Ne me dites pas que je suis résiliente

Sylvette Babin
Notre capacité d’adaptation aux chocs, aux traumatismes ou aux crises est phénoménale. Cette résilience des humains et de l’ensemble des êtres vivants, animaux ou végétaux, est si puissante que le mot lui-même possède une dimension positive, évoquant une merveilleuse aptitude à traverser les épreuves, voire à en ressortir renforcé·es. Pourtant, des affirmations coup-de-poing telles Stop calling me resilient ou I’m tired of having to be resilient émergent de façon récurrente dans les communautés, en réaction à la « positivité toxique » d’une résilience convoquée à outrance.

Depuis quelques années en effet, la résilience est devenue un concept largement répandu autant dans les domaines de la psychologie et de l’environnement que de la gestion financière (où il a même acquis le statut de buzzword). À chaque nouvelle crise économique, sociale ou environnementale, on l’invoque pour répondre à des problèmes non résolus ou pour lesquels on ne tente même plus de trouver des solutions. L’essayiste Naomi Klein parle d’une « stratégie du choc », qu’elle définit comme « un ensemble de tactiques brutales qui vise à tirer systématiquement parti du désarroi d’une population à la suite d’un choc collectif1 1 - Naomi Klein, Dire non ne suffit plus. Contre la stratégie du choc de Trump, Montréal, Lux 2017, p. 8. ». Sans surprise, le capitalisme profite abondamment de ces crises et de la résilience qu’elles génèrent, car elles provoquent la mise en œuvre de politiques extrêmes qui lui sont favorables.

En préparant ce dossier, nous nous interrogions sur les façons de répondre aux assauts continuels d’une nouvelle droite réactionnaire. Partant du rôle critique que nous reconnaissons à l’art, nous nous demandions comment, dans nos réflexions, aller au-delà d’un portrait sinistre de l’état du monde afin de parvenir à lutter contre le pessimisme ambiant. Nous voulions également observer les possibilités pour l’art d’être un tuteur de résilience, tant pour les artistes que pour les personnes qui côtoient leurs œuvres, et interroger par le fait même son pouvoir de guérison. Or, face à la pensée qu’il y aurait chez les humains une « résilience naturelle et spontanée », le neuropsychiatre Boris Cyrulnik nous met en garde contre ce qu’il nomme un « optimisme démissionnaire ». Il précise que « la partie décroissante des souffrances n’est pas le résultat d’une vertu naturelle, elle est attribuable à la reconstitution d’une solidarité et au travail de sens effectué au cours des tentatives d’explication. Ceux qui mettent longtemps à se remettre du trauma ou ne s’en remettent jamais sont ceux qui ont été abandonnés par le groupe2 2 - Boris Cyrulnik, Autobiographie d’un épouvantail, Paris, Odile Jacob, 2008, p. 42. ». En d’autres termes, pour qu’il y ait de la résilience, il faut d’abord qu’il y ait de la solidarité… Devant la détresse humaine provoquée par les multiples crises, serions-nous en déficit de compassion ? Quel message nous envoie, par exemple, la récente fermeture du chemin Roxham, à la frontière canado-étatsunienne, quant à la volonté de nos gouvernements à trouver des solutions autres que d’abandonner les migrant·es à leur sort ?

Plutôt que l’éloge d’une résilience individuelle où l’humain serait à la fois victime d’un traumatisme et responsable de sa guérison, c’est un appel à la résistance qui émerge des textes de ce dossier. « Le refus met fin au tokénisme associé à la pensée résiliente, laquelle projette un avenir basé uniquement sur les structures de pouvoir actuelles », affirme Kristen Lewis en ouverture, en précisant la distinction à faire entre l’inactivité présumée du refus et la force qui sous-tend le rejet d’une situation injuste. Cette force, Nathalie Batraville et Ariane De Blois l’abordent à travers le concept d’agentivité perturbatrice, vu ici comme une pratique d’empuissancement des personnes victimes de l’oppression systémique. Selon les autrices, l’agentivité, ou le pouvoir d’agir, est motivée à la fois par l’amour et par la rage, tous deux conçus comme des actions (plutôt que des émotions) intimement liées.

La récurrence des désastres écologiques produisant son lot de traumatismes, les enjeux de la crise climatique sont aussi largement abordés dans ce numéro. La crainte d’une catastrophe nucléaire, par ailleurs, réactivée par le conflit entre la Russie et l’Ukraine, vient sans doute amplifier l’état d’anxiété qui nous habite. Si l’art joue un rôle important dans notre capacité de transcender la peur, Cody Caetano souligne que la simple reproduction de ce qui nous effraie ne contribue pas à nous doter d’un « codex » de résilience. Il propose de nous inspirer de la conception anishinaabe du monde, dans laquelle « l’humanité prend place dans un mouvement continu et permanent », approche qui met en perspective notre présence dans l’univers. D’autres artistes choisissent de s’outiller, conceptuellement et juridiquement, afin d’agir contre les crimes climatiques. Dans ce contexte, Marie J. Jean affirme que « si l’idéologie néolibérale a récupéré le concept de résilience en déployant une rhétorique apparemment empreinte de bonnes intentions, l’imaginaire semble un outil plus apte à opérer une transformation radicale des comportements et des actes qui ont causé la crise climatique ». C’est peut-être, en effet, par des actions concrètes, mais non dépourvues de poésie, que l’art en arrive à contribuer à un réel changement social et participer à la résilience écologique. Le potentiel de résilience (et de résistance) de la nature est un modèle particulièrement inspirant pour les artistes. L’analogie entre les personnes marginalisées et les mauvaises herbes – terme en soi contestable, comme le rappelle Giovanni Aloi – se décline ici en refus de se conformer (à un territoire ou à une politique) et en pouvoir de résister à la normativité.

Finalement, en parallèle de son approche critique, ce dossier parle également de guérison sociale et culturelle, d’amour et de bienveillance. Il semble bien qu’en convenant d’œuvrer à la solidarité sociale et à la justice climatique, nous sommes en voie de redonner à la résilience sa connotation d’espoir.

Sylvette Babin
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108-Esse-Resilience
Cet article parait également dans le numéro 108 - Résilience
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