Vérité à poil

Dans Vie et mort d’Émile Ajar, Romain Gary raconte comment et pourquoi le plus fabuleux canular littéraire du siècle précédent a pris forme. Il débute son texte ainsi : « J’écris ces lignes à un moment où le monde, tel qu’il tourne en ce dernier quart de siècle, pose à un écrivain, avec de plus en plus d’évidence, une question mortelle pour toutes les formes d’expression artistique : celle de la futilité. De ce que la littérature se crut et se voulut être pendant si longtemps – une contribution à l’épanouissement de l’homme et à son progrès – il ne reste même plus l’illusion lyrique1 1 - Romain Gary, Vie et mort d’Émile Ajar, Paris, Gallimard, 1968.. »

La publication de ce court texte est posthume, Gary ayant tout arrangé pour que le canular frappe fort, après sa mort. Vie et mort d’Émile Ajar met fin à un lent règlement de comptes ; ce fut aussi une manière rétroactive de faire chier ses détracteurs, une option ferme sur le plaisir d’avoir le dernier mot et de nier cette rumeur applicable à tous : de pair avec la frivolité tabula rasa des modes du 20e siècle, les artistes avaient maintenant une date de péremption. La tromperie de Gary est rétrospectivement cynique, rudement éditoriale – la critique le disait tari, hors d’haleine, dépassé par la nouvelle génération d’écrivain (il s’enivrait à lire les commentaires critiques sur l’œuvre flamboyante du jeune Ajar ; on écrivait de celui-ci qu’il « détrônait le vieux Gary »…) : d’une manière douée, il a réagi en prenant un pseudonyme par le biais duquel il reçoit à nouveau le Goncourt pour La vie devant soi (en 1975, 19 ans après son premier Goncourt – un prix qui ne peut être attribué deux fois à un même auteur), et publie ensuite Pseudo (1976, toujours sous le pseudonyme d’Émile Ajar), récit autobiographique dans lequel Ajar s’avoue avec une incroyable transparence, traquant ouvertement son propre canular sans que personne ne soupçonne. Un extrait : « Après avoir signé plusieurs centaines de fois, si bien que la moquette de ma piaule était recouverte de feuilles blanches avec mon pseudo qui rampait partout, je fus pris d’une peur atroce : la signature devenait de plus en plus ferme, de plus en plus elle-même pareille, identique, telle quelle, de plus en plus fixe. Il était là. Quelqu’un, une identité, un piège à vie, une présence d’absence, une infirmité, une difformité, une mutilation, qui prenait possession, qui devenait moi. Émile Ajar. Je m’étais incarné2 2 - Romain Gary (Émile Ajar), Pseudo, Paris, Mercure de France, 1976, p. 10.. »

Du grand art, une ironie sublime. Que du feu pour l’heure, mais une partie de plaisir envisageable après la mort.

Le canular de Gary ne procédait pas d’une intention ludique, il était effronté et offensé ; ce fut un commentaire hardi sur l’insignifiance et le joug de la nouveauté, un droit de veto sur la servitude du renouveau et du turn-over (taux de renouvellement du personnel d’une entreprise – ici celle de la littérature française).

Gary a établi qu’il n’y a peut-être pas de renaissance possible sans canular, mais aussi qu’il est inutile de vouloir renaître, puisque les quelques intuitions d’origine se subdiviseront sans fin : elles iront de-ci de-là, retraversant dans un va-et-vient incessant l’unique champ d’investigation caractéristique à chacun. Il suffit de creuser toujours ; de polir l’individu à l’infini.

Gary a réfuté la thèse du tarissement inévitable, il s’est amusé avec la preuve du contraire ; il a poussé son canular jusqu’au cercueil. Son triomphe est joyeusement posthume.

Retenons ceci : non rentables, interchangeables et jetables, les artistes sont aujourd’hui has been. À répétition et avec urgence, ils ont tous besoin d’une nouvelle identité.

