
Art démocratique
Bien que l’option communiste en séduise certains, de nombreux artistes, commissaires et critiques se sont portés à la défense de la démocratie, soit en cherchant sa réhabilitation, soit en poussant pour que sa variante libérale inopérante laisse place à une forme de démocratie directe. Sans exception ou presque, ces efforts sont aussi louables qu’indispensables. Cela dit, il n’en demeure pas moins valable d’envisager le risque, pour une production culturelle et intellectuelle faite au nom de la démocratie, d’incarner des valeurs opposées à celles dont elle cherchait pourtant à faire la promotion.
L’histoire de la politisation de l’art est longue et complexe, mais sa formulation la plus contemporaine – appelons-la le paradigme critique – est issue de la théorie de Bertolt Brecht sur le théâtre épique ou « dialectique ». En usant de techniques antinaturalistes, notamment la dissolution du quatrième mur, Brecht visait à sortir les spectateurs de leur complaisance passive face au spectacle théâtral pour les inciter à interagir de façon critique avec le contenu dramatique. Le théâtre dialectique était une intervention politique dans la mesure où il cherchait à recalibrer les perceptions des spectateurs de manière à libérer les forces cachées qui, supposément, gouvernaient leur existence. Il s’agissait donc en partie d’un exercice pédagogique. Brecht estimait que l’effet de distanciation avait le potentiel de faire passer de subjugué à conscient l’état du spectateur, pour ensuite susciter une réaction politique.

Projet en avril 2016, condamnant la rupture par la Fondation Guggenheim des négociations avec la Gulf Labor Coalition au sujet des droits des travailleurs migrants sur le site du musée, à Abu Dhabi.
Photo : © The Illuminator
Aujourd’hui, l’art politique est en grande partie l’héritier du programme pédagogique de Brecht. On le voit particulièrement clairement dans les projets qui ont foisonné à la suite du mouvement Occupy. Not An Alternative, collectif new-yorkais formé il y a une douzaine d’années, en est un éloquent exemple. Il se positionne expressément au « croisement de l’art, de l’activisme et de la pédagogie » et vise à « agir sur la compréhension populaire des évènements, des symboles, des institutions et de l’histoire »1 1 - « About Not an Alternative », Not an Alternative, <notanalternative.org/about-us/>. [Trad. libre]. C’est également un élan pédagogique qui anime The Illuminator, groupe d’art engagé. Dans un « appel aux armes » contre l’injustice sociale, celui-ci se donne pour mission de « mettre en lumière les défis pressants de notre époque2 2 - The Illuminator, « A Call to Arms from NYC’s Guerilla Superhero », Blunderbuss Magazine, 19 mai 2016, <bit.ly/2j5vy7N>. [Trad. libre]». Bien qu’il repose d’abord sur une figure de style, cet énoncé est aussi à prendre au sens propre : la proposition du groupe consiste avant tout en la projection de messages politiques porteurs sur la façade de bâtiments publics ou commerciaux. The Illuminator a ainsi obtenu une certaine notoriété pour une intervention connue sous le nom d’OWS Bat Signal. Pendant les manifestations du mouvement Occupy, le groupe a publiquement profané l’édifice occupé par Verizon en y projetant le symbole « 99 % ». Selon Yates McKee, ceux qui produisent ces projets et d’autres initiatives de ce type ont en commun un intérêt pour l’« action directe créative », pratique artistique épousant la logique de la démocratie directe3 3 - Yates McKee, Strike Art: Contemporary Art and the Post-Occupy Condition, Londres et New York, Verso, 2016. Captivante et informative, l’introduction est à lire, tout particulièrement.. D’après McKee, de tels projets sont mus par ce qu’il appelle l’« état post-Occupy », ou la radicalisation à grande échelle des travailleurs culturels dans la foulée de ce mouvement d’occupation. Il est difficile de ne pas établir de parallèle entre cette forme d’éveil politique décrite par McKee – et que l’action directe créative est censée propager – et la conscientisation que Brecht espérait provoquer chez le spectateur par le théâtre dialectique.

Napalm, 2004.
Photo : permission de Pest Control Office
Même quand l’art critique n’expose pas ses motivations pédagogiques, celles-ci n’en sont pas moins présentes. En 2004, avec Napalm, Banksy en donne un exemple frappant. En glissant entre Mickey Mouse et Ronald McDonald l’image de Phan Thi˙ Kim Phúc, la « fille au napalm » de la célèbre photo, l’artiste établit astucieusement une équivalence morale entre trois faces de l’impérialisme : militaire, capitaliste et culturelle. Rappel de la vocation pédagogique du travail de Brecht, cette juxtaposition saisissante cherche à provoquer un changement de perception vis-à-vis de la situation socioéconomique dominante. Le but de cette conscientisation, naturellement, est d’appeler à l’action politique. La logique qui sous-tend l’esthétique relationnelle est de nature similaire et rafraichit le concept d’effacement du quatrième mur. Pad thai (1990) illustre bien cette logique. Dans cette œuvre, au lieu de proposer un objet d’intérêt esthétique que le spectateur peut apprécier à distance, Rirkrit Tiravanija convie les visiteurs à partager avec lui un repas qu’il a préparé. Les projets d’art participatif, en général, se conforment au principe pédagogique de Brecht. Carsten Höller, avec Experience (2011), œuvre dont le titre est plus impératif que descriptif, et Maurizio Cattelan, avec America (2016), qui dénonce l’injustice qui ravage l’Amérique en invitant les participants à déféquer dans une toilette en or massif parfaitement fonctionnelle, en sont d’excellents exemples. Non sans rappeler le théâtre dialectique, ces œuvres visent à libérer le public de son inattention et de son apathie présumées devant les questions sociales en le plongeant dans des contextes esthétiques inusités.

