David K. Ross, The Clark Institute, Williamstown, Massachusetts, 2007.
photo : David K. Ross
Dans une récente série de photographies intitulée HVACuus, David K. Ross a saisi des nuages de vapeur s’échappant d’institutions ­conservant des œuvres d’art. En photographiant ces émissions ­vaporeuses ­provoquées par le contact de l’air froid ambiant avec l’air plus chaud relâché par les systèmes de chauffage et de ventilation1 1  - D’où l’acronyme HVAC pour Heating Ventilation & Air Conditioning., l’artiste ­inscrit ­visiblement son travail dans une longue lignée ­d’œuvres visuelles recourant au motif iconographique du nuage. Ainsi, sur une photographie réalisée aux alentours du Musée d’art contemporain de Montréal, on voit un coin d’architecture dans la section de droite de l’image et un petit pan de ciel bleu dans la partie supérieure de celle-ci. Tout le reste du plan est occupé par une substance nébuleuse. Une autre œuvre de la série, consacrée aux émanations du Clark Institute de Williamstown au Massachusetts, montre des nuages nimbant presque entièrement les bâtiments et les arbres, que l’on devine à peine. Malgré l’impression d’envahissement que procure cette concentration de nuages, Ross ne cherche pas à livrer un message sur les changements climatiques ou encore la pollution atmosphérique. 

Son geste photographique vise plutôt à documenter le ­relâchement dans la nature de microparticules issues de la décomposition des œuvres. Cette vision poétique singulière repose sur l’idée que toute chose se dégrade peu à peu, même si cela n’est pas perceptible à l’œil nu. Si ­l’image poétique est claire, il est cependant difficile de ­comprendre ­comment le phénomène fonctionne et ce qui l’organise. On peut ­néanmoins ­facilement imaginer que cette dégradation réside dans la décomposition en fine poussière des éléments matériels de l’œuvre. Ces minuscules ­particules flottant dans l’espace d’exposition seraient alors happées par les appareils servant à l’échange d’air avec l’extérieur, ce qui occasionnerait leur pulvérisation hors des murs. 

Les photographies témoigneraient non seulement de l’incapacité du musée à conserver intégralement les artefacts qui lui sont confiés, mais prendraient la relève de ce dernier afin d’immortaliser les traces de la ­disparition des œuvres. Pourtant, pas plus que celui du musée, le ­dispositif photographique n’est en mesure d’arrêter réellement le temps, de le cristalliser, et donc de véritablement garantir la préservation des œuvres. De fait, ce que nous dit le travail de Ross, c’est que toute création repose sur une perte. Pour reprendre un vieil adage, qui fut utilisé comme titre de la première Triennale d’Art québécois organisée par le MAC, où les œuvres d’une autre série de l’artiste étaient présentées, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme

David K. Ross, Thomas McIntosh/Emmanual Madan: 691,200 seconds, 2008. 
David K. Ross, Martha Fleming/Lyne Lapointe: 50,400 seconds, 2008. 
photos : David K. Ross 

Dans la série intitulée Dark Rooms et exposée lors de la Triennale, Ross photographie des espaces d’entreposage d’artistes et de musée. En livrant à la vue de tous une image d’un de leurs espaces privés, ces ­photographies dévoileraient un pan « habituellement invisible » des propriétaires des lieux et livreraient ainsi un portrait singulier de ces ­derniers. Devant ces œuvres de grand format, on a l’impression d’être face à d’immenses surfaces noires, tellement ces images sont ­opaques. L’effet recherché est de reproduire pour le visiteur les conditions ­similaires à l’expérience de la vision dans le noir2 2 - Sur son site, l’artiste explique : « Comme s’il arrivait dans une pièce assombrie, le public doit laisser ses yeux s’ajuster à la noirceur afin de “pénétrer” les subtilités de l’image produite. » http ://graphicstandards.org/darkrooms/index_fr.htm . L’indication ­temporelle apparaissant dans le titre des œuvres, qui correspond à celui de la prise de vue, peut laisser penser qu’il faut investir autant de temps pour avoir accès au contenu des images. Un calcul rapide amène cependant ­quiconque se trouvant devant les œuvres à espérer qu’il n’en est rien. Pour la photographie Thomas McIntosh/Emmanual Madan : 691,200 seconds, cela représenterait 192 heures, alors que pour celle intitulée Musée d’Art contemporain de Montréal (vide sanitaire) : 223,200 seconds, il faudrait passer 62 heures devant la photographie.

