Le désert mauve : quand la réalité se dissout dans l’espace

Alain-Martin Richard
Méduse, Québec, dans le cadre du Mois multi
Les 1er et 2 février 2019
Méduse, Québec, dans le cadre du Mois multi
Les 1er et 2 février 2019
D’entrée de jeu, autour d’une table, Simon Dumas et Nicole Brossard, par le biais de Lise Castonguay1 1  - Pour les représentations à Québec, Lise Castonguay remplace Nicole Brossard retenue chez elle. La comédienne reprend les textes de la poétesse., discutent du Désert mauve, roman iconique paru en 1987. À partir d’un échange épistolaire démarré en 2013, ils nous dévoilent, par bribes, la genèse du spectacle auquel nous assistons.

Le roman de Brossard est une œuvre polysémique, un palimpseste où les couches forment un système narratif qui veut s’échapper du livre tout en affirmant que la réalité se trouve dans le texte. Le roman poétique est divisé en trois parties. Dans un court récit, Laure Angstelle, une auteure inconnue, écrit en français le journal de Mélanie, 15 ans, qui vit avec sa mère Kathy Kerouac. Celle-ci est propriétaire d’un motel dans le désert de l’Arizona. Tous les jours Mélanie emprunte la Mercury de sa mère pour sillonner le désert. Plusieurs années plus tard, Maude Laures, traductrice, découvre ce journal d’une jeune fille dans une librairie de livres usagés à Montréal. Subjuguée par le personnage de Mélanie, elle décide de le traduire. Pendant deux ans elle décrypte ce récit pour en extraire l’essentiel. Son appropriation du texte se matérialise dans un lexique réparti en quatre sections : « Lieux et objets », « Personnages », auxquels elle joint son autobiographie, « Scènes » et « Dimensions ». Topologie déjà annonciatrice d’un scénario de film. Vient ensuite la traduction intitulée Mauve, l’horizon qui constitue la troisième partie. Laures traduit donc du français au français. Étonnant roman qui se veut une réflexion sur la traduction qui devient ici une réécriture, une translittération où les deux versions sont semblables mais différentes à cause justement de l’interprétation qu’elle en fait.

Pour Brossard, le processus de traduction est l’enjeu du livre, car c’est par « le truchement de l’écriture qu’on découvre la réalité ». Cette découverte passe le filtre d’appropriation de Maude Laures et la traduction qu’elle en donne. Ces deux parties du roman magnifient le côté insaisissable du réel, cette chose pleine de mystère. Simon Dumas : « Comme le texte appelle les autres disciplines artistiques, je voulais matérialiser les images que suscitait en moi la lecture du Désert mauve ». La première partie du spectacle fait donc état d’un second processus qui va du texte aux images et qui prend forme sous nos yeux. La question du processus devient le moteur de ce spectacle.

Le récit de la jeune Mélanie est une transcription immédiate du réel capté par un esprit en ébullition, aux portes de l’adolescence. Elle doit tout écrire puisque « La beauté était avant la réalité et la réalité était dans l’écriture, un jour ». Emportée par le surgissement de sa propre conscience, Mélanie découvre la réalité en deux lieux fondateurs : le motel de sa mère où elle observe attentivement la vie des adultes, les clients, Lorna Myher l’amante de sa mère, la présence dominante des femmes et, d’autre part, le désert « indescriptible » dont elle fait une zone d’exploration quotidienne : la lumière, la mort, la violence, la beauté du paysage, la nuit, l’aube…

Dans l’épaisseur médiatique

Tout comme dans le roman, diffracté en points de vue, interpolant les acteurs, jouant entre l’écriture poétique et un retour analytique sur ce texte, confrontant dans un même lieu des personnages fictifs et leurs créatures, Dumas crée un dispositif avec les mêmes distorsions, par le truchement du cinéma. Il propose ainsi une seconde translittération du roman, reprenant la même structure, mais filtrée à travers les images évoquées dans le roman.

