Les multiples figures du féminisme

Sylvette Babin
Plus d’un siècle s’est écoulé depuis les premières actions féministes et pourtant les débats sur la question de l’égalité homme-femme sont loin d’être épuisés. Il existe toujours, sous de multiples formes, de l’iniquité, de l’oppression ou de l’exclusion qui nous poussent à renouveler les réflexions autour du féminisme.

On ne peut plus, aujourd’hui, concevoir un universalisme féminin regroupant les femmes dans une seule et même catégorie. L’approche intersectionnelle, lancée dans les années 1960, a mis au jour les nombreux aspects de la stigmatisation (raciale, sexuelle, économique) subie par différents groupes de femmes et nous incite à tenir compte de la multiplicité des expériences possibles. Il est donc maintenant plus adéquat de parler des féminismes.

Observer les féminismes dans l’art nous conduit aussi à tenir compte des actions menées dans la société, en l’occurrence dans les sphères politique et médiatique. En ouverture de ce dossier, l’analyse par Jennifer Griffiths de la nudité dans les manifestations féministes montre, d’une part, comment la réification du corps des femmes dans la culture visuelle le dépouille de sa fonction activiste et fait état, d’autre part, de l’appropriation du corps féminin par les luttes de pouvoir politique et culturel. L’exemple des Femen est prégnant, si l’on en juge par la spectacularisation médiatique d’images qui nous détournent parfois des enjeux initiaux. Le port du voile est un autre exemple notoire qui incite à se pencher sur les effets des récents débats à son sujet, dans la société, mais également au sein des groupes féministes. Valerie Behiery rappelle que « [l]es prises de position féministes qui nient toute agentivité aux femmes visiblement musulmanes reproduisent par inadvertance les discours dominants sur le voile ancrés dans le colonialisme ».

Le milieu de l’art ne fait pas exception et comporte son lot de situations préoccupantes. Nonobstant la présence majoritaire de femmes dans les études et la pratique des arts, elle reste minoritaire dans les institutions. La place accordée aux femmes artistes dans les grandes expositions est souvent l’effet de mesures de discrimination positive (expositions thématiques de femmes, quotas de représentativité, etc.). Ce numéro, signé uniquement par des femmes, pourrait d’ailleurs sembler adopter cette position ; le fait est que peu d’hommes ont manifesté un intérêt à y collaborer. Les préoccupations féministes seraient-elles encore considérées comme « une affaire de femmes » ? La sexospécificité n’est d’ailleurs pas absente de la scène artistique où l’on remarque certaines conventions tacites. On constate notamment que le développement des pratiques commissariales, qui a donné une voix aux commissaires travaillant initialement dans l’ombre, a peut-être aussi contribué à exacerber le caractère secondaire des rôles généralement occupés par des femmes. Nanne Buurman souligne à cet égard que « [l]’imposition de modèles masculinisés de l’art de relation a entrainé une forme d’héroïsation des commissaires d’exposition […] tandis que le déplacement du travail féminin de reproduction, d’entretien et de soins dans la sphère publique aboutit plus souvent à la précarité et à un maigre salaire qu’à l’apologie de réalisations exceptionnelles ». Prendre conscience de telles situations et les reconnaitre comme des faits seront certainement les premières étapes d’un changement de paradigme. Du reste, le sous-financement du secteur culturel, qui est l’un des obstacles majeurs au changement en ce qui concerne la précarité économique, ne serait-il pas justement une autre forme de stigmatisation des femmes par les pouvoirs politiques ?

Les questions liées aux féminismes dans le champ de l’art sont nombreuses. L’espace de cette tribune étant limité, nous avons décidé de l’élargir sur le web afin de faire entendre davantage de voix. Ainsi, nous avons proposé à des personnalités réputées pour leur apport au féminisme d’exprimer brièvement leur vision en répondant à la question : « Quel est selon vous l’enjeu féministe le plus important auquel le milieu des arts doit faire face aujourd’hui ? » Leurs réflexions sont publiées sur notre site web, au esse.ca/fr/parolesdefeministes.

L’ensemble du dossier et des portfolios propose une sélection de pratiques féminines et féministes, militantes ou non, issues d’approches et de communautés diverses. Dans ce contexte, la (re)présentation du corps est indéniable. Mais en contrepoids à la réification mentionnée précédemment, les artistes que nous présentons font appel au corps comme moyen d’émancipation ou d’affirmation identitaire propre à chacune. Selon Thérèse St-Gelais, « c’est parce que le corps relève à la fois du public et du privé qu’il peut s’avérer, parfois malgré lui, porteur de revendications ». Ces revendications, prises de position ou affirmations prennent autant de formes que le permet la diversité des artistes : subversion, soulèvement protestataire, remise en question des archétypes de genre et d’hétéronormativité, approche féministe postcoloniale, résurgence des pratiques ancestrales, représentation de soi, utilisation consciente et assumée de la séduction sont autant de manières de dire, encore, la nécessité des féminismes.

Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Cet article parait également dans le numéro 90 - Féminismes
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