Valve

Le canular est un sport de phénix.
Le canular est une activité de douce schizophrénie.
Le canular est une envie de faire accroire pour accroître le plaisir.
Le canular est un clin d’œil ironique jeté à l’institutionnalisation du mensonge.

L’Occident a instauré le mensonge en vertu. C’est une stratégie de mauvaise conscience. Une tradition qui gonfle depuis les Croisades. Beau parleur de la désinformation, le mythomane s’est ajouté à la galerie des demi-dieux contemporains. Qui peut-on encore croire chez les dignitaires, tous intoxiqués à ne dire vrai ?

Face à la permanence de la tromperie, le bobard exerce une pression délicate et ouvre momentanément l’obturateur. Le canular peut être envisagé comme étant une soupape activée pour la survie sociale de l’espèce. Une pommade antibiotique qui laisse passer l’intelligence et bloque la transparence détournée.

Sublime dans ses contre-pieds, Cage – toujours lui – est un des seuls à avoir utilisé le canular sans un recours au pseudonyme. Il ne désirait pas faire accroire : il proposait autre chose que ce qui était cru. 

Chez les autres mammifères le canular n’existe pas. Imaginons que le mensonge est lié à l’invention du langage, à la capacité infinie de dire, redire et dédire.

Faux airs

Faisons comme il se doit :
– Je ne dirai que la vérité. Toute la vérité. Rien que la vérité.
– Dites je le jure.
– Je le jure.
Le trouble débute ici. Le parjure s’invente quand on croit bien faire.
Jurer est sans utilité. Ce n’est pas dire la vérité qui compte, ce qui compte c’est dire. Le canular est une manière de dire plus efficace que le jurer.
Doit-on se rendre jusqu’au canular pour être encore audible ?
Me croyez-vous ?

En banlieue du ciel

« La religion (ensemble d’actes rituels liés à la conception d’un domaine sacré distinct du profane, et destinés à mettre l’âme humaine en rapport avec Dieu) aide à soigner les maladies, permet d’éviter les catastrophes et assure une vie douce », disent, grosso modo, les voyageurs du commerce spirituel.

Va pour les maladies. Une prière de temps à autre ne peut pas nuire.

Pour l’assurance d’une vie douce, restons sur nos gardes : nombreux sont les saints qui ont terminé leur carrière en rudesse (et qu’est-ce qu’une vie douce ?).

Quant aux catastrophes ainsi évitées, émettons une réserve. Songeons même à l’inverse.

Il y a des canulars qui ont la vie longue ; puis une vie après la mort.

Aucune de ces cinq anecdotiques vérités n’est fausse

1. Il y a quelques décennies, lors d’un happening à Terre des Hommes, copain-copain, j’ai joué du conga en compagnie de Pierre Elliot Trudeau – il était alors Premier ministre du Canada. PET ne ratait jamais une occasion de prouver à son entourage (et aux médias…) qu’il était capable de tout : canotage, karaté, séduction et percussion. C’est ainsi qu’en l’espace de quelques mesures endiablées, j’ai servi de faire‑valoir au Canadien le plus célèbre de l’époque. Regards complices, quelques rythmes cubains, et puis hop : PET n’était pas qu’arrogant, il avait aussi du rythme !

2. Un peu plus tard, ne reculant devant aucune contradiction, pendant trois années je fus l’assistant de Pierre Bourgault. Pour me prouver son amitié, au jour de mon anniversaire, celui-ci me fit le présent d’un iguane, petit saurien ayant l’aspect d’un lézard de grande taille – le mien avait au total cinquante centimètres. J’ai nommé cette bête, peu bavarde, Madame. Elle fut ma paisible compagne en résidence durant deux années. Puis je l’offris à Pierre Bourque, alors directeur du Jardin Botanique de Montréal (il y avait dans le pavillon central du Jardin, en 1986, un petit vivoir à iguanes). Je garde de Madame un doux souvenir. Vindicative, elle me fouettait parfois de sa queue. 

