Art et environnement, une relation en profonde mutation
dimanche 28 aout à 14h

Photo : Gisèle Trudel
dimanche 28 aout à 14h
Les arts visuels s’occupent des questions environnementales depuis peu ou prou une cinquantaine d’années, si l’on se fixe comme marqueur historique les premières œuvres du mouvement étatsunien de l’art écologique, qui datent de 1965. Dans ce cas très particulier et circonscrit, les premiers développements ne réagissaient pas à des évènements catastrophiques précis, mais s’inscrivaient dans une réflexion au long cours à propos d’écosystèmes urbains typiquement invivables en tentant des propositions réhabilitantes. Je pense ici à Alan Sonfist, à Patricia Johanson ou encore aux époux Harrison. Ce modèle-là a également entériné une pensée scientifique davantage écologique que militante, alors même qu’en Europe, un Joseph Beuys ou un Nicolás Uriburu s’engageaient justement dans cette dernière voie. À coup d’images-slogans et de pratiques sentinelles, ces artistes ont tracé de leur côté une autre modalité d’action pour l’art en prise directe avec des questions environnementales. Ils formulaient des réponses à l’actualité médiatique d’alors, entre cours d’eau contaminés et pluies acides.
La photographie, quant à elle, s’est employée à documenter les pollutions et exactions environnementales ou à représenter des paysages et une nature miraculeusement épargnés. Toutes les options se sont alors retrouvées chapeautées par l’idée vague de nature (sous-entendant sa protection) à mesure que les problèmes écologiques s’accentuaient. Ensuite, dans les années 2000, le domaine des études environnementales – combiné à l’adoption, par le milieu culturel dans son ensemble, de la notion d’Anthropocène – a subi une profonde refonte et provoqué une révolution, celle du vivant. La notion est venue supplanter celle de nature, trop occidentalocentrée – trop restrictive aussi, car comprenant un exceptionnalisme humain. Avec cette « révolution », les artistes, les critiques et les philosophes s’emploient à mieux écouter le vivant pour mieux faire entendre des voix qui se particularisent, au fur et à mesure que sont abandonnés les réflexes de taxonomies par espèces et que se conceptualise un rapport individuel à ses représentant·e·s. Il en résulte désormais des pratiques de partenariat et de collaboration, une prise de conscience de l’agentivité du sujet, qu’il soit botanique, animal ou même minéral. Se pose alors la question des modalités de création avec le vivant. Par souci éthique, comment comprendre la place de l’artiste ? Les méthodologies peuvent ainsi s’appuyer sur les sciences naturelles, comme dans le courant récent où l’on s’intéresse à l’intelligence des plantes – un génie botanique qui rebrasse la notion de mauvaise herbe, par exemple. Mais un tel sujet, abordé par Anahita Norouzi lors de sa résidence à la Fondation Grantham pour l’art et l’environnement en 2021 et exposé en 2022 entre ces mêmes murs, revêt également une dimension postcoloniale critique. L’intolérance teintée de xénophobie qu’entretiennent certaines sociétés à l’égard des plantes a ainsi été finement passée au crible dans le cadre d’une enquête minutieuse sur les trajectoires géopolitiques des diasporas, tant humaines que végétales, afin de disséquer les diplomaties de jardin à l’origine des listes noires botaniques1 1 - Fondation Grantham pour l’art et l’environnement, Cahier 03, 2022, <https://static1.squarespace.com/static/5ba53f65bfba3e3c655954e5/t/62841aea20e2433e3bb89994/1652824817340/CAHIER_03.pd>..

Alien Blooms, applications de réalité augmentée pour iOS et Android, 2022. Photos : permission de l’artiste & Fondation Grantham pour l’art et l’environnement

