[In French]

La subjectivité selon Guattari (Chaosmose) :

« L’ensemble des conditions qui rendent possible que des instances individuelles etou collective soient en position d’émerger comme Territoire existentiel sui-référentiel, en adjacence ou en rapport de délimitation avec une altérité elle-même subjective1 1 - Guattari cité par Bourriaud, Esthétique relationnelle, Les Presses du Réel, Paris, 2000, p.94.. »

Quand j’entends le mot citoyen, j’entends Robespierre et sa bande. Les révolutions s’inscrivent d’abord dans le langage probablement parce que « la parole c’est tout ce qu’on a », nous rappelle la psychanalyste Monique Lévesque. Chez les contemporains de Robespierre, il n’y a plus de monsieur ni de madame, non plus d’enfant ou de vieillard, mais des citoyens et des citoyennes. Révolution politique et sociale. Nouveaux espoirs et nouveaux défis. Redéfinition des structures. Mais aussi, comme sur le chemin de toutes les idéologies, la révolution adopte des positions radicales de ségrégation et de censure. Comme dans « Citoyen Sade, renoncez2 2 - Et le citoyen, qui est aussi marquis mais surtout créateur, de répondre : « Je refuse toute éthique. » Entendons-nous, je ne défends ni Sade ni Robespierre. Je remarque simplement que les deux figures ne se révèlent pas l’une sans l’autre au moment où une idéologie tente d’uniformiser des désirs de liberté. Notons que c’est Robespierre qui passa finalement il l’échafaud.

Alors que la démocratie prétend embrasser la voix de tous les individus, atteindre le bien commun, en faisant du concept de citoyenneté un concept souverain, la citoyenneté sociale telle qu’on l’a vue s’affirmer par “action militante et communautaire se spécialise en agissant de manière localisée, précise, transparente. Elle a engendré des groupes et des sous-groupes dont les valeurs se sont fondées sur l’autogestion et l’autodétermination et se sont traduites par de l’action directe, parfois même à tendance anarchiste. Toute sa force repose sur un micro-activisme déployé sur mesure pour une communauté ciblée. Le centre d’artistes autogéré en demeure, pour le milieu artistique, l’exemple le plus réussi.

Est-ce par une courbe naturelle qu’aujourd’hui, à l’heure des esthétiques relationnelles et des manœuvres artistiques, le citoyen s’inscrit dans le champ de l’art, sur un terrain encore plus circonscrit, encore plus intime que celui de la citoyenneté sociale ? Le citoyen à l’œuvre produit-il de l’action politique ? Produit-il de l’activisme transformateur ? La pratique artistique impliquant le citoyen rayonne-t-elle comme une action démocratique ? Paul Ardenne prétend que « [l’]artiste participatif agit parce qu’il lui semble que l’art peut mettre de l’huile dans les rouages de la vie collective et, ce faisant, devenir un “multiplicateur” de démocratie3 3 - Paul Ardenne, L’art contextuel, « L’art comme participation », Flammarion, Paris, 2002, p. 184..» Et si des artistes l’y sollicitaient non pas sur la base de son statut de citoyen politique, mais parce qu’il est comme eux un citoyen humain aux prises non seulement avec les effets d’une démocratie capitaliste dysfonctionnelle, mais aussi avec sa propre solitude existentielle? La « citoyenneté artistique », dans sa plus simple expression, pourrait alors être lue comme une entité subjective impliquée dans une œuvre vivante à faire maintenant, un levain appelant du désir d’être, sous toutes ses formes, hors de la mire de notions de démocratie, d’éthique, de morale et de politique prédéterminées, ce qui ne veut pas dire hors de toute responsabilité ou discernement.

On est peut-être devant un art non pas tant citoyen que mitoyen, un art qui se tisse dans un entre-deux, c’est-à-dire entre deux personnes au moins, l’artiste instigateur et un ou plusieurs participants, qui deviennent co-auteurs, Dans cet entre-deux4 4 - Attrapée au vol, l’émission Cent titres à Télé-Québec : « Dans l’expression toi et moi, quel mot est le plus important ? Celui qui est au centre: ET. » s’affirment et cohabitent, selon des modalités et des conditions précises ou imprécises mais dans un cadre certain, des subjectivités énoncées et partagées, des subjectivités par où réussit parfois à poindre de l’intersubjectivité, un lien réel dans l’impermanence,.

