
Plein sud, Longueuil 2022.
Photo : Simon Belleau, permission de l'artiste, Plein sud, Longueuil, & Cooper Cole, Toronto
S’affranchir et modeler des possibles avec rage et amour
Un entretien avec Nathalie Batraville
Fascinée par la richesse de son travail, j’ai eu envie d’échanger avec elle autour du rôle de l’art, de la pensée théorique et de la création dans le déploiement de modalités d’être et d’imaginaires non inféodées aux discours et aux normes hégémoniques. Ayant des réserves par rapport à la notion de résilience, qui, à mon avis, individualise les traumatismes et met un poids indu sur les personnes victimes de l’oppression systémique, j’ai souhaité orienter la discussion sur l’apport de la création au développement d’espaces collectifs propices aux rencontres, à l’entraide, à l’empuissancement et à l’élévation mutuelle.
Ariane De Blois : Nous nous sommes rencontrées à l’occasion de l’exposition Funeral Garden d’Eve Tagny, pour laquelle j’étais commissaire à Plein sud. Mue par l’affliction collective engendrée par la violence policière, qui touche de manière disproportionnée les personnes noires, racisées et autochtones, l’exposition aspirait à offrir un espace sensible et poétique propice au deuil, au recueillement, à la guérison. Bien que distincts, vos univers respectifs, à Eve et à toi, partagent certaines affinités et préoccupations. Avant de t’interroger sur tes activités professionnelles, je suis curieuse de savoir quels rôles tu attribues à la littérature et aux arts dans le développement de ta pensée, de ta posture critique et, plus globalement, de ton sentiment d’appartenance à diverses communautés, notamment d’idées et d’affects.
Nathalie Batraville : L’art et la littérature offrent l’occasion de cultiver un lien avec des imaginaires noirs, une critique et des œuvres qui témoignent des vies noires et les célèbrent. L’interaction entre ces trois modalités du discours m’inspire : la première qui parle de ce que les choses sont et ont été, la deuxième qui aborde les mondes possibles, en tenant compte ou non des limites du raisonnable, et la troisième qui décode les représentations et les idées hégémoniques afin d’envisager ce que le monde devrait être. Dans la mesure où je peux choisir les conversations auxquelles je participe, ce sont celles-là que je recherche et qui m’enrichissent. Une autre modalité discursive est le « travail de veillée » (wake work) conceptualisé par Christina Sharpe, qui donne un espace pour le deuil de l’état des choses (passé et présent) ; c’est un moyen de défendre les mort·es et de s’occuper des vies d’après l’esclavage, des traces et des effets concrets d’un passé qui n’est pas encore dépassé. L’œuvre d’Eve Tagny crée un espace de deuil et de témoignage plein de beauté, espace propice au deuil collectif et à la prise de conscience.
Je m’inspire également de la façon dont Fred Moten et Stefano Harney abordent l’idée des « études » dans leur ouvrage The Undercommons: Fugitive Planning & Black Study, à savoir la socialité des personnes qui sont trop turbulentes et indisciplinées pour que l’université les accueille. Moten écrit qu’étudier, c’est « ce que vous faites avec d’autres. C’est parler et se promener avec d’autres ; c’est travailler, danser, souffrir – une certaine convergence irréductible des trois qui porte le nom de pratique spéculative1 1 - Stefano Harney et Fred Moten, The Undercommons: Fugitive Planning & Black Study, New York, Minor Compositions, 2013, p. 110, accessible en ligne. [Trad. libre] ».

Funeral Garden, vue d’exposition,
Plein sud, Longueuil 2022.
Photo : Simon Belleau, permission de l’artiste, Plein sud, Longueuil, & Cooper Cole, Toronto
J’aime penser à l’art et aux textes dans cette acception vaste de la créativité et de l’invention. Cette pratique spéculative se compose aussi, urgemment, d’aide mutuelle, d’action directe et de solidarité avec les personnes incarcérées. De plus, je suis attirée par le plaisir et la beauté, je veux sentir dans mon corps des possibilités encore inimaginées. Entre les mains de sujets noirs, la littérature et les arts ont le pouvoir de contester les formes de violence structurelle qui rejettent et restreignent le toucher, les relations et la parenté pour les personnes noires et entre personnes noires.
