Louis Joncas[sans titre | untitled] (détail | detail),
série Detritus series, 1999-2004.
Photo : permission | courtesy Projex-Mtl Galerie, Montréal
Vous êtes de pauvres types, des faillis. Votre rôle est terminé. Allez là où est votre place, dans les poubelles de l'histoire. – Léon Trotsky

Paradoxalement, tout en étant ce qui doit a priori disparaître, le déchet est ce qui reste, cela même qui ne peut être ni consommé ni assimilé. Il est de l’ordre du surplus, de l’excédent, de ce qui est « en trop ». Par là, également, il touche au luxe, dont il serait quelque chose comme le revers ou le pendant. Paradoxalement donc, car il est encore, et avant tout, placé sous le signe de l’insuffisance et de la perte. Le manque est sa caractéristique propre, essentiellement, il est ce qui se défait. Ces quelques constatations préliminaires nous font entrevoir, d’emblée, l’étrange objet dialectique qui « gît » sous ce terme et le foisonnement infini de ses possibilités. 

Mais est-il si facile de dire et désigner ce qu’il recouvre, avant même que de comprendre ce qui s’exprime (ou « agit ») en lui ? Au fond, qu’est-ce qu’un déchet ? Certainement ce qui ne trouve pas ou plus son emploi. Il est avant tout l’imparfait : le raté ou le désuet. L’imperfection est son mode d’être, la défectuosité ; que celle-ci soit l’effet de l’usure, d’un ­accident ou d’une insuffisance de ses qualités propres. Il est encore un « objet du temps », ce qui est passé ou dépassé, un produit de ce temps même, et comme saturé par cette dimension. En lui se joue aussi, ­quoique à une profondeur étrange, la dialectique du visible et de ­l’invisible. Il hante à chaque degré tous les pans de la culture

En tant que catégorie, le déchet souffre cruellement de déterminations spécifiques : il est un « fourretout ». S’il fallait dessiner son « champ », au sein même de la langue, un premier cercle sémantique nous livrerait sans doute ruine, décombre, débris, fragment, sédiment, scorie ; viendraient aussitôt vestige, relique, reliquat, résidu, reste ; un troisième, contenant encore chiffon, haillon, guenille, mue, dépouille, ­oripeau ; enfin, le dernier, certainement le plus « infernal » des quatre, pareil à un cloaque, recelant rebut, détritus, ordure, immondice, sécrétion, déjection, excrément. La liste n’est pas exhaustive mais elle ne manque pas, du moins, d’esquisser quelques directions préalables, quelques « sens », comme des rémanences, attachés à ce mot. Car, même s’il ­semble possible d’organiser ces termes et les différencier en espaces sécables, en catégories donc, ce sont des espaces éminemment poreux, et chaque élément conserve une labilité plus grande que la seule place qui lui a été assignée. Ainsi chaque terme, par contagion, mais encore chaque registre de termes attire à soi un nombre de termes plus grand, chacun étroitement lié aux autres sous le couple, comme un joug, de la perte et de la destruction. Débris, dépouille ou restes peuvent se dire du cadavre (les restes, la dépouille mortelle de l’homme), rejoignant en cela la « part putrescible », intime, du déchet, à laquelle se lient l’ordure, ­l’immondice, la déjection, l’excrément – tout comme, dans ce même ­cadavre, ils en peuvent désigner l’« imputrescible » ou l’irréductible du corps (ossements), dont témoignent les crânes des Vanités dans la peinture, ou celui de Yorick, qui fait demander : « Combien de temps un homme gît-il en terre avant de pourrir1 1 - William Shakespeare, Hamlet, trad. F. Maguin, Paris, Flammarion (GF), 1995, p. 369.  ? ». 

Restes, débris humains – autant d’objets du temps là encore, déchets, autant qu’objets paradoxaux ou dialectiques. Mais la dépouille (spolium) est aussi le trophée, le butin pris à l’ennemi, comme les ­armures fabuleuses des guerriers de l’Iliade, et partage avec « spolier » ce vieux fond de ruine, de guerre et de destruction (les décombres d’une ville, les débris ou les restes d’une armée). « Trophée », « butin », « dépouilles ­victorieuses » – objets paradoxaux, ces biens culturels2 2 - Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire», dans Œuvres III, trad. M. de Gandillac et P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 432. sont comme oblitérés par leur origine de défaite ou de « désastre », donc, en ­définitive, restes, débris, déchets témoignant de ce désastre même, c’est-à-dire encore : déchets de l’Histoire, résidus, vestiges, débris d’une culture ostensiblement hissés au rang de trophées. Le déchet n’est plus seulement l’indice mais le lieu même d’une catastrophe, aussi obscure soit-elle.

