[In French]

Grâce du cou

Agir uniquement en fonction de la règle d’or des proportions est une erreur. Le chorégraphe doit se méfier de l’obéissance aux préceptes. L’art chorégraphique est une catastrophe lorsqu’il est équilibré, il peut alors sentir des pieds. Faire beau est bête. Le génial ne se trouve pas ; il suit l’inspiration. L’enfant est génial par nature – dans le souvenir de l’origine qui s’estompe non seulement avec le temps, mais à cause de lui.

Richard Petitpas, dans Le corps appliqué1 1 - Chorégraphe belge (1887-1964), aujourd’hui oublié, Petitpas (son véritable nom était Georges Dupal) a publié ce livre – le premier écrit par un chorégraphe – en 1924, à l’âge de 37 ans : Le corps appliqué, Dutour Éditeur, Bruxelles, 1926, pagination hésitante. :

« Le désir et le besoin. Pour acquérir un mouvement, une suite de mouvements, il faut que le danseur ait le désir de cette acquisition, ou encore qu’il en ait le besoin.

On peut désirer une chose dont on n’a pas besoin.

Exemple : Je désire faire ce pas de deux afin de répondre à la demande du chorégraphe, mais littéralement je n’en ai pas besoin, car, jusqu’ici, j’ai passé ma vie sans ce pas de deux.

On peut également avoir besoin d’une chose sans la désirer.

Exemple : J’ai besoin de nouvelles pointes, mais je n’en désire pas. J’ai besoin d’un tutu ou d’une coquille2 2 - Pointes : chaussures improbables et inconfortables conçues pour la danseuse de ballet. Tutu : jupette d’apparat portée par les danseuses de ballet; il y en a deux types : le tutu long et le tutu plateau. Coquille : coque moulée qui maintient les organes génitaux d’un danseur de ballet dans une apparente neutralité, mais ne néglige pas l’effet., mais je n’en désire pas.

On peut aussi désirer une chose dont on a besoin.

Exemple : J’ai besoin de danser et je désire danser avec ce chorégraphe.

Ce troisième cas est courant.

REMARQUE – Le besoin est toujours général, tandis que le désir est plus souvent spécialisé. Quand j’ai besoin de quelque chose, c’est de cette chose prise dans son sens général ; j’ai besoin du plaisir de la scène, du triomphe, mais sans aucune précision. Au contraire, quand je désire une chose, inévitablement je pense à une chose précise : je désire danser pour lui ou je désire danser avec elle.

Je puis avoir besoin d’une automobile (je pense automobile), et je puis désirer danser avec Joséphine Baker (c’est l’image de Joséphine Baker qui me vient à l’esprit). »

N’empêche, rien n’égale la grâce d’un cou tendu. Fin 17e début 19e, les guillotineurs furent nombreux à confirmer cette appréciation esthétique. Gaspard Dutronc, bourreau communal de Saint-Étienne, vers 1792 : « Lien du corps sans égal, je peine à le dénouer. Coups pour cous, je coupe mais ne m’habitue pas. »

Aux sons du cor, tournoyons !

La malheureuse Amalia Brugnoli dansa sur pointes dès 1823. On lui attribue la maternité de la technique moderne des pointes. Lourde hérédité. En 1832, la ballerine Marie Taglioni danse la totalité du ballet La Sylphide sur pointes ; elle ne s’en remettra jamais. Taglioni monta sur pointes avec des chaussons souples dont la pointe était simplement renforcée par une piqûre dense du chausson (extrémité et côtés) ; ils n’avaient rien de comparable aux chaussons modernes armés d’une coque rigide qui enveloppe l’extrémité du pied, y compris le métatarse, mais laissant libre la cheville et le tarse (quoi que vous en pensiez). De fait, la position sur pointes était alors brève et consistait surtout en des équilibres et des relevés – « ce qui est mieux que rien », dira plus tard Petitpas.

Un siècle passe et Harriet Hoctor, danseur vaudeville du registre burlesque, utilise alors des chaussures à semelles renforcées de métal qui lui permettent de faire des claquettes sur les pointes tout en se penchant de part et d’autre – par ailleurs beaucoup trop en arrière puisqu’il finira mort assommé. Fond sans fin des audaces artistiques, début 20e les chaussures de certains danseurs étaient armées de roulements à billes afin d’obtenir des rotations rapides, mais le résultat invariablement létal de tels montages a vite fait abandonner la méthode.

