise à la mode, avait alors suffi à populariser cette microentreprise. En matière de mobilier, ce petit espace épuré contenait le strict minimum : quatre fauteuils design disposés en demi-cercle, une table basse au centre – trait d’union entre clients et styliste –, ce à quoi s’ajoutaient un meuble fonctionnel sur lequel se trouvait une machine à espresso et une imprimante multifonction, une lampe sur pied, puis, à gauche, une distributrice d’eau fraîche. Sur le mur du fond, en grosses lettres noires italiques – sorte de peinture murale figurant le mantra officiel de l’établissement –, était écrit :

Nous aimons l’insolite et l’absurde. Nous savons que la vie s’affirme dans la contradiction et que cette époque, plus que toute autre, s’ingénie à détruire ce qui est généreux. N’importe quel masque est donc pour nous le bienvenu, ainsi que tout jeu de cache-cache impliquant une tromperie. Au milieu de cette vaste non-nature, nous considérons comme quintessence de l’incroyable tout ce qui est direct et primitif.

Rent-A-Crowd fait plus confiance à la franchise des événements qu’à l’esprit des individus. Nous ne croyons pas qu’il soit encore possible de saisir et de comprendre les choses à partir d’un seul point de vue.

Alors, Rent-A-Crowd !

Cette murale verbale provoquait un certain effet sur la clientèle.

À l’extérieur, la vitrine de cette agence nouveau genre était surmontée d’une enseigne lumineuse au néon :

RENT
-A-
CROWD

Celle-ci, gigantesque et savamment intermittente, était d’une rare efficacité. Attirante, elle semblait appâter les foules – merveilleux paradoxe pour un commerce qui, justement, louait la multitude…

Nombreux sont les artistes d’alors qui ont fait appel à nos services : vernissage paqueté, cohue de première factice, file fallacieuse, fausse foule, affluence falsifiée, figurants fanatiques, nous avons tout fait !

Me revient en mémoire ce peintre extrême, crème de la crème, artiste soucieux de son image, qui nous écrivit ceci : « À mon vernissage, je veux (c’est-à-dire je vaux) plus de 400 personnes ! Même si la galerie où j’expose ne peut en contenir plus de 75 à la fois, faites-moi un brouhaha ! »

Un brouhaha fut fait. On en parle encore.

Rent-A-Crowd a fermé ses portes après trois années. C’était assez, j’avais fait fortune.

Curieusement, personne n’a racheté l’entreprise, ni repris l’idée depuis.

Cinq variations (très similaires) sur la section 6 de Questionnaires, de Max Frisch1 1 - Max Frisch, Questionnaires, Paris, Éditions Cent Pages, 2009. Un petit livre résolument original.

1. Comment justifiez-vous votre propre richesse :

a. par votre efficacité personnelle uniquement, c’est-à-dire par l’hypothèse selon laquelle d’autres facultés qui ne se convertissent pas en revenus seraient de moindre qualité ?

b. par vos activités de mécénat ?

c. parce que vous êtes remarquablement talentueux ?

d. par la volonté de Dieu ?

e. par l’élégance éthique de vos rapports sociaux ?

f. par quelques hasardeuses manigances ?

g. par une puissante intériorisation des conditions de l’existence, et par votre sensibilité aux choses de la culture ?

h. par une probité scrupuleuse dans tous les domaines de la morale qui ne touchent pas au système bourgeois du profit ?

i. parce que vous pouvez tout faire pour de l’argent ?

j. par la charité ?

k. à cause d’un mariage avantageux ?

l. par votre culture supérieure, que vous devez à une richesse héritée ou à une fondation ?

m. en vous disant que, somme toute, seuls les riches peuvent faire marcher une économie pour la prospérité de tous, c’est-à-dire par l’esprit d’entreprise ?

n. par pure chance ?

o. par la possibilité de tout acheter ?

p. par un comportement digne en toutes occasions ?

q. sur la base de votre seule intelligence ?

r. par le fait que vous payez des impôts considérables ?

s. par une stricte sélection de vos relations ?

t. parce que rien ne vous aurait empêché de devenir riche ?

u. par un mode de vie ascétique ?

v. par votre instinct du beau, du bon et du vrai ?

x. par votre hospitalité ?

y. en vous disant que, de mémoire d’homme, il y a toujours eu des pauvres et des riches et qu’il y en aura donc toujours, c’est-à-dire parce que vous n’avez absolument nul besoin de justifications ?

z. par aucune de ces réponses ?

