Les nouvelles transactions de l’art 

Sylvette Babin
D’entrée de jeu, précisons l’ambiguïté que les titres Commerce et Intercourse pourraient soulever. Alors qu’en français le terme évoque sans ambages les échanges monétaires, en anglais, il renvoie plutôt aux rapports humains, voire sexuels. Or, c’est justement cette double optique que le présent dossier aborde en s’attardant aux « transactions » implicites de ce qu’il est maintenant convenu de nommer l’esthétique relationnelle. Il y a déjà plus d’une décennie qu’est apparue cette ­théorisation d’une pratique (elle-même peut-être moins récente) ayant provoqué un véritable raz de marée dans le monde de l’art. Initialement orientée sur des principes de rencontre et de communauté en tentant de repenser le rapport à l’institution et de s’extraire de l’économie du marché de l’art, l’esthétique relationnelle suscite, avec un certain recul, de nouvelles réflexions. 

Pour aborder le sujet, plusieurs questions ont été posées, à savoir si – dans ces pratiques qui dépendent de la participation de l’autre – l’individu ne serait pas devenu un nouveau matériau, si on ne serait pas en train de démontrer que même la participation peut se monnayer et si, justement, ces deux phénomènes ne contribueraient pas à saper l’utopie relationnelle. Ces questions, qui prennent leur source dans de nombreuses critiques formulées chez certains auteurs américains (par exemple, Claire Bishop et Rosalyn Deutsche), ont mené à des propositions très diversifiées. Soulignons qu’il ne s’agit pas pour nous d’invalider les manifestations et les œuvres relevant de l’esthétique relationnelle, ni de remettre en question les motivations qui les sous-tendent, mais plutôt d’observer, à travers ces différentes voix, certains enjeux moins discutés ou qui n’ont peut-être pas été considérés lors de l’émergence de ces pratiques. 

Une transformation des paradigmes de l’art relationnel était sans doute à prévoir pour assurer la pérennité des œuvres et, par le fait même, leur efficacité symbolique1 1 - Je fais ici référence aux propos de Jacques Rancière qui rappelle que l’efficacité ­symbolique de l’art relève essentiellement de son exhibition : « La dispersion des œuvres d’art dans la multiplicité des rapports sociaux ne vaut qu’à être vue, soit que l’ordinaire de la relation où il n’y a “rien à voir ”  soit exemplairement logé dans l’espace normalement destiné à l’exhibition des œuvres ; soit qu’à l’inverse la production des liens sociaux dans l’espace public se voit pourvue d’une forme artistique spectaculaire ». Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La fabrique, 2008, p.78.. On remarque dès lors l’apparition de certaines « déclinaisons » de l’esthétique relationnelle (résultant peut-être aussi des changements qui surviennent simultanément sur la scène artistique, comme la recrudescence de l’œuvre objet et le développement ­fulgurant du marché de l’art). Si – à l’origine des pratiques relationnelles – la trace a souvent été volontairement absente ou considérée comme une simple archive servant de mémoire, de nouvelles propositions surgissent dans lesquelles les artistes créent des situations dans le but précis de produire une œuvre plastique. On constate alors que la rencontre avec l’autre devient bel et bien une transaction (parfois monnayée) qui vient réattribuer la dimension économique à un terme qui était généralement employé de façon métaphorique. Totalement assumées et se distinguant des intentions pastorales propres à plusieurs actions fondées sur la convivialité, ces œuvres proposent une nouvelle approche de l’art ­relationnel sur laquelle il sera intéressant de se pencher. 

Commerce | Intercourse propose donc un regard sur les multiples facettes de l’économie relationnelle en considérant comment ces œuvres s’inscrivent dans la logique marchande, en réfléchissant sur l’éthique de ces pratiques et sur les risques d’instrumentalisation du participant ou encore en analysant des œuvres qui reprennent volontairement les différents modèles financiers, soit pour les parodier, soit pour les mettre à profit.

Sylvette Babin
Cet article parait également dans le numéro 73 - L’art comme transaction
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