Stades intellectuels de la danse

« L’agencement idéal de l’espace dépend d’un art qui crée à partir du silence et de l’invisible. Il y a là pour l’art une provision inépuisable. L’artiste ne trouve pas – il représente. C’est pourquoi ses images sont en accord avec le monde naturel comme avec le monde historique, même lorsqu’il ne leur a pas emprunté ses modèles ; il leur est originellement apparenté. Aussi l’artiste sait-il ce qui leur convient : respect et distance. » – Djalâl ad-Dîn Rûmî, mystique persan, adepte du soufisme et maître derviche, 13e siècle.

« Nous posons un problème : la danse est-elle invention ou découverte ? Nous sommes parvenus à la conclusion que les deux doivent être vrais. Au fond il n’est pas d’invention qui ne soit un prélèvement sur les réserves cosmiques. » – Jean Parismont, maître de danse, Versailles, 18e siècle.

« On en revient toujours à des formes semblables, élémentaires. Le principe des turbines et du tournoiement derviche se trouve déjà réalisé chez les ammonites. Les moulins changent, et le vent demeure. L’abeille trace son chemin en dansant, l’homme également. De même, le principe numérique était à l’œuvre bien avant que l’homme commence à compter sur ses doigts. L’univers demeurerait intact, et les valeurs humaines ne seraient en rien diminuées si l’on cessait de calculer et de compter en ce monde. » – Kazuo Ohno.

« À côté du désert visuel se prépare un enfer acoustique. » – Merce Cunningham.

« Pieds qui tracent toutes les danses, transe féroce de mon éros, corps à l’égal de mon ego, moi mon chakra prend des poses de siamois. » – Marie Chouinard, directrice générale et artistique, COMPAGNIE MARIE CHOUINARD.

Le corps connaît – cinq chorégraphies imaginaires

1. Dans la représentation chorégraphique ancestrale – le ballet, par exemple –, c’est la figure de la proie qui compte. Le prédateur (habituellement le mâle) n’est qu’un faire-valoir, un figurant en collant, cuisses et coque mis en vitrine. Son travail est herculéen : il guette, pourchasse, bondit, attrape, rattrape, porte et reporte, puis dévore. Le ballet est animalier ; c’est une poétique de la proie. L’idée n’était pas bête, il est stratégique d’adopter cette figure : l’agilité du geste et la finesse des leurres rivalisent au mieux avec l’appétit du prédateur – les proies ne sont pas sans ressources.

Imaginons un ballet sans prédation.

2. La question se pose encore : faut-il donc passer par toute une culture, d’ailleurs partielle et lacunaire, pour envisager la question de la connaissance de soi et de l’autre, corps et âme ? Ne sommes-nous remarquables que dans la virtuosité et la lucidité ?

Imaginons une courte chorégraphie pour 12 poupons en couche. Nous aurions aussi besoin de 12 porteurs. Au début du spectacle, les poupons seraient déposés simultanément sur scène en une ligne horizontale, puis enlevés 15 minutes plus tard. Les porteurs pourraient être 12 des 24 propriétaires desdits poupons. Nous aurions également besoin d’un éclairage naturaliste, d’un plancher de bois blanchi, d’aucun accessoire, d’aucune scénographie, pas de projection, pas de maquillage, et question costume cela va de soit – une température de scène bien réglée serait cependant indispensable3 3 - Le danseur professionnel est un habitué des températures inconvenantes, le poupon, non.. La conception sonore serait simple et à l’avenant : 12 microphones suspendus à un mètre de haut au-dessus des 12 poupons, aucun moniteur sur scène, fort volume de rediffusion frontale. Bref, à 24 interprètes, nous aurions un continental modeste, sans chorégraphe, à l’état brut, fait de va-et-vient – soit précis, soit aléatoire – et de gazouillis imprévisibles.

