Chapitres de la chute – Saga des Lehman Brothers : L’invention du gouffre financier

Alain-Martin Richard
Théâtre Périscope, Québec
Du 11 au 29 septembre 2018
Photo : © Emmanuel Burriel
Théâtre Périscope, Québec
Du 11 au 29 septembre 2018
À travers la saga des frères Lehman, petits commerçants juifs allemands émigrés aux États-Unis en 1850, puis fondateurs d’une des plus puissantes banques états-uniennes, Stefano Massini propose une fresque historique de la démesure. Avec Sainte-Jeanne-des Abattoirs affrontant les monstres du capitalisme sauvage dans les basfonds de Chicago (1930), Bertolt Brecht entendait illustrer le fonctionnement du marxisme. Avec une intention similaire, Massini, par le biais d’une histoire familiale réelle, nous propose une autopsie de l’invention du vide dans le monde de la finance. La lutte des classes de Marx n’a pas été résolue, mais plutôt transcendée par l’endettement généralisé.

En trois chapitres, l’auteur nous raconte la montée irrésistible du clan Lehman confondue avec la trame historique du Nouveau-Monde en construction. Les frères Lehman, petits boutiquiers aux ambitions démesurées, sont des acteurs clés de l’économie états-unienne. Visionnaires assoiffés de capital, ils deviennent l’illustration par l’absurde du modus operandi d’une économie de marché qui se virtualise dans une économie financière. À la différence de la première, axée sur les produits de l’industrie, celle-ci fonctionne sur elle-même, générant une richesse fictive qui repose seulement sur la confiance et la supercherie.

Photo : © Emmanuel Burriel

La famille Lehman survit à toutes les crises qui marquent ce pays : Guerre de Sécession, Première Guerre mondiale, le krach boursier de 1929 qui enclencha la Grande Dépression, la Deuxième Guerre mondiale, la crise du pétrole des années 1970. Mais la banque Lehman implosera le lundi 15 septembre 2008 à 0h57 déclenchant la plus grande crise financière au monde dont les effets se font encore sentir 10 ans plus tard.

Chapeau pour la fresque de quatre heures et demie, mise en scène par Olivier Lépine. Dans un décor modulaire, toujours en mouvement, ajusté aux impératifs du moment, les comédiens soutiennent avec brio un texte d’une grande force. Nous nous attachons à ces personnages malgré leur mégalomanie et leur amoralité. Car avant tout, il convient de faire fortune, de devenir puissants, de contrôler le monde. Jamais aride, le texte de Massini souvent poétique, toujours rythmique, rempli d’images savoureuses, d’humour, d’ironie, expose des personnages à la fois puissants et fragiles, fort brillants, et surtout obsédés par le sommet de l’Olympe. Dans ce pays de démesure, ils peuvent soutenir les rêves les plus audacieux et devenir propriétaires du monde. Et le rêve ultime du dernier des Lehman, parodiant celui de Martin Luther King, « n’est rien de moins que l’immortalité ». Immortalité qui viendra se fracasser sur le mur du réel, lorsque l’argent palpable ne correspond plus aux chiffres sur les écrans des banques et des bourses.

Photo : © Emmanuel Burriel

Cet ambitieux projet théâtral marque un grand coup pour la réouverture du Périscope, après un an à squatter différentes salles dans la ville. Retour réussi. Toutes les scènes nous restent en mémoire, jeux de tables, d’écriture sur des murs transparents, tableaux de maitres, dynamique de groupe où les sept comédiens deviennent foule, la démultiplication de l’équilibriste Salomon Paprinsky qui traverse sur un fil de fer la rue de Wall Street tous les jours pendant quarante ans, et aussi le débit sans accroc d’un fleuve de mots, paraphrasant le fleuve de chiffres dont le monde financier est fait. Toute notre attention est alimentée par la remarquable prestation des comédien.ne.s, dont le flamboyant Maxime Perron, et les métamorphoses successives pour les dizaines de personnages qu’ils doivent tous interpréter. Il y a ici une énergie contagieuse, qu’aucune considération éthique ne vient amoindrir. Même Robert, le dernier des Lehman, dansera encore longtemps après sa mort, emporté dans les affres de l’immortalité. 

Signe des temps, les deux premières pièces de la saison à Québec parlent de politique et d’économie, posant la question de la responsabilité des humains dans la gestion de leur destin. Les démiurges de la finance sont des monstres assoiffés de puissance et d’argent. À voir absolument.

Chapitres de la chute – Saga des Lehman Brothers
Texte de Stefano Massini. Traduction : Pietro Pizzuti. Mise en scène : Olivier Lépine. Conseil artistique : Danielle Le Saux-Farmer. Distribution : Mustapha Aramis, Vincent Champoux, Carolanne Foucher, Annabelle Pelletier Legros, Maxime Perron, Jean-René Moisan et Nicola-Frank Vachon. Espace scénique : Julie Levesque. Lumière : Bruno Matte. Musique : Josué Beaucage. Production de Portrait-Robot.

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