Jeremy Deller
Art Is Magic

Camille Paulhan
Fonds régional d’art contemporain de Bretagne, La Criée centre d’art contemporain et Musée des beaux-arts de Rennes, Rennes
du 10 juin au 17 septembre 2023
Jeremy DellerWarning Graphic Content, 2021, vue d'installation, La Criée centre d'art contemporain, Rennes, 2023.
Photo : Aurélien Mole, permission de l’artiste, The Modern Institute / Toby Webster LTD, Glasgow, & Art: Concept, Paris
Fonds régional d’art contemporain de Bretagne, La Criée centre d’art contemporain et Musée des beaux-arts de Rennes, Rennes
du 10 juin au 17 septembre 2023
Depuis D’une révolution à l’autre au Palais de Tokyo en 2008, Jeremy Deller n’avait pas bénéficié d’une exposition d’envergure en France. C’est chose faite, avec Art Is Magic, proposée conjointement par trois institutions rennaises – La Criée, le Frac Bretagne et le Musée des beaux-arts – qui présentent un dense et réjouissant parcours couvrant une trentaine d’années de travail de l’artiste anglais.

La Criée a concentré son accrochage sur une sélection d’une centaine d’affiches et œuvres imprimées qui incarnent avec sarcasme, mais non sans gravité, les réflexions de Deller sur l’histoire récente de son pays : « Welcome to the Shitshow! » proclame un poster de 2019, frappé de l’Union Jack à l’aube du Brexit. Les affiches sont efficaces, destinées à être placardées au vu et au su de tous et toutes : « Fuck You 2020 », « Thank God for Immigrants », « Pricks in Porsches ». Au dos de celle éditée pour l’occasion et offerte au public, on peut lire l’avertissement suivant : « Ce poster est donné gratuitement, mais si vous le revendez vous serez maudit et mourrez d’une mort horrible. » L’ensemble constitue une excellente porte d’entrée pour aborder le travail de Deller, artiste pour qui l’œuvre importe plus que les œuvres et qui oscille entre l’activisme, l’entreprise de documentation et l’observation de l’évolution politique de son pays à travers les obsessions de ses contemporain·es.

Jeremy Deller
Warning Graphic Content, 1993-2023, vues d’installation, La Criée centre d’art contemporain, Rennes, 2023.
Photos : Aurélien Mole, permission de l’artiste, The Modern Institute / Toby Webster LTD, Glasgow & Art: Concept, Paris

Le Frac Bretagne présente, outre quelques vidéos importantes, une sélection d’envergure puisée dans la Folk Archive (1998-2005), fonds de documents visuels réuni par Deller en collaboration avec Alan Kane et Ed Hall, ainsi que des archives du folkloriste Doc Rowe. Sont donc soigneusement accrochés des objets et des images aux statuts différents évoquant la vivacité de ce que l’on pourrait appeler au sens large l’art populaire britannique : les merveilleuses bannières de manifestation colorées d’Ed Hall côtoient des photographies de nail art, de tuning de voitures, d’arrangements floraux, de sculptures en sable, d’enseignes de voyant·es ou de salons de coiffure, de topiaire domestique, de gâteaux d’anniversaire… De courtes vidéos documentent la richesse de l’imagination au sein de manifestations plus ou moins institutionnelles : Révolution française rejouée par la pâtisserie londonienne Maison Bertaux en 15 minutes tous les 14 juillet (assassinat de Jean-Paul Marat dans sa baignoire compris), service annuel de l’église Holy Trinity de Londres dédié aux clowns (chaussures géantes et nez rouges inclus), championnat de grimaces, compétition de fumeurs et fumeuses de pipe, parades diverses…

Jeremy Deller & Alan Kane
Farmers Protest, Whitehall, London, 2001, de la série Folk Archive, 2005. 
Photo : permission des artistes, The Modern Institute / Toby Webster LTD, Glasgow, & Art: Concept, Paris 
Jeremy Deller
Beyond the Withe Walls, 1997-2012.
Photo : permission de l’artiste, The Modern Institute / Toby Webster LTD, Glasgow, & Art: Concept, Paris 

Il ne faudrait cependant pas estimer qu’en exposant ces multiples expressions, Deller gélifie l’histoire : au contraire, la Folk Archive permet de compiler sans se départir d’une observation participante de situations où la fantaisie est reine. Pour autant, l’artiste ne se mure pas non plus dans un désir d’objectivité ou de fascination pure face à ce qu’il documente : les masculinistes de Fathers 4 Justice déguisés en pères Noël ont leur place aux côtés des shorts brodés des lutteurs de Cumberland. Une vidéo récente, Putin’s Happy (2019), résume bien la posture critique nuancée de Deller lorsqu’il donne la voix aux pro et anti-européen·nes venu·es manifester dans le quartier de Westminster.

Jeremy Deller
Putin’s Happy, capture d’écran, 2019.
Photo : permission de l’artiste, The Modern Institute / Toby Webster LTD, Glasgow, & Art: Concept, Paris 

Il faut voir un orchestre tout de bleu et de jaune vêtu jouer et chanter l’Ode à la joie sous la pluie battante ; mais la gaité s’efface vite devant les obsessions antisémites et complotistes virulentes de certain·es pro-Brexit. Ici, c’est toute la question démocratique qui est finalement débattue, dans un espace public fracturé, mais où les êtres persistent à vouloir discuter, avec plus ou moins de respect. « Fuck off! » crie un partisan du Brexit à un homme venu clamer « Stick your Brexit up your arse! » ; « Thank you! », répond ce dernier en s’éloignant. L’élégance anglaise, très certainement.

L’historienne de l’art et critique d’art Camille Paulhan enseigne à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon. Elle vit et travaille à Paris et à Lyon, en France. Elle collabore avec Esse arts + opinions depuis plusieurs années.

Camille Paulhan, Jeremy Deller
Camille Paulhan, Jeremy Deller

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