3. Proposition bête : que l’on rebaptise la Place des Arts Place Marie-Chouinard.

Imaginons maintenant qu’au jour du changement toponymique, afin de célébrer cette nouvelle nomenclature, une chorégraphie soit créée en première mondiale sur l’esplanade de la nouvelle Place Marie-Chouinard, et que cette chorégraphie soit l’œuvre du registraire responsable du registre national des toponymes : audacieuse décision prise en accord avec les nouvelles orientations populistes du Conseil des arts du Canada. Fictivement, nommons ce malheureux registraire Jacques Durant.

Imaginons qu’il n’a jamais dansé de sa vie et qu’il n’a vu danser qu’à la télé, aux hasards de dimanches soirs pluvieux. Il a 59 ans. Il a été choisi malgré lui, il n’a pas le choix, sa femme le lui re-re-répète (elle rêve secrètement d’un triomphe). Il est inquiet, c’est normal. Marie aussi.

4. « Les autistes se reconnaissent à leurs lentes danses largo, sarabande, adagio, marche funèbre, obstinées, obsédées, sexuelles, incœrcibles, sacrées, sacro-saintes, imperturbables, infiniment secourables, inlassablement répétitives. Leurs mains s’adonnent à un même mouvement sans écart et sans fin. La danse extrêmement lente des autistes correspond à leurs yeux si profonds, si attentifs, si médusants, si immenses, si beaux. Ces yeux comme ces danses sont des vertiges qui forent sans fin, qui n’anticipent pas de terme, où ne s’aperçoit pas de fond. Ces vertiges forment peu à peu des boucles régulières, hors d’atteinte du bonheur, de la même façon qu’elles ont cherché à l’être du malheur. Trois symptômes désignent ces hommes “à l’écart des hommes”, ces individus qui s’éloignent sans un mot et sans un regard des bandes d’hommes dansant tous ensemble leur ronde communautaire, vociférante, compétitive, guerrière, perpétuelle : les rotations inapaisables de la tête, les salutations interminables d’avant en arrière, les masturbations infatigables et le plus souvent sèches, ou importunes, ou presque vaines sur le bout de leurs doigts4 4 - Pascal Quignard, L’Origine de la danse, Galilée, Paris, 2013, p. 46-47.. »

Imaginons cette description d’une manière chorégraphique, sans ajout, crûment.

5. Wikipédia nous informe que ballet vient de l’italien ballo (danser), dont le joli diminutif balletto donnera ballet en français. Selon les époques, les régions et les modes, le ballet peut être unisexe, et il peut associer de la musique, des jeux de lumière, du texte et du chant, des costumes et des décors, voire des machineries invraisemblables. Il peut être organisé de deux manières, rien de plus simple :

– soit en une succession de numéros ou entrées;

– soit en continu.

La structure du ballet à entrées semble la plus ancienne, rien de plus simple : des danses s’enchaînent les unes aux autres comme autant d’épisodes distincts, toutes logiques confondues et le plaisir n’en finissant plus – comme dans une télésérie.

Imaginons un ballet infini, tissé d’entrées éternelles, sans sortie. Une danse infinie, comme dans les camps de la mort.

Prendre son pied par la main

Le sens d’un moment précis pourrait-il apparaître en un seul temps ? Inutile d’insister : seule la succession des moments s’éclaire. Un moment n’a de sens que dans un rapport à l’ensemble des moments. Nous ne sommes chaque fois que des fragments dépourvus de sens si nous ne les rapportons à d’autres fragments. Comment sinon pourrions-nous renvoyer à l’ensemble achevé ?

Voici un pêle-mêle de notes entendues, données par des chorégraphes à des danseurs après enchaînements, à la fin du travail : « N’oublie pas ta tête », « Pense jambes », « Donne du tronc », « Un peu moins de bras », « Les hommes ont peur du bonheur », « Ne délaisse pas le regard », « Grimace moins », « Rien ne s’ajoute par ce geste », « À demain ».


Michel F. Côté, musicien de service profane prenant de temps à autre un tour de service bref, a une origine généalogique mixte : trois-quarts français, un quart allemand. Ainsi l’auteur possède-t-il un excellent bagage génétique qui stimulera ses volitions de compositeur. Rappelons que sa grand-mère maternelle était une Wagner. Artiste poreux et d’accès facile, il a pour devise cette phrase de Giordano Bruno : « Et si j’erre, c’est contre mon gré. » Il aurait aimé être danseur.

Michel F Côté
This article also appears in the issue 78 - Hybrid Dance
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