Dismaland, Weston Super Mare, 2015.
Photo : permission de Pest Control Office
Sous nombre d’aspects, l’art critique, ainsi défini, est à admirer autant qu’à défendre. Mais il ne faudrait tout de même pas s’imaginer que cette forme d’art est en parfaite adéquation avec les idéaux démocratiques. Certes, l’art peut moduler notre perspective, nous rappeler la nature généralisée de l’injustice en nous exposant à certains faits, esthétiser momentanément notre routine inconsciente et même nous aider à redécouvrir l’inédit dans le commun, mais il cesse de servir les intérêts de la démocratie dès qu’il prétend nous instruire sur l’état du monde ou guider nos gestes en fonction de ses impératifs politiques. Dans la mesure où il fraie avec la pédagogie, l’art critique s’oppose à la démocratie.
Cette thèse est éloquemment élaborée par le philosophe Jacques Rancière, qui lui a consacré l’entièreté de sa carrière4 4 - Jacque Rancière, Dissensus: On Politics and Aesthetics, traduit en anglais par Steven Corcoran, Londres et New York, Continuum, 2010. Ce recueil propose un résumé utile de l’œuvre de Rancière, en plus de réunir plusieurs textes importants. Voir aussi, de Jacques Rancière, en français, Le partage du sensible : esthétique et politique (Paris, La Fabrique, 2000) et le premier chapitre de Le spectateur émancipé (Paris, La Fabrique, 2008).. Selon Rancière, la démocratie se fonde sur l’axiome de l’égalité. En tant que telle, elle ne peut s’actualiser qu’en l’absence de motifs pédagogiques. Alors que la démocratie repose d’entrée de jeu sur l’égalité et ne se déploie qu’à partir de ce principe, la pédagogie, elle, renverse cet ordre ; elle entend atteindre l’égalité, mais, paradoxalement, elle cherche à y parvenir en établissant un rapport hiérarchique entre deux sujets sociaux : le maitre et l’élève. L’art critique succombe précisément à cette logique de la pédagogie pointée par Rancière, qui va à l’encontre de l’égalitarisme. La croyance qui étaye le paradigme critique veut que le spectateur soit, à un degré variable, inconscient de son propre assujettissement. L’ignorance relative du spectateur est donc d’emblée tenue pour acquise, et l’œuvre d’art critique a pour dessein de réduire cette ignorance afin d’accomplir l’égalité. Or, pour ce faire, l’artiste doit recourir à la pédagogie, de sorte qu’il s’attribue le rôle du maitre et confère au spectateur celui de l’élève. L’art critique, comme toute entreprise pédagogique, est donc responsable d’instaurer l’inégalité même qu’il propose d’abolir.