2. Comment expliquez-vous que, en tant que riche relatif, vous montriez volontiers que vous vous refusez quelque chose que vous pourriez vous offrir sans problème (par exemple, une réception privée dans l’ensemble des salles de l’exposition Jean-Paul Gaultier au MBAM) et que vous ressentiez une joie presque puérile à avoir acheté quelque chose de particulièrement bon marché, de sorte que n’importe qui aurait pu se l’offrir, et pourquoi êtes-vous en même temps avide d’objets irremplaçables – icônes, sabres de hussard, œuvres d’Ozias Leduc, porcelaines de l’époque Ming, partitions manuscrites originales d’André Mathieu, antiquités précieuses (crachoir du frère André) ou copies des premiers pressages des Sex Pistols ?

3. Avez-vous déjà volé :

a. des objets (un livre de poche dans une librairie, des fleurs dans le jardin d’autrui, une petite culotte appartenant à une flamme, un gyroscope dans un grand magasin, du chocolat sur un terrain de camping, le journal du matin à la porte d’un voisin, un souvenir d’un mort chez un proche, des serviettes de toilette dans un hôtel, etc.) ?

b. de l’argent liquide ?

c. une place ?

d. une idée ?

4. Tant que vous ne possédez pas de patrimoine et avez des revenus modestes, les riches ne parlent pas volontiers d’argent devant vous, mais avec d’autant plus d’entrain de questions qu’on ne peut régler avec de l’argent, par exemple d’art : ressentez-vous cela comme du tact ou comme une misère ?

5. À supposer que vous soyez un grand mécène, c’est-à-dire que vous distribuiez à des gens que vous estimez personnellement une part des intérêts considérables tirés du travail d’autres personnes : comprenez-vous l’estime publique dont vous jouissez en tant que mécène et, ce faisant, votre propre absence de gêne ?

Petites misères marchandes

Récemment, devant une journaliste guillerette, enthousiaste et résolument idiote, la jeune pianiste virtuose Marika Bournaoui affirma ceci : « J’essaye de trouver ma place dans l’industrie de la musique classique ». Mais Marika, conseil d’un ami musicien (ex-Rent-A-Crowd – pas le groupe rock, mais la bizness de location), et si tu essayais plutôt de trouver ta place DANS la musique ?

Nous en sommes là, un effroyable pourcentage d’artistes s’efforçant désormais de trouver d’abord leur place dans l’économie, ne s’interrogeant plus sur la marchandisation totale dans laquelle ils devront désormais évoluer et s’inquiétant davantage des conditions demandées par leurs agents que de questions esthétiques.

Pénétrer de nouveaux marchés, toute affaire cessante : redoutable époque que celle qui réussit à en convaincre l’artiste. Imaginons que cette petite misère ne concerne que les crédules des oukases de la mode.

Oukase 187

Nouvelle interprétation normative de la fonction d’artiste telle que décrétée par l’assemblée sénatoriale des ordonnances du 2e trimestre, service des adjonctions aux nouveaux membres du comité directeur (le mercredi 15 juin 2011) ; entrée en vigueur immédiate.

Article 187.I – Dorénavant, un artiste ne sera utile que lorsqu’il sera rentable.

Article 187.II – Toute question de rentabilité étant essentiellement d’ordre économique, nous pourrons dès lors objectivement comptabiliser l’utilité des activités d’un artiste, son impact économique et l’utilité sociale qui en découle.

Article 187.III – Le reste est secondaire. (Artistes, cessez donc de vous agiter pour des restes.)

Article 187.IV – L’argent, tout compte fait, aide à supporter la pauvreté. Comment refuser cette vérité légère ?

Prix des services rendus par la nature
(à défaut d’évaluer ceux rendus par l’art)

Être capable d’imaginer l’utilité des choses autrement que par leur impact comptable, n’est-ce pas ce qui fait défaut à ce monde ?

Énumération : Combien les insectes pollinisateurs rapportent-ils annuellement à l’économie britannique ? Environ 430 millions de livres (696 millions de dollars canadiens). Les zones humides à l’intérieur des terres ? 1,5 milliard de livres, par leur incidence sur la qualité de l’eau. Une habitation avec vue sur un espace vert ? 300 livres par personne, en estimant les bénéfices pour la santé. Et ainsi de suite.

Imaginez maintenant ce que valent les bienfaits d’un excellent concert sur l’ensemble de ses spectateurs ou ceux d’une exposition de Dubuffet. Comment pourrions-nous évaluer le prix des services rendus par Bob Dylan ou Pina Bausch, Sacha Guitry ou Andrée Lachapelle, Fortner Anderson ou Kasue Ohno ?

Dites-le-moi, vous, les experts-comptables et autres teneurs de livres.

Michel F Côté
This article also appears in the issue 73 - Art as transaction
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