Une fois clarifiées les contraintes et limites souhaitées par l’auteure, le poète performeur peut désormais projeter son propre scénario. À la manière de Laures, il ajoute une autre traduction, une transposition en images. Projetées sur des surfaces multiples, les séquences du film se répondent et se complètent. Les images se côtoient dans le décor, un salon, un coin de lecture, un pan de mur, une porte, une bibliothèque. De l’espace intime surgit le monde extérieur, transposant la question insoluble de la réalité et de la fiction.

Le passage du texte original (Laure Angstelle) à sa traduction (Maude Laures) est repris du roman à sa version filmique (Simon Dumas). Ainsi la lenteur de la lecture est assumée dans la lenteur des images. La distribution colle si bien aux personnages du roman qu’on ne peut les imaginer autrement. Les déplacements de points de vue dans le roman rebondissent dans la fracturation des scènes du film. Presque à son insu, le spectateur se retrouve à l’intérieur de l’objet littéraire. Car c’est bien de cela qu’il s’agit ; la proposition interdisciplinaire reste ancrée dans la littérature, rejoignant en cela l’assertion de la poétesse, à savoir que la réalité c’est le texte.

Le désert mauve de Dumas est un objet séduisant dans le prolongement naturel du texte de Brossard. Il maintient la complexité et la beauté poétique de l’œuvre littéraire et lui donne une nouvelle dimension, celle qui était déjà contenue dans la tête du lecteur… si lecture il y a eu. Et si la mort annoncée du personnage d’Angela Parkins dès la première rencontre entre Brossard et Dumas a bien lieu à la fin, où elle appartient, on y parvient à travers la même émergence de conscience dans la tête de Mélanie. Les images ajoutent aussi une fine touche d’érotisme surtout lors des premiers contacts entre Mélanie et la géomètre et chef d’équipe Parkins, entre la mère Kathy Kerouac et son amante mécanicienne Lorna Myher. Le flottement poétique y est toujours présent, les personnages existent sans autre justification que leur présence. Ils n’ont pas de destin à affronter, c’est plutôt le destin qui les accomplit, non pas comme des zombies, mais comme des êtres qui appréhendent le réel au moment même où ils l’inventent. Ici opère cette mise en abyme de personnages fictifs (l’auteure inconnue Angstelle) qu’on croit réels et de personnages réels qui deviennent fictifs tel cet Homme long qu’on peut croire être l’alter ego évanescent de Robert Oppenheimer, le physicien à la tête du projet Manhattan. Et l’injustice de l’assassinat d’Angela Parkins se dissout dans la suspension du temps. Si l’Homme long en filigrane dans le texte représente la terreur de la violence, il est tout comme Parkins, tenu à un rôle qu’il n’a sans doute pas choisi. On ne sait pas s’il est l’assassin, on sait cependant qu’il est un témoin attentif.

Malgré quelque réticence sur les voix hors champ, qui parfois détonnent avec la densité de l’image, ce spectacle ajoute de l’amplitude au procédé narratif. Dans le bruit et les hurlements du monde, Le désert mauve est une accalmie. Celle du lecteur dont les sens s’augmentent de voix et d’images, déconstruisant la rationalité, nous invitant dans le om vibrant du désert d’Arizona. Même avec sa translation interdisciplinaire disposant en touches simultanées images, bande sonore, voix hors champ, présence clinique de l’auteure et du poète, Le désert mauve de Rhizome demeure un objet littéraire dont les ramifications restent accrochées à son élan vital.

Textes : Nicole Brossard, Simon Dumas. Mise en scène : Simon Dumas. Images, vidéo, montage et projections : Marco Dubé. Conception sonore : Chantal Dumas. Conception des éclairages : Renaud Pettigrew. Assistance à la mise en scène : Geneviève Allard, Anne-Marie Desmeules, Lola Tillard. Coordination tournage : Annick Beaulieu. Assistance au tournage : Olivier A. Dubois. Conception technique et sons supplémentaires : Marc Doucet. Scénographie : Julie Lévesque. Distribution pour le film : Evelyne de la Chenelière, Simon Drouin, Marie Gignac, Valérie Laroche, Mélissa Merlo, Judith Rompré, Arielle Warnke St-Pierre. Productions Rhizome. Représentation au Mois Multi : Simon Drouin et Lise Castonguay, en remplacement de Nicole Brossard.

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