D’une fragilité sans faille

Sylvette Babin
C’est en continuité avec les dossiers précédents portant sur les actions réciproques et le déchet que nous avons voulu produire ce numéro, en posant un regard sur la fragilisation des différents ­paramètres de l’art, de ses matériaux, de ses dispositifs et de ses modes de ­production, jusqu’à la fragilisation de la figure même de l’artiste. C’est aussi dans cet esprit que les auteurs ont répondu à notre appel, rendant possible une réflexion élargie où le fragile apparaît sous sa forme ­matérielle – par la friabilité de l’objet ou le caractère éphémère de ­l’œuvre, et ­subséquemment par leurs modalités de conservation –, et où il est également pensé sous les divers aspects ontologiques qui le sous-tendent. Ainsi la ­fragilité trouve-t-elle sa place dans un essai sur le sublime et ­l’esthétique de l’inadéquation rencontrés dans des natures mortes ­photographiques – celles-ci mises en parallèle avec les Vanités de la Renaissance (Falvey) –, tandis que la singularité de l’être (et par ­extension sa fragilité) est opposée à la notion de plasticité, soulignant  notamment les tentatives de dépasser la matière (en ­l’occurrence le verre et le plastique) « pour en révéler “l’esprit”, c’est-à-dire sa teneur culturelle et ­civilisationnelle » (Poulin). Bien sûr, les ­multiples ­orientations des analyses ont été ­inspirées par autant ­d’œuvres ­traitant, directement ou indirectement, de la fragilité. Plus que jamais nous remarquons que ce sont les œuvres elles-mêmes, par leur ­délicatesse, par la précarité de leur mise en forme ou par la ­symbolique des sujets et des matériaux choisis, qui ont motivé les propos des auteurs. Ainsi la nature éphémère des installations de Chih-Chien Wang et Joanne Poitras, la charge figurative du sucre chez Aude Moreau, les projets immatériels de Patrick Beaulieu et l’approche intimiste de Sophie Calle ont-ils servi de base solide à la formulation des différentes théories et contribué à l’équilibre entre l’œuvre et son analyse, une des forces de ce dossier. 

Le portfolio fait également état de la diversité de la perception du fragile dans l’art. Ici encore, un regard sur la matière est incontournable : l’usage du verre, de la porcelaine, de la glace et des cendres en sont de beaux exemples. Mais au-delà du risque de voler en éclats, les œuvres publiées appellent une réflexion sur la délicate essence de l’être, sur la fragilité des relations avec l’autre, sur la disparition, la perte ou la mort. Ainsi, le cassable fait-il place au précaire, le palpable à l’évanescent, le matériel au spirituel. 

En choisissant cette thématique, nous avions souhaité solliciter des réflexions qui se positionneraient au-delà de la fragilité de l’œuvre, en traitant, notamment, de la fragilité humaine. Nous n’avions ­certainement pas envisagé de côtoyer la mort d’aussi près. Nous aurions préféré l’observer de loin, l’évoquer simplement comme une source ­inévitable d’inspiration pour l’art et pour la littérature. Il en fut autrement. Le décès prématuré d’un collègue et ami, l’artiste, auteur et commissaire
Patrice Duhamel, nous confronte brusquement, violemment, à la fragilité de l’être. Dans un texte inédit intitulé « Les seuils de l’inquiétude », Patrice écrivait : « J’écoute parce que je suis un sujet inquiet et en état d’alerte. C’est déjà une sorte de suspense. Je cherche à comprendre la place qui m’est octroyée et que j’occupe en ce monde. J’écoute parce que je veux déchiffrer, parce qu’ainsi je “cueille” et je “lis” selon ­l’étymologie de ce mot et donc j’enregistre. J’écoute parce que, comme le pense Roland Barthes, je dis à la fois, impérativement, “écoutes-moi” ». Pour cet artiste qui a travaillé sur tous les fronts de l’art, le plus bel hommage à lui rendre sera certainement de « l’écouter », à travers son œuvre, et de continuer à faire connaître son travail. Aussi avons-nous invité Jean‑Pierre Vidal, qui avait brillamment écrit sur une exposition de Patrice Duhamel dans le numéro 51 de esse, à poser un nouveau regard sur ses toutes ­dernières œuvres, aussi belles et riches que les précédentes. Nous espérons que ces quelques pages contribueront à préserver l’Œuvre de Patrice Duhamel dans la mémoire collective. 

Sylvette Babin
Cet article parait également dans le numéro 65 - Fragile
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