En tout état de cause, il semble la chose la plus naturellement soumise à l’ambivalence et à la mobilité signifiante du sacer. Rognures d’ongles, cheveux, sécrétions et excrétions (sang, salive, sperme, urine, excréments, etc.) – qu’ils relèvent de la magie ou de la ­psychopathologie sexuelle, ces « objets » aboutissent toujours à la même équation : ­données objectives plus surcroît de signification égalent objet ­magique (fantasmatique), dans laquelle ce surcroît bouleverse ou refonde ­intégralement leur caractère de valeur. Car c’est ici comme une évidence que cette notion est au cœur même de la question du déchet. Perte de valeur donc, qui frappe la chose de plein fouet, non simplement dans sa valeur d’usage – la dévalue. Ce mouvement, ce rabaissement général qui s’opère (ce « rabattement », entre autres, de la catégorie de l’utile à celle de l’insuffisant ou de l’inadapté) a ceci de particulier qu’il procède moins, en réalité, du défaut d’utilité que de l’atteinte à l’intégrité même de la chose. C’est cette perte de l’unité, ce morcellement qui fait que le déchet n’est plus la chose, mais son symptôme ; plus l’horizon de la chose, mais sa mise en crise. Il n’est pas seulement cet objet inerte et brisé, ouvert à sa propre inutilité, mais, comme le dit Marx de la marchandise, il est encore, ou à ce moment surtout, « [plein] de subtilités métaphysiques et ­d’arguties théologiques3 3 - Karl Marx, Le Caractère fétiche de la marchandise et son secret, trad. J. Roy, Paris, Allia, 1995, p. 9. », et c’est à ce point précis qu’il peut être ­réinvesti de significations particulières.

Inutile et fragmentaire, donc – ce caractère violemment incomplet du déchet le fait peu à peu apparaître sous la forme d’un « objet ­partiel ». Mais, dans ce domaine, comme le pied pour le fétichiste, la partie vaut pour le tout, ce qui n’est pas la moindre de ses caractéristiques, son ­irréductibilité en quelque sorte. Car il ne peut être rien d’autre que ce qu’il est, quand bien même il s’amenuiserait jusqu’à disparaître. Ainsi, le globe oculaire de Granero, introduit dans le vagin velu de Simone, ­s’autonomise jusqu’à devenir un organisme propre. Non plus tel organe, fragment de tel corps, mais quelque chose de merveilleux, ­d’incompréhensible et d’entier4 4 - Georges Bataille, « Histoire de l’œil », dans Œuvres Complètes, tome 1, Paris, Gallimard, 1970, p. 69..

Georges Bataille ici, pour ressaisir tout ce qui s’exprime en fait de bas ou d’ignoble dans le déchet. Par quel désastre la plus belle parure se convertit en guenille, chiffon, loque, haillon – serpillière ? Par quelle catastrophe, par quel démembrement ? Perte de l’intégrité de la chose, comme cela a été énoncé plus haut, altération plus qu’inutilité (quoi de plus utile, en fait, qu’une serpillière ?). Cette atteinte à l’intégrité, c’est encore, avant tout, une atteinte à la dignité de la chose – non ­simplement prise sous son aspect de « marchandise » –, d’où ce mouvement secret du dégoût. Perte de la dignité, dévaluation, déclassement, ce ­rabaissement vers le sol, car le déchet, cela dit avec l’évidence d’une tautologie, c’est ce qui déchoit, radicalement, tombe. Rebut : ce qui est mis de côté (ob-­scène), tout autant que ce qui rebute, produit le dégoût. Il porte avec lui son indignité comme sa marque propre. Symptôme de la chose, il est encore le stigmate de la marchandise.

