Sons, bruits et musique dans la perspective des musiques actuelles

Mathieu Bélanger
Barnyard Drama, FIMAV, 2006.
photo : Martin Savoie, courtoisie du FIMAV

Dans une perspective musicale, la possibilité de discriminer entre sons musicaux et non musicaux s’avère cruciale.

La notion même de musique est intimement reliée à la possibilité d’une telle démarcation. Or, celle-ci n’est en aucun cas naturelle et dépend donc d’un critère – qui peut du même coup être remis en question – en fonction duquel certains sons seront considérés comme musicaux et d’autres non. Traditionnellement, ce critère ­s’incarne dans l’opposition entre les sons musicaux et les bruits. Un bruit se définissant comme un son sans harmonie1 1 - Le Petit Robert., les sons musicaux se révèlent donc être les sons harmoniques.

Les musiques actuelles font souvent fi de cette dualité ­traditionnelle dans la mesure où tout son est susceptible d’être ­utilisé et accepté comme matériau musical. Le son n’y est pas appréhendé exclusivement en fonction de sa dimension harmonique, mais ­principalement à la lumière de sa pertinence dans le contexte défini par l’improvisation en cours – ou par la composition, le cas échéant. Selon la lecture qu’il fait du déroulement de cette dernière, un ­musicien est libre d’opter pour un bruit arbitraire ou un son ­harmonique selon ce qu’il tente d’exprimer ou de suggérer et selon ce qu’il juge le plus pertinent pour la suite des choses : séquence de notes, accord, ­vrombissement du moteur d’un tourne-disque, claquement des touches d’un saxophone, parasites d’une transmission radio, et quoi encore ! Sous-jacent à ce rapport au son se trouve une conceptualisation renouvelée de l’entité musicale de base. Celle-ci n’est plus la note, mais bien le son dans toute sa généralité. Comme l’écrivaient les membres d’AMM dans le texte de la pochette de leur premier ­disque : « Every noise has a note 2 2 - Eddie Prévost, « AMM–A Few Memories and Reflections », notes pour AMM, AMMMusic 1966, disque compact, RéR Megacorp/Matchless Recordings RéR AMMCD, réédition 1989.» (chaque bruit a sa note).

Ce rapport au son participe à l’éclatement et à la diversification des formes et des structures associées à ces pratiques. Toutefois, cette liberté accrue dont bénéficient les musiciens ne diminue en rien le risque de créer une œuvre banale ou inintéressante. La 23e édition du Festival International de Musique Actuelle de Victoriaville (FIMAV), qui se déroula en mai 2006, permit de prendre conscience de l’intérêt, mais aussi des risques associés à la mise en application d’une telle conception des sons, des bruits et de la musique.

Satoko Fujii Min-Yoh Ensemble, FIMAV, 2006.
photo : Martin Savoie, courtoisie du FIMAV

Comme à chaque année, les 24 concerts présentèrent des ­esthétiques et des démarches des plus diversifiées. À la lumière des considérations précédentes, il est révélateur de se pencher sur la place accordée aux sons harmoniques et aux bruits de même que sur leur rôle respectif dans la mesure où, de la musique tonale du ­projet Chansons de la belle espérance de Pierre Carter aux déflagrations noise teintées d’électroacoustique de Fe-Mail en passant par le rock déjanté de Beñat Achiary & Étage 34, cette place et ce rôle ont varié ­considérablement.

La musique noise3 3 - Le terme « bruitisme » est parfois utilisé en français pour traduire l’idée de musique noise. Il peut toutefois porter à confusion dans la mesure où les musiques actuelles, entre autres, peuvent se réclamer du bruitisme sans pour autant relever du noise. représente sûrement une des utilisations les plus radicales du bruit dans un contexte musical. Un premier aspect de cette radicalité se laisse évidemment percevoir dans le volume ­assourdissant des concerts et la saturation quasi totale de l’espace sonore. La musique noise se veut par définition une forme musicale extrême, mais sa radicalité va plus loin. Celle-ci consiste surtout en ce que, au-delà du recours aux bruits, la musique noise devient ­elle-même bruit – qui plus est, un amalgame de distorsion et de bruit blanc bien souvent – et élève ce dernier au rang de musique. Toutes les ­composantes traditionnelles de la musique telles le rythme, le timbre ou la mélodie perdent leur sens.