En Amérique du Nord, la reconnaissance et l’attention enfin portée aux savoirs autochtones font par ailleurs bouger les lignes de partage des connaissances, notamment depuis la publication et la traduction de l’essentiel Tresser les herbes sacrées : Sagesse ancestrale, science et enseignements des plantes, écrit par la botaniste Robin Wall Kimmerer (nation Potawatomi)2 2 - Robin Wall Kimmerer, Tresser les herbes sacrées : Sagesse ancestrale, science et enseignements des plantes, traduit de l’anglais par Véronique Minder, Paris, Le lotus et l’éléphant, 2021. En France, l’ouvrage est très curieusement indexé dans la section ésotérisme.. Les taxonomies héritées de Linné, les emprises sémantiques coloniales sur les terminologies autochtones et vernaculaires font ainsi l’objet d’un examen critique par bon nombre de penseurs, de penseuses et d’artistes, comme Sara Angelucci dans une récente série, Nocturnal Botanical Ontario (2020). Les études sur le colonialisme de peuplement (settler colonial studies en anglais) impriment d’ailleurs leur marque non seulement sur ces questions botaniques, mais également sur le changement climatique et son lien avec l’essor de l’extractivisme, qui se développe aux dépens des Premiers Peuples. L’ouvrage de Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale3 3 - Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale : Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Éditions du Seuil (Anthropocène), 2019., a, dans ce droit fil, décillé la connaissance, jusque-là biaisée par l’universalisme colonial, des soubassements idéologiques de la pensée environnementale.

Remains, sculpture, 2021.
Photo : permission de l’artiste & Fondation Grantham pour l’art et l’environnement
Comment les artistes se positionnent-ils et elles vis-à-vis de ces nouvelles donnes ? La notion de nature écope en premier et vole en éclat, totalement remise en cause, ou minorée, pour faire place à l’approche complexe de ce que les Australiennes Deborah Bird Rose et Libby Robin appellent « humanités écologiques ». Justices sociale et écologique s’y retrouvent à œuvrer de concert pour écrire des histoires transdisciplinaires et polyphoniques plus inclusives et surtout moins définitives : « Les êtres vivants autres qu’humains ont leurs propres raisons, leur propre sensibilité, leur propre volonté de s’épanouir. Notre défi, en nous engageant dans de nouvelles façons de penser et de nous relier, est d’ancrer l’humain dans le non-humain, et d’élargir les conversations humaines afin de trouver des moyens de nous engager dans, d’apprendre de et de communiquer notre insertion au sein de l’expressivité et volonté d’épanouissement du monde4 4 - Deborah Bird Rose et Libby Robin, Vers des humanités écologiques, suivi de Oiseaux de pluie, traduit de l’anglais par Marin Schaffner, Marseille, Wildproject, 2019, p. 34-35.. » Par les collaborations entre science et art, en hybridant méthodes documentaires et principes installatifs, Gisèle Trudel et Stéphane Claude d’Ælab (lauréat·e·s du prix de la Fondation Grantham pour l’art et l’environnement en 2022) parcourent différents écosystèmes afin de comprendre et rendre perceptible différemment l’impact des changements climatiques sur les différents organismes qui composent un sol ou une forêt. Arbres, machines et humains s’accordent le temps d’une installation, d’une performance, d’une exposition, afin de donner une autre appréhension des statistiques climatiques, au-delà des schémas habituels, tout en comprenant la nécessité de préserver une relation émotionnelle à la question.

GlaceNeige, résidence à la Fondation Grantham pour l’art et l’environnement, 2022.
Photo : Gisèle Trudel

GlaceProjection, résidence à la Fondation Grantham pour l’art et l’environnement, 2022.
Photo : Gisèle Trudel
Cette révision des prérogatives et des primats intellectuels comme moraux dans le domaine des études environnementales (suivant l’étiquette privilégiée dans l’hémisphère Nord) s’accompagne depuis très récemment d’une écoanxiété intense et assez inévitable pour qui s’intéresse aux questions environnementales actuellement. Mais avec quel impact sur les pratiques ? Entre interrogations sur l’empreinte environnementale des présences comme des productions, le poids des déplacements physiques comme des matériaux et l’angoisse générée par les disparitions accélérées et le réchauffement climatique aigu, créer, exposer peut devenir anxiogène et toute vertu écologique est strictement impossible. Le sentiment d’atteindre une impasse se ressent-il dans les pratiques actuelles ? Par une régression primitiviste qui se voit dans certaines pratiques de réconciliation rituelles ou un sursaut techniciste ? Comment continuer d’avancer des réflexions, des solutions et des désirs, alors même que la maison est en feu ?
Voilà quelques pistes de réflexion qui seront discutées avec Anahita Norouzi et Gisèle Trudel et Stéphane Claude d’Ælab, le dimanche 28 aout à 14 h à la foire Papier de Montréal.