Aude Moreau, La nuit politique et La ligne bleue

Anne-Marie Dubois
Galerie de l’UQAM, Montréal
Du 6 mars au 11 avril
Galerie antoine ertaskiran, Montréal
Du 11 mars au 18 avril
Aude Moreau, The End in the Background of Hollywood, 2015, image tirée de la vidéo.
Photo : permission de la galerie antoine ertaskiran, Montréal
En un diptyque convaincant ayant pour motif central l'espace urbain, les expositions La ligne bleue et La nuit politique d'Aude Moreau, présentées respectivement chez Antoine Ertaskiran et à la Galerie de l'UQAM, fascinent et envoûtent, nous plongeant dans un songe prophétique cauchemardesque. Celui d'un futur post apocalyptique.

Télescopant cinéma et art visuel, La ligne bleue pose un regard critique sur l’impact de nos sociétés capitalistes touchant l’espérance de vie de l’humanité. À l’heure des constats effarants sur le réchauffement climatique, de sa négation outrageuse ou de son ignorance stratégique de la part de nos gouvernements, le glas sonne pour une prise de conscience collective. Forte des résultats issus de recherches scientifiques démontrant les conséquences pressenties du réchauffement climatique, La ligne bleue se veut une installation in situ dévoilant la hauteur attendue de l’eau sur l’île de New York suivant une fonte totale des glaces planétaires. L’artiste propose de plaquer des gélatines de couleur bleue sur les fenêtres de vingt immeubles du quartier financier de Manhattan afin de créer une ligne d’horizon continue haute de 65 mètres, figurant l’inondation présagée. Telle l’empreinte résiduelle des allers et venues de la marée, cette ligne d’horizon artificielle témoigne d’un avenir post apocalyptique imminent.

Ce projet audacieux de Moreau met en lumière les rapports insidieux qu’entretiennent économie et gouvernance et leurs impacts à terme sur l’environnement. Haut lieu du capitaliste effréné nord-américain, l’ile de Manhattan et sa faune financière demeurent le symbole par excellence de ce système mercantile pernicieux.

Aude Moreau, Less is more or …, #2, 2015.
Photo : © Aude Moreau, permission de la galerie antoine ertaskiran, Montréal

Bien que le projet de La ligne bleue soit en attente du financement nécessaire à sa réalisation, l’exposition dévoile des photographies datant de 2013 découvrant les essais techniques de l’artiste sur deux immeubles montréalais. L’artiste présente en outre un photomontage plus que probant de l’intervention environnementaliste, donnant un aperçu de l’œuvre depuis la Hudson River. Centrale dans l’exposition, une impression numérique grand format ne conserve que cette trace bleutée, l’architecture dissoute au profit d’une ligne arythmique, tel le pouls d’une civilisation à l’agonie. Comme une rayure luminescente scindant la nuit, cette strie offre le double discours d’une prise en charge de notre avenir ou de la contemplation tacite de sa disparition.

À la Galerie de l’UQAM, l’atmosphère diffère. Afin de voir l’exposition La nuit politique de Moreau, il faudra laisser au regard, au corps, quelques minutes de pause, le temps de permettre à la pupille de se dilater, d’apprivoiser l’éclairage crépusculaire. C’est que la galerie est véritablement plongée dans une obscurité méditative, comme le songe d’une nuit politique.

La nuit politique, projet pour lequel l’artiste avait obtenu la prestigieuse bourse Claudine et Stephen Bronfman en art contemporain en 2011, nous invite ici à une réflexion sur la ville et ses rapports fictionnels et factices avec la réalité. Des photographies minimalistes et éthérées évoquant les lieux communs de Hollywood répondent ici à The Last Image, montage d’images puisées dans les génériques de films apocalyptiques. En complément, une bande sonore reprend à son tour les extraits musicaux de ces films catastrophes. C’est le spectaculaire de la fin du monde à son paroxysme, paradoxalement évacué du tragique de son inéluctabilité.

Aude Moreau, La ligne bleue, vue d’exposition, galerie antoine ertaskiran, Montréal, 2015.
Photo : Paul Litherland, permission de la galerie antoine ertaskiran, Montréal

Pièce maîtresse de l’exposition, The End in the Background of Hollywood présente un plan-séquence langoureux survolant la ville de Los Angeles. En une chorégraphie aérienne contemplative, l’artiste met en scène un paysage urbain hypnotique que viennent rompre de sa violence tacite les inscriptions THE END, installées au sommet des tours jumelles de la City National Plaza. Appuyée d’une trame sonore pour le moins transcendante, la vidéo de Moreau construit un microcosme qui met en exergue de manière poétique la relation entre les excès de la société capitaliste et sa déchéance. De manière plus formelle, la scission qu’effectue la ligne d’horizon avec le ciel étoilé fait symétrie avec cette ville constellée, immense et infinie. Dans cette œuvre, la facture épurée et lyrique de Moreau sert une esthétique contemplative qui fait songer au sublime kantien. Ici, le sentiment de « plaisir mêlé d’effroi » devant l’incommensurable beauté de la nature nait de cette toile urbaine déployée sans fin, parasitant la surface entière de l’écran. Une vision pré-apocalyptique cette fois, qui met en relief la prégnance tendancieuse du libéralisme sur l’imminence du déclin de la race humaine.

Présentée en appendice chez Ertaskiran, la vidéo Reconstruction renouvelle ici son approche aux côtés des œuvres Sortir ou Less is More, misant davantage sur l’aspect théâtral, scénographique, de l’architecture urbaine. Reprenant à rebours l’une des formules connues de l’architecte Mies van der Rohe, « Less is More », Moreau participe elle-même à la construction de regards croisés sur la ville et ses enjeux politico-économiques inhérents. Pour l’ensemble de sa démarche et comme le souligne Sortir, intervention in situ sur la Tour de la bourse de Montréal, l’architecture devient chez Aude Moreau prétexte à une rencontre narcissique entre la ville et ses édifices, une boucle sans fin de retournements des regards.

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