3. Sous les tropiques, du côté de l’océan Pacifique, le long d’une plage interminable, un beau jour, j’ai bravement sauvé la vie à un énorme requin blanc mangeur d’homme. Le malheureux s’était échoué sur la plage, les branchies palpitantes, son corps long et massif encore frétillant. Sa gueule bien ouverte offrait un étalage que seul un dentiste aurait pu apprécier à sa juste valeur. N’écoutant alors que la seule chose possible à ouïr pour agir : un courage irréfléchi, j’ai sur-le-champ entreprit de sauver ce fantastique monstre. Sans tarder – le temps comptait –, m’approchant par l’arrière, j’ai chevauché la bête, la tenant fermement par sa protubérante nageoire dorsale, puis, en manœuvrant fermement et avec une infinie précaution, j’ai redirigé l’abominable sélacien vers l’océan en le chevauchant encore sur une dizaine de mètres. Ainsi, doucement, l’énorme requin blanc retourna à sa vie de mangeur d’homme. Fier et attendri, je suis resté de longues minutes à regarder l’animal reprendre sa vitalité, puis disparaître. Une fois redevenu seul, en détournant mon regard de l’horizon, je fus pris d’une terrible frayeur.

4. C’était une nuit d’aurores boréales, quelque part dans un parc nordique. La soirée avait été lente, contemplative, quasi ennuyante. Ne restaient que quelques braises ; il était temps de vider ma vessie puis d’aller sous la tente. Pour pisser, je choisis le décor du lac sur la berge duquel je campais. À cette heure de la nuit, la lune, pleine et irradiante, propageait sa lumière jusqu’au fond de ce lac, laissant paraître l’intense activité faunique d’un petit monde aquatique. J’étais médusé d’apercevoir cet univers grouillant et besognant ; j’en oubliai de pisser. Tout était à voir, et rien à comprendre. Ma découverte la plus lumineuse, si j’ose dire, fut celle d’un groupe de petits vers luisants : une douzaine de spécimens de deux centimètres chacun, tous regroupés dans une sphère parfaite de dix centimètres. Leur manège était extraterrestre, un ballet aquatique rayonnant d’une intense beauté. La boule tournait sur elle-même et ne se déplaçait pas. Il s’en dégageait une lumière douce, légèrement verdâtre, délicatement mouvante. Je restai plusieurs minutes à observer ce rituel inaccessible. Je n’avais plus sommeil. Je décidai donc de lire près de cette source phosphorescente inédite, confortablement assis sur une large roche, socle auprès duquel ma bande de vers luisants porte-bonheur se livrait à sa machination chorégraphique.

C’est ainsi que je lus Voyage au bout de la nuit, d’un seul trait, jusqu’à l’aube, sans remarquer à quel moment mes compagnons cessèrent leur cabale.

Ce fut une merveilleuse nuit d’insomnie.

5. Dans le même ordre d’idées, je vous parlerai maintenant d’un livre introuvable, apparemment exceptionnel, que je m’étais efforcé de dénicher, sans résultat. Ma quête était obsessive. Je ratissais encore la ville du nord au sud à sa recherche quand, un après-midi, sur les marches de la bibliothèque municipale, j’aperçus une jeune femme debout contre la balustrade de marbre avec un livre devant elle : celui-là même sur lequel je tentais désespérément de mettre la main… Bien qu’il ne soit pas dans mes habitudes d’adresser la parole à des inconnus – j’ai même l’idée en horreur –, je trouvai la coïncidence trop étourdissante pour garder le silence.

– Croyez-le ou non, dis-je à la jeune femme, j’ai cherché ce livre partout.

– Il est d’exception, répondit-elle. J’en termine tout juste la lecture.

– Savez-vous où je pourrais m’en procurer un autre exemplaire ?, dis-je.
– Celui-ci est à vous, répliqua la jeune femme.
– Mais c’est le vôtre, protestai-je.
– C’était le mien, dit-elle, mais je l’ai maintenant terminé. Je suis venue ici pour vous le donner.
Me croyez-vous ?

Michel F Côté
Cet article parait également dans le numéro 60 - Canular
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