« Être tout seul ensembles5 5 - Expression dont j’oublie la provenance. »

Comment expliquer « la place de plus en plus importante qu’occupe le citoyen dans le contexte de pratiques artistiques qui occasionnent sa participation » (Doyon/Demers) ? L’art participatif situe-t-il le citoyen dans un « nouveau rapport » ? Sans aucun doute se voit-il invité à prendre une nouvelle position par rapport à l’œuvre. Auparavant, l’œuvre se trouvait devant lui, dans son chez-soi, au musée ou à la galerie. Il la découvrait aussi par le biais de la documentation visuelle (catalogue, vidéo, etc.) ou l’imaginait par ce qu’on lui en rapportait. Par les pratiques artistiques dites d’esthétique relationnelle, de manœuvre, d’art communautaire, d’action socio-artistique ou socio-esthétique, d’art contextuel, situationnel ou « contactuel » (néologisme créé par Ardenne), certains citoyens deviennent en toute connaissance de cause ou parfois à leur insu le matériau premier de l’œuvre à réaliser. En fait, la création dépend radicalement de leur participation. L’art a toujours été en état relationnel avec son regardeur, auparavant en portant l’œuvre chez soi ou en soi (par la mémoire); maintenant le citoyen contient l’œuvre et est contenu par elle en la déterminant et en la qualifiant par sa présence vivante.

Le citoyen politique a déjà été interpellé par les arts militants, par l’art politique et par les insertions artistiques dans les appareils d’État. À cet égard, les années 1960 et 1970 ont été la plateforme de revendications et d’interventions artistiques à visées politique et sociale, mais aussi critiques par rapport aux formes artistiques traditionnelles. En parcourant le texte d’Hervé Fischer contenant le manifeste de l’art sociologique, et qui date de 1977, je lis: « L’art militant fait les questions et les réponses. Il montre le bien, le mal, alors que nous refusons de penser pour les autres et de dire ce qu’il faut croire. L’essentiel est de penser par soi-même et de se déconditionner des matraquages renvoyant à début du XXe siècle, je tracerais immédiatement un fil entre ces deux postures : d’après ce que j’en sais et en ce qui me concerne, ni l’une ni l’autre ne prétend influencer quiconque dans un sens ou dans un autre. Il s’agit d’appeler du vivant et de le laisser respirer. Puis, de le rendre visible. Cela peut être fait de mille manières. Et c’est bien ce qui rend cette chose la chose la plus intéressante qui soit. On ne sait pas ce qui va se produire : on est dans un nouvel atelier. Un atelier commun. Nous sommes ensemble la matière, les créateurs et souvent l’unique public d’une œuvre en train de se faire. Et sans prétention ni attentes précises, on y reconnaît dans cet instant le fait « d’être tout seul ensemble6 6 - Hervé Fischer, Théorie de l’art sociologique, Paris, Casterman, 1977, p.47. ».

L’artiste comme citoyen

Quelles seraient les causes de ces formes artistiques ? Certainement multiples, elles s’inscrivent forcément dans un essoufflement des illusions sociopolitiques tombées sous le règne du pouvoir de l’argent, système que Guattari nomme Capitalisme mondial intégré (C.M.L) et rappelé par Bourriaud lorsqu’il est question de présenter le paradigme esthétique du psychanalyste. « Le C.M. I. n’a cure des « territoires existentiels » que l’art a pour mission de produire. Par la valorisation exclusive de la signature, facteur d’homogénéisation et de réification des comportements, il peut continuer à faire son office, c’est-à-dire à transformer ces territoires en produits. Autrement dit, là où l’art propose des “possibilités” de vie, le C.M.I. nous en envoie la facture7 7 - Guattari cité par Nicolas Bourriaud, op. cit., p.98.. »