Louis Joncas
[sans titre | untitled], série Detritus series, 1999-2004.
Photo : permission | courtesy Projex-Mtl Galerie, Montréal

Les quatre cercles esquissaient déjà ce mouvement, ce périmètre du bas, ou plutôt du bas matérialisme cher à Bataille. Dans un article de Documents intitulé « Le bas matérialisme et la gnose », s’ouvrant ­justement sur l’antique distinction5 5 - C’est la distinction aristotélicienne entre la matière (indéterminée) comme puissance et la forme (détermination) comme son actualisation. « La matière a en effet pour caractéristique d’être d’abord en puissance (dunamis) ce qu’elle va devenir en acte (energeia) sous l’effet de la forme. » (Pierre-Marie Morel, Aristote, Une philosophie de l’activité, Paris, Flammarion [GF], 2003, p. 33.) Mais, du point de vue de la substance (ousia), Aristote établit également une hiérarchie, la forme se situant à un degré supérieur vis-à-vis de la matière. (Voir ibid., p. 121) matière (hulè)/forme (eidos) et sa ­critique, il réclamait « un matérialisme n’impliquant pas d’ontologie », c’est-à-dire le refus de toute « chiourme philosophique », de toute « redingote mathématique » habillant l’univers – corollaire de ce qu’il nomme ailleurs « l’insubordination des faits ».

« La matière basse est extérieure et étrangère aux aspirations idéales humaines et refuse de se laisser réduire aux grandes machines ontologiques résultant de ces aspirations6 6 - Georges Bataille, « Le bas matérialisme et la gnose », dans Documents, n° 1, 1930, tome 2, Paris, Jean-Michel Place, 1991, p. 6.. »

Irréductible, irrécupérable, comme le projet dadaïste d’« avilissement systématique de la matière même de [l’œuvre] » décrit par Walter Benjamin7 7 - Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (Dernière version), dans Œuvres III, trad. M. de Gandillac et R. Rochlitz, op. cit., p. 308. : « obscénités » et « détritus verbaux » ­composant leurs ­poèmes, déchets du quotidien (boutons, tickets) collés sur leurs tableaux. Mais, chez Bataille, il s’agit bien plus d’altérer, d’ouvrir, de « besogner » (d’« irriter », pour reprendre l’expression de Georges ­Didi-Huberman8 8 - Voir Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995.) la forme, l’image ou toute autre détermination que ce soit et ­d’atteindre, par-delà la matière (l’indéterminé), un seuil d’indétermination plus grand, c’est-à-dire l’informe.

Au « bas matérialisme » des quatre cercles inférieurs, on peut, en élargissant le champ, adjoindre encore des éléments immatériels : miasme, effluve, relent, réminiscence ; comme des entités abstraites et irréductibles (nombres) : ratio, reliquat, reste ; permettant, ­relativement à l’altération, d’énoncer ceci : le déchet dessine la limite, la marge, aussi mince soit-elle, entre l’essentiel et l’inessentiel. Il participe ainsi de ­l’essence de la chose, quoique de manière négative. Mais, également, il est révélateur de pratiques culturelles dont l’aspect de ­consommation n’a qu’une moindre part. À ce point précis, il n’est pas de « reliquat ­irréductible », pas plus que dans la « vie nue9 9 - Voir Maurice Blanchot, « L’Espèce humaine », dans L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 191-200. ». Décrivant les pratiques de fermentation du saumon chez les Inuits de la zone septentrionale, André Leroi-Gourhan termine, écrivant ceci : « Enfin les restes, ­complètement inutilisables pour l’homme, sont donnés aux chiens, à moins qu’une disette ne prolonge leur usage culinaire10 10 - André Leroi-Gourhan, Milieu et technique, Paris, Albin Michel, 1945-1973, p. 168.. » 

Limite entre l’essentiel et l’inessentiel donc, « car ce qui peut s’ajouter ou ne pas s’ajouter sans conséquence appréciable ne fait pas partie du tout11 11 - Aristote, Poétique, trad. J. Hardy, Paris, Gallimard (Tel), 1996, p. 93.. »

Catégories, à nouveau, mais cette fois-ci guidées par le ­philosophe (« maestro di color che sanno ») dans l’architecture délicate et ­compliquée de son édifice, « véritable boîte à outils logique et ­ontologique », de laquelle Saint Augustin déclarait « [s’imaginer] que tout ce qui est, est absolument compris sous ces dix Catégories12 12 - Saint Augustin, Confessions, trad. A. d’Andilly, Paris, Gallimard (Folio), 1993, p. 144. ». Architecture à ­étages, également, car ce n’est pas une simple mise à plat de prédicats interchangeables, les dix catégories observant une hiérarchie, avec les ­essences premières, singulières et séparées (ousia), qui, comme une ­flèche, ­coiffent l’ouvrage. Mais, de tout ce qui se prédique de l’essence première, ainsi des neuf autres items aristotéliciens, il ne s’agira, ici, que de se préoccuper du dixième : paskhein (pâtir)13 13 - À ceci près qu’il faut encore signaler que les neuvième et dixième catégories ­forment un couple : Poiein (agir)/Paskhein (pâtir) et que l’altération est relative à toutes deux, mais « qu’il existe deux sortes d’altération : l’une est un changement vers des dispositions privatives [paskhein], l’autre va dans le sens des dispositions positives [poiein] et de la nature du sujet. » . En usant d’une métaphore, si l’essence (ousia) est la bouche, paskhein alors est l’anus, l’un entretenant avec l’autre un étrange rapport de réversibilité. Pâtir : ­souffrir, être altéré, éprouver une privation ou encore « une certaine destruction sous l’action du contraire14 14 - Aristote, De l’âme, trad. E. Barbotin, Paris, Gallimard (Tel), 1994, p. 54. ». Mais l’altération (alloiôsis) n’est pas la ­corruption (phthora), deux des catégories du changement (metabolè).