Projection et rallye de danse dabkeh à l’évènement Stomp Out the Muslim Ban, Brooklyn Borough Hall, octobre 2017.
Photo : © The Illuminator
Si l’on accorde la priorité aux idéaux égalitaristes de la démocratie, l’art critique tient difficilement la route. Peut-on parler d’art démocratique, alors ? Pour qu’une telle chose soit possible, il faut faire de l’égalité un axiome. Pour mieux comprendre ce que Rancière entend par axiome de l’égalité, il peut être utile de se pencher sur le contrexemple de la démocratie libérale ou représentative, mécanisme de pouvoir par le biais duquel les citoyens confient provisoirement leur voix, voire leur identité sociale, à ceux dont la tâche est de représenter leurs intérêts sur la scène nationale et internationale. Le rôle de nos députés au Parlement, comme dans tout régime représentatif, est de prendre la parole au nom des citoyens. Or, ce que l’on constate, avec la montée de l’autoritarisme au sud de notre frontière – et, à vrai dire, dans bien des régions du monde où la démocratie représentative a cédé la place au populisme et à l’ethno-nationalisme –, c’est la faille qui est au cœur même de cette philosophie politique. De fait, dans le régime représentatif, il y aura toujours des citoyens dont personne n’est le porte-parole et dont les intérêts ne sont jamais diligemment représentés sur l’échiquier politique.
Rancière soutient que ceux et celles qui ne sont pas représentés souffrent d’une exclusion aussi phonique que sociale en ce que leurs doléances sont perçues, non pas comme des signes à interpréter, mais bien comme du bruit à ignorer. Voici comment le politique devient esthétique : avant même qu’on puisse lancer un débat, il est indispensable de déterminer, entre l’interlocuteur légitime et la masse sans importance, la parole qui est digne de considération et celle qui en est indigne. Selon la grande idée de Rancière, l’esthétique en tant que pratique configure la perception sensorielle en forme intelligible et transmissible et, du même fait, morcèle et distribue des espaces et des formes de participation dans le monde en général. C’est au moyen de l’esthétique que les catégories sociales et les espaces correspondants que nous occupons (« femme–maison », « Noir-ghetto », « travailleur-usine » ou « étudiant-école ») sont taillés dans le tissu de l’expérience sensible et transformés en catégories qui constituent notre réalité sociale. Par conséquent, toute prise de parole faite inopportunément par ceux qui renoncent au rôle qui leur est attribué et quittent l’espace qui leur est alloué est jugée incompréhensible, peu importe si le propos est compatissant ou intelligent. Par exemple, Platon, l’antidémocrate, se plaisait à écarter le dèmos précisément parce qu’il le jugeait insensé, plus enclin à grogner comme l’animal qu’à parler comme l’être humain, et ce, malgré le fait que le peuple utilisait la même langue que la noblesse. Aujourd’hui, les athlètes professionnels noirs qui refusent de se lever pendant l’hymne national des États-Unis sont accusés par les commentateurs conservateurs non seulement d’enfreindre le protocole établi (la politique n’a pas sa place dans le sport), mais aussi de « pleurnicher ».
Pour Rancière, l’axiome de l’égalité équivaut à prendre l’égalité de tous les êtres doués de parole comme principe de base. La réalité sociale tend à oblitérer l’égalité parce qu’elle obéit à l’impératif politique selon lequel la parole légitime doit être différenciée du bruit insignifiant. Mais quand des sujets sociaux s’expriment en dehors du cadre opportun, quand ils prouvent hors de tout doute que l’intelligence et la compassion sont communes à tous les êtres doués de parole, ils affirment un irréductible égalitarisme. Ils montrent que les hiérarchies qui structurent l’ordre social sont purement fortuites et que d’autres configurations du sensible – solutions de rechange aux catégories sociales qui divisent notre réalité sociale – sont possibles.
L’art démocratique se définit donc tout simplement comme un art qui concrétise l’axiome de l’égalité. Contrairement à l’art critique, l’art démocratique ne dit pas au spectateur quoi faire ou quoi penser, et les artistes qui s’en réclament ne fondent pas leur pratique sur les dogmes politiques officiels, ce qui serait contraire à l’égalitarisme. Cette forme d’art sert les intérêts de l’égalité avant tout en acceptant ses propres lacunes et en refusant d’anticiper ses propres résultats. Si Brecht fournit à l’art critique d’aujourd’hui un précédent historique, Marcel Duchamp fait de même pour l’art démocratique. À cet égard, la distance entre la toilette de Cattelan et l’urinoir de Duchamp est plus esthétique qu’historique, en dépit de l’intention manifeste, de la part de Cattelan, de rendre hommage à ce dernier. Avec le readymade, Duchamp ne tient pas la réalité sociale pour acquise et n’entreprend pas d’imposer une façon de penser ou d’agir pour régler ses travers. Au lieu de cela, il remet en question les catégories mêmes qui composent la réalité sociale (art, artiste, galerie, etc.) et contrecarre les règles selon lesquelles les rôles et les espaces identitaires sont distribués. De la même manière, il incarne un principe égalitariste qui est strictement identique à la démocratie.

Des milliers de manifestants réclament la libération de voyageurs détenus à la suite de la signature par le président Trump du premier décret migratoire anti-musulman, aéroport JFK, New York, janvier 2017.
Photo : © The Illuminator

The Illuminator
Aéroport JFK, New York, janvier 2017.
Photo : © The Illuminator

Balloon Debate, Palestine, 2005.
Photo : permission de Pest Control Office
Une autre œuvre de Banksy fournit un exemple contemporain d’art démocratique en détournant le principe pédagogique qui sous-tend Napalm ou encore, plus récemment, Dismaland (2015). Situé du côté palestinien de la barrière de séparation israélienne, le graffiti au pochoir (Balloon Debate, 2005) d’une fillette suspendue au-dessus du sol par un bouquet de ballons se prête, au premier coup d’œil, à une interprétation pédagogique. Mais même si l’intention de Banksy était de livrer un message et de mettre de l’avant des visées politiques, l’œuvre, en définitive, échappe à ces responsabilités. Elle est insuffisante et inconséquente, selon le point de vue de Rancière, parce qu’elle refuse d’imposer quoi que ce soit au spectateur. En fait, que l’œuvre soit aussi proche d’un espace aussi politisé rend particulièrement frappante sa dissociation de toute prétention pédagogique. Le spectateur se sent contraint de lui attribuer un propos justement parce qu’elle se tient en équilibre au-dessus de l’abime. Toutefois, en fin de compte, l’œuvre ne renvoie pas le spectateur à un programme politique en particulier, mais plutôt à une égalité universelle. Ainsi, si l’œuvre possède une étiquette politique, c’est certainement celle de la démocratie.
Traduit de l’anglais par Isabelle Lamarre