Ce que nous raconte l’abstraction

Sylvette Babin
Longtemps confinée à des impératifs formalistes et autoréférentiels qui invitaient à voir dans une œuvre uniquement ce qu’elle donne à voir (« ... l’œuvre plastique ne peut se réduire à quoi que ce soit d’autre qu’elle-même », affirmait Clement Greenberg), l’abstraction s’est progressivement libérée du joug greenbergien pour retrouver sa puissance évocatrice. Sans refaire en détail le parcours historique de cette émancipation, soulignons seulement que l’abstraction n’est pas apparue avec le modernisme : le motif abstrait présent dans les cultures visuelles prémodernes, notamment dans l’art médiéval ou dans l’art ornemental islamique, celtique et africain, se manifestait déjà comme moyen d’expression de la réalité invisible ou du sacré.

Mais la « récupération » de l’abstraction par le projet moderniste occidental a probablement contribué à façonner une définition radicale et relativement biaisée de l’art abstrait, définition qui a perduré dans le temps, comme le montre une anthologie publiée en 1995 et citée par Georges Roque : « Tandis que le modernisme dans les arts visuels est un mouvement très varié, il y a de bons arguments pour affirmer que c’est l’abstraction qui le représente le mieux. L’ethos de l’abstraction place l’expérience visuelle et esthétique au-dessus de tout le reste (comme la narration, l’illusion ou l’effet moral) et met en évidence l’importance de l’artiste comme créateur individuel ainsi que son indépendance vis-à-vis de la société1 1 - Eric Fernie, Art History and its Methods: A Critical Anthology, Londres, Phaidon, 1995, p. 349. Cité par Georges Roque, « Abstraction et modernisme. Réévaluer l’art moderne et les avant-gardes », sous la direction d’Esteban Buch et al., Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2010, accessible en ligne, par. 56.. »

Pour cet historien de l’art, c’est d’abord l’équation « abstraction = modernisme » qui pose un problème, puisque les manifestations de l’art abstrait dépassent largement les dictats formels de ce mouvement. Il est d’ailleurs dorénavant admis que, figuratif ou non, l’art ne peut faire abstraction ni de son contexte, ni de l’expérience de l’artiste, ni même de l’expérience de la personne qui le reçoit. « “[L]’art pur”, non tributaire de l’expérience, n’existe pas2 2 - Meyer Schapiro, La Nature de l’art abstrait, Allia, 2013, p. 14. », affirmait déjà le théoricien Meyer Schapiro en 1937, une idée que la critique Rosalind Krauss réaffirme, 35 ans plus tard, en soulignant que « [f]aire l’expérience d’une œuvre d’art renvoie toujours, pour une part, aux pensées et aux sentiments ayant permis ou, mieux encore, ayant provoqué la réalisation de l’œuvre3 3 - Rosalind Krauss, L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Macula, 1993, p. 19. ». En effet, si l’art abstrait acquiert une certaine autonomie face à l’impératif de représenter le réel, il n’en reste pas moins intimement lié au monde qui l’entoure.

Mais qu’est-ce qui fait, ou ne fait pas, l’abstraction aujourd’hui ? Plutôt que de chercher, encore, à justifier sa pertinence, nous nous intéresserons aux manières dont elle se manifeste, un siècle après Kandinsky. Parmi les plus perceptibles se trouve la disparition des hiérarchies esthétiques et disciplinaires qui primaient à l’époque moderniste, car elle fait ressurgir les motifs autrefois attribués à l’art ornemental ou les techniques traditionnelles écartées de la conception de « l’art pur », comme le tissage et la broderie. C’est pourquoi nous proposons dans ce dossier de nous détourner du dogme de l’Abstraction en tant que genre historique – duquel les artistes noir·es et autochtones ont par ailleurs souvent été exclu·es – pour considérer ses différentes avenues plastiques et sémantiques, mais également politiques. Ainsi nous faisons appel à la pluralité des formes, qu’elles soient picturales, tridimensionnelles ou performatives, lesquelles redonnent à l’art abstrait tout le pouvoir d’évocation dont il était jusque-là privé. On aura compris qu’il n’est plus question de nos jours de penser l’abstraction comme une pratique dépourvue d’une dimension narrative. Qu’on les qualifie d’abstraites, de non figuratives ou de non objectives, ces œuvres nous racontent bel et bien une histoire.

Nous verrons comment des artistes explorent cette narrativité, tantôt en se positionnant face à l’histoire (masculine) du modernisme, par exemple en la représentant par le truchement de la reproduction fidèle d’œuvres de cette période, tantôt en laissant le récit prendre place dans les interstices de l’informe. C’est par l’abstraction que ces récits parfois teintés de douleur ou de traumatisme se parent de multiples voiles, pour s’extraire d’un réel trop révélateur, mais aussi pour élargir l’expérience de l’œuvre en augmentant les possibilités de créer du sens. « Le potentiel inépuisable de l’abstraction réside précisément dans sa capacité à nous rendre intimes avec l’irreconnaissable », souligne Brian T. Leahy. Et en effet, à l’ère où la surenchère d’images et d’informations inonde nos vies, c’est peut-être dans l’abstraction que nous trouverons refuge. Mais s’abstraire du poids du réel n’est pas pour autant s’y soustraire… Dans cette invitation à entrer dans les abstractions, nous proposons simplement de rétablir le dialogue entre le contenu et la forme, entre le politique et le poétique, pour nous entretenir avec des œuvres qui évoquent la réalité autrement.

Image de la couverture du numéro Esse 114 Abstractions.
Cet article parait également dans le numéro 114 - Abstractions
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