Toutefois, considérant que très peu de gens sont nyctalopes, il apparaît clairement que Ross cherche à obliger le visiteur à faire preuve de patience et à prendre beaucoup plus de temps qu’à l’habitude pour examiner et scruter les œuvres. En prenant le temps de laisser ses yeux s’habituer à la noirceur, ce dernier espère découvrir ce qui se cache tout au fond de cette obscurité. Peu à peu, il commence à percevoir les contours de pièces dans lesquelles sont conservées différentes choses. À ce stade, personne n’est en mesure de déterminer si ce sont les lieux ou les objets qui doivent retenir l’attention. Ce n’est que lorsque l’on prend en compte que le projet consiste à photographier des espaces ­d’entreposage d’artistes et d’institutions conservant des œuvres d’art que l’on peut déduire qu’il faille observer particulièrement les objets. En considérant que les prises de vue sont réalisées à huis clos, dans le noir le plus complet et en ne tirant parti que des infiltrations ­lumineuses se ­faufilant par les minuscules interstices autour des ouvertures de la pièce, l’idée que les objets sont abandonnés à eux-mêmes surgit peu à peu.

Il faudrait donc moins se préoccuper de ce qui est à conserver que du geste de conserver lui-même. Dans un ouvrage consacré au besoin de conserver et de collectionner en Occident, Marc Guillaume signale que « ces pratiques de conservation privée trouvent leur origine dans des situations où une suture doit être faite pour surmonter l’épreuve du manque3 3 - Marc Guillaume, La politique du patrimoine, Paris, Galilée (L’espace critique), 1980, p. 60. . » L’accumulation de ces objets serait ainsi fonction d’un ­travail de deuil symbolique. Guillaume ajoute d’ailleurs : « Objet du deuil : par là s’explique leur « invisibilité » relative. Car ils sont le plus souvent ­gardés à l’écart, cachés, à moitié perdus et oubliés, rarement “visités4 4 - Ibid., p. 61.”. » N’oublions pas que certaines des prises de vue ont exigé jusqu’à huit jours d’exposition et que personne n’a fait irruption dans la pièce durant tout ce temps. Loin d’être des sarcophages pour œuvres d’art, ces pièces d’entreposage sont plutôt des reliquaires contenant des objets porteurs de mémoire qui peuvent à peine être effleurés par la lumière, d’où le besoin de les plonger dans les ténèbres. 

Les épreuves photographiques de la série Dark Rooms se révèlent un moyen de laisser remonter à la surface du visible ce qui était refoulé. En ce sens, son projet partage un certain nombre d’éléments avec le travail psychanalytique, la photographie agissant comme un agent de révélation de la part obscure5 5 - Cette possibilité n’avait pas échappé à Freud qui s’est servi du modèle photographique pour illustrer le fonctionnement des phénomènes psychiques. Voir Sarah Kofman, Camera obscura. De l’idéologie, Paris, Galilée (La philosophie en effet), 1973, p. 38.. Toutefois, l’exploration photographique opérée par Ross ne se limite pas à mettre en lumière un côté inusité, voire sombre des gens qui ont accepté de mettre à la disposition de l’artiste un coin de leur intimité, mais permet aussi au visiteur de jeter un regard sur ce qui se tapit depuis toujours dans l’ombre, son ombre. Ainsi, par ­l’expérience que procure la lecture de ces œuvres, ce dernier vit par simulation, selon le vœu même de l’artiste, la pénétration dans un antre noir, qu’il ­meublera de ses projections, de ses craintes et de ses fantasmes, et renoue avec le pouvoir inquiétant des images leur permettant de faire entrevoir l’invu.  

David K. Ross, Pierre Rannou
Cet article parait également dans le numéro 66 - Disparition
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