ADB : L’imbrication des trois modalités de discours qui t’intéressent (historique, spéculatif et décryptif) se retrouve, me semble-t-il, brillamment articulée dans la pensée de la théoricienne et militante afroféministe bell hooks. Dans une de tes conférences virtuelles et un de tes textes qui portent sur son œuvre2 2 - Nathalie Batraville et Fania Noël, « Comment transformer radicalement la société avec bell hooks », AyiboPost, 17 décembre 2021, accessible en ligne ; Vanier College Television, « International Women’s Week – Nathalie Batraville, YouTube, 5 mai 2022, accessible en ligne., tu évoques sa proposition – à la fois douce et très radicale du point de vue épistémique – selon laquelle l’amour est une action, plutôt qu’une émotion, comme on a généralement tendance à l’entrevoir. À travers ce prisme, peut-on, selon toi, envisager que la recherche intellectuelle ou même la pratique artistique soit motivée par l’amour ?
NB : bell hooks aborde l’amour comme une pratique et un objet d’étude. Son point de vue est celui d’une féministe noire qui construit le politique en relation à la parenté, à la famille et à la communauté, en relation également à l’État. Ce cadre se fonde sur l’idée de libération collective, plutôt que sur les notions de droits, d’égalité ou d’empuissancement (empowerment). Pour elle, l’amour est ce qui nourrit l’esprit et permet de grandir3 3 - bell hooks, All About Love: New Visions, New York, Harper Collins, 2001..Une telle conception de l’amour est parfois trompeuse, puisqu’elle peut sembler conciliante ou accommodante, alors que l’œuvre de hooks est tout sauf consensuelle. La rage est parfois une expression de l’amour. Au Québec, pendant les dernières élections provinciales, il s’est passé quelque chose qui m’a semblé intéressant de ce point de vue : les chefs des principaux partis, qui avaient reçu des menaces de mort, assimilaient la rage à la violence et souhaitaient qu’on l’élimine du discours public. Pourtant, il y a des moments où la rage est le seul discours politiquement sensé, des moments où la rage exprime la lucidité, et l’amour. Il y a tant de raisons d’éprouver de la rage.
L’art et la politique – les deux – peuvent mobiliser l’amour à travers la rage, afin de contester la normalisation des différentes sortes de violence, ainsi que la désensibilisation à leur égard, auxquelles l’État soumet les sujets autochtones et les sujets noirs.
Situer les intersections de l’art et de la politique, et de l’intime et du politique, puis construire dessus : voilà ce qui anime une grande partie de mon travail. Je réfléchis, ces temps-ci, au toucher et à la manière dont les différentes sortes de violence auxquelles l’État soumet les sujets autochtones et les sujets noirs produisent un accès inégal au toucher : exploitation capitaliste de la main-d’œuvre, destruction de l’environnement, maintien de l’ordre et prisons, capacitisme, suprématie blanche, grossophobie et ainsi de suite… Non seulement ces structures limitent ou excluent la possibilité du toucher pour certains sujets, elles produisent également une logique coercitive, extractive, qui en vient à influencer la sorte de toucher qu’une personne peut donner et recevoir.

Tasse en grès, 2022.
Photos : permission de l’artiste


ADB : Effectivement, la pensée de bell hooks ne cherche pas à être consensuelle et c’est ce qui, selon moi, lui permet de proposer des pistes de réflexion aussi audacieuses sur l’éducation, la famille, les relations amoureuses et les enjeux féministes. Tu travailles pour ta part à la rédaction d’un livre intitulé Disruptive Agency: Towards a Black Feminist Anarchism, qui s’emploie à recadrer la notion du consentement. Peux-tu présenter les grandes lignes de ton projet et ce que tu cherches à susciter avec celui-ci ?