Toujours est-il que l’artiste étant comme tous un citoyen qualifié de droits et de devoirs, on se doute bien qu’il se prémunira à sa manière et donc par les moyens de sa pratique et de la recherche qui s’y rattache, de son droit à tenter d’inventer et de mettre à l’épreuve des instruments et des structures lui permettant de manifester et d’articuler son langage. A l’instar du citoyen engagé dans des groupes communautaires ou militants, il fonde les conditions de nouveaux rapports ancrés dans l’idée de rencontre, d’échange. L’intersubjectivité, plus que jamais, en émerge et séduit puisqu’elle libère de l’espace pour l’autre, pour soi, pour l’autre avec soi, et pour la parole et le désir des deux. Si l’on suppose que la création de cet espace participatif de confiance et de liberté, quoique relatives, soit issue d’une intolérance et même d’un refus de l’enfermement de subjectivités et d’autorités artistiques pleines et autogérées, et qu’il permet l’inscription de multiprésences acceptables pour la citoyenneté, cet art a aussi des effets. C’est pourquoi, dans le contexte de la pratique artistique à caractère participatif ou relationnel, les devoirs du citoyen artiste se singularisent en autant de responsabilités que le nombre d’adhérents à ses projets8 8 - Je préfère utiliser le mot projet, car il suppose la dimension d’une indéfinitionnalité marquée par un point de départ basé sur une intention-prétention qui se trouve très souvent transformée par l’énergie du vivant et du vécu. et à ses attitudes potentielles et exercées en fait éclore. La perspective des pratiques artistiques impliquant le citoyen et l’artiste comme matière vivante de la co-mise en signifiance et de la co-mise en forme de l’œuvres appelle donc les nouveaux co-auteurs sinon à une éthique, du moins à une responsabilité minimale et à un respect mutuel qu’on ne pourrait passer sous silence. Cela sans compter que ces nouveaux rapports sont justement d’abord humains et que, par conséquent, s’ils peuvent devenir le foyer d’expériences joyeuses, ils peuvent aussi – de part ou d’autre, c’est réel – incuber et manifester des états de résistance ou de frustration inconfortables; donc il faut savoir qu’ils sont le fruit de données déjà inscrites et enracinées dans l’histoire plurielle de chacun des participants. L’ensemble des questions soulevées par ce qui serait une esthétique éthique en contexte artistique relationnel s’avère non seulement passionnante, mais cruciale pour une étude transparente (donc transpirante) du phénomène de rencontres justifiées par et transférées en territoire de création artistique. Mais l’application d’une éthique globale me paraît délicate. C’est du cas par cas. Sans vouloir y mettre de couleur positiviste ou caritative, il me semble qu’il faille protéger le caractère humaniste comme un des éléments communs à presque toutes les versions se réclamant de la tendance artistique en question.

Je veux rencontrer quelqu’un9 9 - C’est le titre d’une œuvre-action d’une artiste française dont j’ai entendu parler mais dont je ne connais pas le nom.  

Dès 1995, j’ai produit et installé des objets situationnels dans le temps (entre quelques heures et quelques semaines) et dans l’espace (rue, parc, fruiterie, galerie, ascenseur, etc), invitant le public à prendre, à tirer, à lire, à ouvrir, à manger, à goûter ou à toucher, par exemple. J’ai fait du porte-à-porte, distribué des mots, des pommes ou du chocolat. Toujours, j’ai proposé la mise en place d’une interaction possible entre l’objet et le public ou le passant que j’espérais curieux et gourmand. Le désir de rencontre déjà là était pourtant indirect, déplacé. Je dirais aujourd’hui qu’il était transféré, comme par le mode du transfert psychanalytique, sur un objet extérieur devenu symbolique, porteur du signe du désir de rencontre. Cette notion de transfert appliquée au champ esthétique est rappelée dans le chapitre de Bourriaud sur Guattari lorsqu’il se réfère à la conférence de Duchamp donnée à Houston en 1954 sur le processus créatif: « le regardeur est le co-créateur de l’œuvre, pénétrant dans les arcanes de la création par le biais du « coefficient art » qui est la « différence entre ce que l’artiste avait projeté de réaliser et ce qu’il a réalisé ». Duchamp décrit ce phénomène en des termes proches de ceux exposés par la psychanalyse : « il s’agit bien d’un transfert » duquel « l’artiste n’est nullement conscient », et la réaction du regardeur devant l’œuvre s’opère sous l’espèce d’une osmose esthétique qui a lieu à travers la matière (…)10 10 - Duchamp cité par Bourriaud, op. cit., p.103.. » Maintenant, la matière est principalement énergie, désir, échange et presque communion. Impermanence, immatérialité et pulsion représente le véritable coefficient d’art, un enjeu basé sur la qualité de la rencontre d’inconnus, ou de connus mais dans l’inconnu, entre eux.

