Jean-Pierre Aubé, Electrosmog Venezia
Les 7 et 8 mai 2015
Commissariat : Louise Déry

Photo : Gwenaël Bélanger, permission de la Galerie de l’UQAM
21 h 10. Trois lumières bleutées, dansantes, émergent du fond du Campo Santa Margherita. À mesure qu’elles s’approchent, on comprend qu’il s’agit de lampes frontales, celles de trois personnes qui entrainent avec elles un chariot vénitien, typique de ceux qui servent à ravitailler la ville. Le chargement est difficile à déterminer avec précision : un escabeau, une caisse et un carton peut-être. D’un pas décidé, la tête enfouie sous leurs capuches noires, elles parcourent une partie de la place avant de s’arrêter devant un bâtiment de la polizia municipale. On se doute que ce ne sont pas des spéléologues ; ils en auraient pourtant presque l’allure. Les touristes et autres résidents temporaires de la place, nombreux en ce début de soirée, se demandent alors à quelles réparations ils vont assister. Le contexte ne se prête pas à la spéléologie, mais l’activité qui se prépare n’est pas si lointaine : repérage, exploration, cartographie, non d’une cavité souterraine, mais d’une zone limitée du ciel. Le déballage commence : matériel électronique, boîtiers, câbles et connecteurs en tout genre s’étalent.
Pendant l’installation, l’une des membres de l’équipe circule comme pour démarquer un territoire invisible. La lumière qu’elle porte au front trace un cercle bleuté autour du chariot, pendant qu’un autre membre se munit d’une antenne de fortune pour sillonner la place. Avec ce dispositif, Jean-Pierre Aubé initie l’édition vénitienne de la série Electrosmog. Depuis plusieurs années, il fait le tour du monde à la recherche des émissions électromagnétiques produites par les humains, pour leur donner une dimension visible. Avec Electrosmog Venezia, réalisée grâce à la complicité de la commissaire Louise Déry, il s’apprête à capter les ondes des portables cellulaires pour en faire des images. Pour la première fois, il s’intéresse exclusivement à ces ondes particulières qui ne produisent pas de sons audibles par les êtres humains mais essentiellement du bruit. Sur le mur de la police municipale, quelques indications techniques apparaissent « Nous sommes syntonisés entre 930 et 960 MHz ».

Photo : Gwenaël Bélanger, permission de la Galerie de l’UQAM
Pour les non-initiés, la performance prend des allures de fiction technologique. Une fois que les données ont été capturées, traitées par l’artiste, un écran composé d’un simple carton peint, accroché par des pinces à linge sur l’escabeau, est installé face au chariot. La projection des images commence. Jean-Pierre Aubé transpose les data qu’il enregistre en temps réel en un film sur lequel se succèdent des lignes blanches et noires correspondant aux émissions des téléphones. Elles défilent et forment une sorte de coupe géologique en mouvement, semblable à une matrice. Véritable composition qu’il fabrique à partir de son logiciel, elle semble transcrire les variations d’un langage invisible qui viendrait d’en haut. L’artiste a remarqué que certaines data ne sont pas cryptées, la réflexion sur leur utilisation potentielle, à bon ou mauvais escient, constitue une autre dimension du projet.
En ces moments d’ouverture de la Biennale, le monde entier se retrouve dans la ville hyperconnectée. Autant de nuisances invisibles, voire de dangers sanitaires que Jean-Pierre Aubé nous permet de mieux percevoir. L’artiste met Venise sur un autre registre de sensibilité. Rien ne s’accorde en effet plus difficilement avec l’imaginaire et le mythe de Venise que la prise de conscience d’un smog électromagnétique. Jean-Pierre Aubé réveille notre fibre paranoïaque. Force est de constater que Venise ne résiste pas à notre perception naïve et est, comme toutes les autres villes, contaminée par les affres du monde moderne.