NB : Mon livre s’inscrit dans la tradition des écrits féministes radicaux qui, dans les années 1980 et 1990, formulaient des critiques du consentement en montrant la mesure dans laquelle la coercition et la dépendance surdéterminent nos choix ; ils remettaient en question, par conséquent, la signification de l’agentivité, du pouvoir d’agir, et son utilité en tant que concept. Je propose d’employer le concept d’agentivité perturbatrice pour formuler nos idées contestataires au sujet des structures et de la logique de la coercition qui produisent une indifférence face à la volonté, aux désirs, au consentement et à l’agentivité de certains sujets. Ce sont les œuvres visuelles, littéraires et théoriques produites par les femmes noires qui guident mon exploration de l’agentivité dans les pratiques quotidiennes d’adaptation, de négociation, d’insouveraineté, de responsabilité et de désobéissance civile. Réfléchissant à partir de ces œuvres, je perçois des pratiques d’agentivité perturbatrice dans le BDSM, le soin des plantes, la solidarité noire et autochtone, ainsi que dans l’abolition des prisons, et je pense aux façons dont ces pratiques peuvent incarner des modalités de l’amour tel que le définit bell hooks.
ADB : Je constate en te lisant que c’est animée d’un seul et même souffle que tu mènes l’ensemble de tes activités, dans la mesure où plusieurs croisements s’opèrent entre les champs. J’imagine ainsi que ta réflexion sur le toucher, évoquée précédemment, nourrit ta pratique de la poterie. Peux-tu expliquer pourquoi tu as choisi de te consacrer à cette forme d’art en particulier et de quelle manière le fait de t’y adonner participe à façonner ta compréhension globale de la tactilité ?

Tasse en porcelaine, 2022.
Photo : permission de l’artiste
NB : Travailler l’argile, la toucher, lui donner forme, cela mobilise simultanément l’art, l’intimité et le politique. La poterie est une pratique sensuelle qui nous fait pincer, pétrir et glisser les doigts sur ou dans des mottes d’argile tantôt fermes, tantôt molles, mouillées et glissantes, lisses ou rugueuses, dures… En particulier pendant la première année de la pandémie, l’habitude de toucher l’argile, à l’atelier de poterie, et de toucher la terre, les racines et les feuilles de mes plantes, à la maison, est devenue de plus en plus signifiante et de plus en plus intime. L’intimité va au-delà du processus de fabrication. J’étais réconfortée par la pensée des pièces que j’avais fabriquées et offertes à mes êtres chers, car je savais qu’elles étaient souvent touchées, saisies et regardées. La poterie est une pratique remarquablement sociale supposant différentes sortes d’intimité qui sont banales, mais qui marquent une vie – spécialement quand elles sont ancrées dans une communauté, dans une libération collective. Le capitalisme, le colonialisme et l’état carcéral ne font pas qu’isoler physiquement les sujets les uns des autres : ils les isolent aussi des pratiques ancestrales qui servent à nous rapprocher des autres et de nous-mêmes. L’accès aux lieux où l’on peut faire de la poterie est souvent limité et déterminé par le revenu, la blanchité et la capacité physique.
ADB : Tu expliques, sur la page Instagram @black_ceramicists, dont tu es la commissaire, avoir cherché de l’inspiration sur les réseaux sociaux pour nourrir ta pratique de la poterie, mais avoir constaté, ce faisant, l’absence de la production des céramistes noir·es sur les comptes gérés par des personnes blanches. Précisant que ce gommage n’est pas le fruit d’un accident, ta page cherche à donner de la visibilité au travail des céramistes afrodescendant·es et à le célébrer. En quoi ce « sanctuaire d’amour », comme tu le décris, entre confrères et consœurs d’argile, permet-il de faire face à l’adversité de la suprématie blanche ?