Depuis 2001, grâce à l’espace de liberté que procure la pratique de la performance et de l’art action, j’ai élu dans mes projets le principe de rencontre selon des modes plus directs et assumés (quoique souvent à l’aveugle) : je suis là; et ce n’est pas un objet interactionnel, qui me remplace. Moi et les autres avons donc été en présence de différentes manières. Chaque fois, la participation volontaire est surprenante. Il est très rare que les gens refusent de consacrer leur temps et leur énergie à un projet. Parfois, j’avais ou nous avions les yeux bandés, soit pour éviter que le jugement scopique ne fasse dévier le contenu de la rencontre, soit pour expérimenter la découverte de l’autre en passant par l’abandon et la confiance. Au téléphone, j’ai cherché d’autres Sylvie pour converser avec elles sur notre onomastique commune. Dans des ascenseurs, j’ai senti et embrassé des inconnus. Dans une garde-robe, nous nous sommes apprivoisés dans le noir. En Finlande, j’ai passé des heures en silence avec cinq citoyens volontaires, et nous avons ensemble expérimenté l’accès à de nouveaux langages et types d’écoute que nous ne prenons pas la peine d’explorer normalement. À la Centrale, à Montréal, en septembre dernier, pour Suppléance, j’ai tenté de renverser les conditions de présentation de l’espace d’exposition en installant des matelas dans la galerie et en laissant la place à différents concitoyens, en laissant la place à du réel en marche. Certains participants faisaient déjà partie de ma vie personnelle ou professionnelle, tandis que je ne con- naissais pas les autres. J’ai invité, par exemple, ma mère, Louise Gilbert, à faire le récit de sa vie; l’organisme STELLA qui travaille à la défense des droits des travailleuses du sexe à tenir sa réunion hebdomadaire; deux professeurs de l’UQAM, Louis Jacob et Carole Tardif, à donner leurs cours normalement dispensés à l’université et avec les étudiants nous avons fait des performances; mon amie Claire, horticultrice, à donner une conférence sur les roses; les nouvelles employées de La Centrale ont occupé la galerie pour simplement prendre le temps de se connaître alors que j’assumais dans le bureau les tâches de réceptionniste; des amis artistes avec lesquels je fais déjà des projets : Sylvette Babin, Karen Spencer, Massimo Guerrera, Nathalie Claude, Victoria Stanto n et les membres du Playgroup11 11 - Le Playgroup est un collectif montréalais autogéré en performance dont la douzaine de membres se rencontre de façon hebdomadaire depuis 1999.. Puis, récemment, lors d’une performance intitulée Mon corps mon atelier :altérité, j’en suis venue à boire l’eau de lavage de nos mains à moi et aux gens du public, et par extension, à assimiler à la fois nos différences et nos identités confondues comme communauté éphémère. Toutes ces actions laissent des traces chez moi et chez les autres, nommées ou pas, et créent des liens souvent très forts, mais pour la plupart éphémères.

En conclusion, il s’agirait de considérer les approches et les rencontres invisibles ou visibles, intimes ou publiques, en direct ou en différé, vécues avec d’autres humains et justifiées dans le cadre de l’action artistique, comme des zones d’intersubjectivités temporaires. Débarrassées des attentes-illusions souvent portées par la forme ou par le contexte d’art à vocation sociale. Débarrassées des attentes de révélations-guérisons venant de l’autre comme un soulagement existentiel qui pourtant ne peut venir que de soi-même. Enfin, si je ne suis pas certaine que les pratiques relationnelles transforment la démocratie, je suis certaine qu’elles transforment nos subjectivités parce qu’elles nous invitent à considérer l’autre comme en faisant partie de manière inaliénable. Vouloir vraiment rencontrer un concitoyen serait-il déjà une forme d’éthique?

Doyon/Demers, karen elaine spencer, Marcel Duchamp, Massimo Guerrera, Nathalie Claude, Playgroup, Sylvette Babin, Sylvie Cotton, Sylvie Cotton
This article also appears in the issue 48 - Citoyen volontaire
Discover

Suggested Reading