
Photo : permission du Centre PHI, Montréal
du 28 juin au 20 aout 2023
Dans l’œuvre immersive The Fury, l’artiste visuelle et cinéaste Shirin Neshat explore le sujet de l’exploitation sexuelle et des brutalités perpétrées sur les prisonnières politiques iraniennes – un thème difficile et sensible qu’elle choisit d’aborder à travers un récit fictif dont l’esthétique poétique engage une réflexion qui va au-delà du factuel. La proposition en deux volets – divisée en une expérience de réalité virtuelle suivie d’une installation vidéo à deux canaux – soulève une multitude de questions, dont celle, inévitable, du point de vue. Au fil du parcours, on s’interroge effectivement sur son propre regard situé. D’où regarde-t-on les tortures faites aux femmes racisées et marginalisées ? Quel est le rôle des témoins de scènes d’horreur dans un monde globalisé où le droit de parole n’est pas équitable ?
Dès les premiers instants de l’expérience de RV, c’est d’abord l’œil extérieur du public qui est sollicité. Neshat met en scène une protagoniste qui se présente comme son alter ego, notamment par la reprise des traits noirs caractéristiques de son maquillage, affirmant la transposition symbolique de l’artiste. Celle-ci, encerclée par ses geôliers debout ou assis, effectue une danse orientale identifiable par les ondulations marquées de son corps. Elle parcourt ainsi lascivement la vaste salle sous les regards intimidants de ces messieurs, dont l’emprise se traduit par l’attitude commune nonchalante avec laquelle chacun fume sa cigarette.

The Fury, capture vidéo, 2023.
Photo : permission du Centre PHI, Montréal
La fumée et les jeux de flou constituent d’ailleurs des stratégies visuelles fréquemment utilisées par Neshat pour marquer le caractère fictif du récit et évoquer le rêve ou encore un changement de ton narratif. Par ailleurs, notre point de vue d’observateur ou observatrice fusionne de manière habile dans un changement de mise au point rapide opéré avec celui de la personne brutalisée, afin que l’on puisse s’identifier à elle. La mise en scène se montre davantage efficace lorsqu’on se trouve piégé·e au milieu des gardiens, qui en imposent avec leur regard en contreplongée. La perspective bascule encore une fois cependant quand le personnage s’approche d’un homme qui lui souffle au visage la fumée de sa cigarette. Neshat amène ici une dimension incorporée et tragique à cette danse, qui n’est plus aucunement amusante puisqu’elle fait apparaitre les marques des sévices et des viols sur le corps de la jeune femme. Dans les gestes et les positions de la victime transparaissent désormais les traces et les souvenirs encore présents d’une souffrance physique et mentale répétée. Loin de vouloir condamner sa protagoniste au statut de victime, Neshat crée une lueur d’espoir lorsque la prisonnière, qui esquive les regards sinistres de ses bourreaux, suit la lumière du jour provenant d’une porte dérobée et s’échappe en courant vers l’extérieur, nous laissant du même coup seul·es dans la pièce pour expérimenter son traumatisme.

The Fury, capture vidéo, 2023.
Photo : permission du Centre PHI, Montréal
Le parcours de l’exposition nous mène à une installation vidéo située de l’autre côté d’une cloison qui, vu la disposition en parallèle des divans, encourage des allers-retours constants entre les deux écrans, qui diffusent à la suite des points de vue complémentaires d’une même scène. Avec une maitrise indéniable, Neshat exploite dans cette seconde partie de l’œuvre les diverses possibilités du médium filmique. L’artiste donne ainsi à voir la fugue de la femme, qui aboutit dans une rue commerçante, en superposant, grâce à la projection à deux canaux, à la fois l’angle du personnage féminin et celui des citoyen·nes témoins, par un jeu de champ-contrechamp. On y aperçoit certaines personnes qui choisissent typiquement de détourner le regard, tandis que d’autres s’indignent et ne peuvent s’empêcher d’exprimer leur colère en criant leur douleur. La réalisatrice semble ainsi transmettre son souhait personnel de révolte sociale par le truchement d’images issues de la culture visuelle populaire, toutefois toujours brulantes d’actualité, soit celles de badaud·es pacifiques et solidaires faisant front commun autour d’une danse et de musique de rue, puis celles plus violentes menant à la destruction de mobilier urbain et de voitures.

The Fury, capture vidéo, 2023.
Photo : permission du Centre PHI, Montréal
Détachée de toute tentative moralisatrice, l’œuvre de Neshat suscite bien l’engagement des spectateurs et spectatrices sur la situation de marginalisation des femmes iraniennes à travers un dialogue incessant entre les différentes installations vidéos qui composent son œuvre et, surtout, en insistant sur la richesse des perspectives d’une même situation. Le Centre PHI termine de belle façon l’expérience immersive avec l’écoute de morceaux musicaux de l’artiste tunisienne Emel Mathlouthi, compositrice de la bande sonore de l’exposition.
Julie Richard est doctorante en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal. Elle s’intéresse aux démarches interdisciplinaires des femmes et des identités LGBTQIA+ européennes et nord-américaines de l’entre-deux-guerres ainsi qu’en art contemporain. Son projet doctoral porte sur des praxis queers mettant en œuvre des actions performatives militantes dans l’espace public, tant chez les avant-gardes historiques que dans les années 2000.