« Dans le sujet [du changement], en effet, il faut distinguer ce qui est selon la forme et ce qui est selon la matière. Quand c’est en ces ­facteurs constitutifs même que le changement a lieu, ce sera la ­génération et la corruption ; mais quand c’est dans les qualités de la chose, et par ­accident, ce sera une altération15 15 - Aristote, De la génération et de la corruption, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 2005, p. 45.. »

Il s’ensuit malgré tout que la dixième catégorie, paskhein, apparaît donc comme la capacité ou la possibilité de défaire les neufs autres, et si l’altération, ainsi, n’est pas la corruption, elle en est, en quelque sorte, la modalité privilégiée – le terreau. C’est sans doute ce à quoi songeait Bataille quand, dans le Dictionnaire critique, à la rubrique informe16 16 - Georges Bataille, « Informe », dans Documents, n° 7, 1929, tome 1, op. cit., p. 382., il note que ce « terme [sert] à déclasser » – tout autant rabaisser que ­produire un mélange (le mixte, l’impur), embrouiller –, et l’auteur ­paradoxal d’une morale du Sommet et du Déclin n’aurait certainement pas désavoué Flaubert écrivant : « Quand on embrouille les catégories, adieu la morale17 17 - Gustave Flaubert, « Lettre à George Sand », dans Correspondance (Choix), Paris, Gallimard (Folio), 1998, p. 493. ! ».

Catastrophe, aussi obscure soit-elle, ai-je énoncé plus haut. Le déchet est le lieu d’une crise ou d’un désastre ontologique majeur. Non ­seulement perte d’être, mais une perte telle que ce n’est pas simplement sa ­signification qui s’en trouve bouleversée, mais encore son essence elle-même, radicalement. Participant négativement de l’essence, le déchet, sans doute, quoique sous forme négative encore, participe également de l’entéléchie, dont il serait quelque chose comme l’« en creux ».

Dans l’art, l’introduction du déchet, historiquement accomplie depuis l’orée du 20e siècle, réalise ce même mouvement. Mais il faut, à ce titre, distinguer l’altération de l’œuvre comme l’une des conditions essentielles de son hic et son nunc18 18 - Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art… », op. cit., p. 273-274., de cette introduction justement. À la catastrophe ontologique de l’essence particulière (telle substance) observée plus haut, c’est ici d’essence universelle (l’Œuvre) dont il faut se préoccuper.

« Déclin de l’aura19 19 - Ibid., Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art… ». », « affaissement de Ninfa vers le sol20 20 - Georges Didi-Huberman, Ninfa Moderna. Essai sur le drapé tombé, Paris, Gallimard (Art et Artistes), 2002. », me voici arrivé, à ce point précis, à ce qui est sans doute comme la tache ­aveugle de mon raisonnement, mais qu’il me faut quand même ­formuler : l’œuvre ne serait plus cet objet privilégié où s’incarne la possibilité de l’art comme l’un de ses moments particuliers (au sens du moment « Brancacci », cette brusque levée d’une muraille de couleurs) ; elle ­n’apparaît plus, ­désormais, comme cette chose de l’art (son réceptacle) sans cesse ­actualisée – plus irradiante, plus prégnante encore, mais dont la fortune est si malaisée à démontrer dans ce que l’on nomme chef-d’œuvre –, elle n’est plus aujourd’hui que le signe indiciel, si ténu soit-il, et, en ­définitive, aussi « belle » soit-elle, de ce quelque chose de l’art.

« L’art pleure avec moi21 21 - Joachim Winckelmann, « Le torse du Belvédère », dans De la description, Paris, Macula, 2006, p. 149.. »

Brice Jubelin, Louis Joncas
Cet article parait également dans le numéro 64 - Déchets
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