NB : J’ai mis cette page en ligne en 2019, alors que je vivais aux États-Unis, à peu près au moment où j’ai décidé de suivre des cours de poterie. Je crois que la première chose que cette page a accomplie, ç’a été de remettre en question la perception créée, reproduite et soutenue activement par les établissements et les individus qui contrôlent l’accès physique et symbolique à la poterie, selon laquelle il y aurait très peu de céramistes noir·es, professionnel·les ou autres. Le nombre de céramistes noir·es que j’ai rencontré·es et la facilité relative avec laquelle je suis tombée sur leurs œuvres confirment la logique suprémaciste blanche qui a cours dans les lieux consacrés aux « métiers d’art », les communautés d’ « artisanat », en ligne et hors ligne, ainsi que les musées, les galeries et les revues. Mais cela révèle aussi la ténacité de gens dont la simple présence dans un atelier de poterie, un programme de céramique, une exposition de poterie ou un colloque peut constituer un acte politique. Il faut encore que d’autres groupes et communautés puissent créer leurs propres espaces, mais les choses ont changé depuis 2019. La deuxième chose que cette page a accomplie, ç’a été de permettre aux céramistes noir·es de se trouver et de nouer des liens facilement. Depuis 2020, plusieurs projets ont vu le jour. Kaabo Clay Collective est un réseau d’entraide sociale dirigé par des céramistes noir·es et qui s’adresse à des céramistes noir·es. Cette année, au colloque annuel du National Council on Education for the Ceramic Arts (NCECA, États-Unis), Adero Willard a organisé une exposition intitulée Clay Holds Water, Water Holds Memory, qui regroupait les œuvres de 19 femmes artistes et artistes non binaires noir·es qui travaillent l’argile. Le collectif a aussi récolté des fonds pour fournir des laissez-passer et de l’hébergement aux céramistes noir·es qui voulaient assister à la rencontre, qui avait lieu en Ohio. J’aimerais beaucoup voir se développer à l’avenir des réseaux d’entraide pour soutenir les artistes céramistes noir·es et autochtones à Montréal et dans les environs.

Tasse en grès, 2022.
Photo : permission de l’artiste
ADB : Que peut apporter la céramique à une vision abolitionniste centrée sur la libération des Noir·es ? Cette question, tu l’as posée il y a presque trois ans sur Instagram en t’adressant directement aux céramistes afrodescendant·es. Que retiens-tu de l’échange qui s’en est suivi ? Comment conçois-tu aujourd’hui le rôle de la céramique dans le démantèlement des institutions mortifères que sont la prison, le système de justice et la police ?
NB : Après avoir publié ce billet, j’ai appris l’existence du People’s Pottery Project, un OSBL de Los Angeles, en Californie, qui a été fondé, qui est dirigé, qui forme et qui emploie des ex-détenu·es – des femmes et des personnes trans et non binaires. La poterie est une pratique qui a toujours été favorable à la socialité et à l’intimité, que ce soit au sein des communautés ou de chaque côté d’une différence, et elle incite à développer des outils et des habiletés qui nous permettent de nous assoir simplement en compagnie des autres. Or, s’assoir ensemble, partager, toucher, ça crée des liens qui défient la logique de la compétition, de l’exploitation et de l’extraction. Pour que de telles pratiques soient transformatrices, cependant, elles doivent perturber le flux des capitaux, du pouvoir et des ressources, et cette perturbation essentielle est ce qui rend The People’s Pottery Project transformateur. Quels sont les autres circuits capables d’approfondir, par le travail de la céramique, par exemple, la qualité du toucher en dehors des circuits qui dominent les flux de capitaux, de pouvoir et de ressources ? Les circuits et chemins perturbateurs sont notre premier souci, mais la pratique collective peut être aussi bien la céramique que la danse, l’acuponcture, s’embrasser à pleine bouche ou faire la sieste. À Montréal, il existe déjà de nombreux circuits et chemins alternatifs, comme DESTA, organisme installé dans la Petite-Bourgogne qui offre des services de réinsertion et de défense des droits à des personnes qui sont ou ont été incarcérées, ainsi qu’à d’autres membres criminalisés de la collectivité. L’amour est là, en d’autres mots, et c’est ce qui importe.
Les réponses ont été traduites de l’anglais par Sophie Chisogne
Titulaire d’un doctorat en histoire de l’art, Ariane De Blois œuvre dans le milieu des arts en tant qu’autrice, chercheuse et commissaire. Elle est directrice artistique de Plein sud, centre d’exposition en art actuel à Longueuil, depuis trois ans.