En contrepartie, l’idée de structure, de forme ou encore de ­construction ne disparaît pas pour autant. Elle ne devient que plus cruciale puisque la musique noise en tire l’essentiel de sa cohérence. Celle-ci n’est pas un immense bordel sonore se résumant à faire le plus de bruit possible, bien qu’elle puisse aisément le devenir ou à tout le moins en donner l’impression. Un concert ressemblant trop à un ­bordel sonore gratuit n’est guère satisfaisant, qu’il s’agisse de noise ou de tout autre genre de musique comme l’exemplifia crûment le jumelage de Borbetomagus et Hijokaidan sur la scène du Colisée.

Originaire de l’État de New York, le groupe Borbetomagus est un vétéran des mouvances noise américaines. Grâce aux saxophones électrifiés de Jim Sauter et Don Dietrich – à l’aide de microphones ­glissés dans la cloche de l’instrument et reliés à des amplificateurs et à des pédales d’effets – de même qu’à la guitare électrique de Donald Miller, le trio crée une dense couche de bruit blanc se caractérisant par son caractère véloce et abrasif. Hijokaidan est pour sa part un pionnier de la scène noise japonaise. Ayant délaissé le côté performatif extrême de ses premières années, le groupe dirigé par Jojo Hiroshige pratique une forme de noise dérivée d’un rock totalement déconstruit comme le laissent présager les instruments utilisés : guitare électrique, ­électroniques, batterie et voix. Pris isolément, chaque groupe a donc une identité musicale forte et sans compromis qui fonctionne selon sa propre logique.

Or, dans la perspective des musiques improvisées, la réussite d’une collaboration dépend certainement de la cristallisation d’une dynamique entre les musiciens, de façon à assurer une cohérence minimale. Une improvisation se veut plus qu’une superposition de solos et implique que les musiciens adoptent une logique ­commune ­d’interaction qui servira de base à l’organisation des sons et ­contributions de chacun.

Tatsuya Nakatani, Vic Rawlings, Ricardo Arias, N.R.A., FIMAV, 2006.
photo : Martin Savoie, courtoisie du FIMAV

Dans le cas de la rencontre entre Borbetomagus et Hijokaidan, les signes témoignant de l’existence d’une telle dynamique collective se font rares. Là où il ne devrait y avoir qu’un seul concert, les spectateurs ont plutôt droit à deux concerts simultanés : un de Borbetomagus et un de Hijokaidan. Pour la longue improvisation d’environ 80 minutes qui constitue le concert, il n’y a aucune construction commune, ­aucune structure qui viennent organiser les sons de tous les musiciens en un tout qui soit cohérent, non pas en fonction de l’approche de chacun des groupes, mais globalement. Le concert semble ainsi se résumer à sept musiciens faisant du bruit isolément les uns des autres et ne présente donc pas plus d’intérêt que sept musiciens faisant des notes isolément les uns des autres. Le volume sonore est certes impressionnant, mais la musique elle-même est loin de l’être autant.

Tel que mentionné précédemment, un travail de nature ­musicale sur le bruit ne relève pas nécessairement de la musique noise. Historiquement, les musiques improvisées plus ou moins directement dérivées du jazz, mais plus particulièrement de tradition européenne, eurent recours à des sons inharmoniques. Cette intégration du bruit dans un contexte musical se faisait par l’utilisation de techniques étendues, c’est-à-dire des techniques de jeu contraires à l’usage ­prescrit et prévu de l’instrument de façon à en extirper des sons ­inédits. Celles-ci venaient enrichir une utilisation créative et parfois non orthodoxe des capacités standards d’un instrument à produire des sons harmoniques.

Plusieurs concerts du FIMAV présentèrent une cohabitation des sons harmoniques et inharmoniques selon ces termes. Par ­exemple, la musique du Satoko Fujii Min-Yoh Ensemble se ­voulait ­fondamentalement jazz et se basait sur une série de mélodies ­grandiloquentes et enveloppantes. Les sons inharmoniques – ­essentiellement le travail à l’intérieur du piano de Sakoto Fujii et celui sur le souffle du trompettiste Natsuki Tamura – occupent une place ­marginale et jouent un rôle de coloration. Dans le cas de Barnyard Drama, un duo ontarien formé de Christine Duncan (voix) et Jean Martin (­batterie, tourne-disque), auquel se sont ajoutés pour l’occasion les guitaristes Bernard Falaise et Justin Haynes, l’éclectisme est au ­rendez-vous. Les gestes saccadés, les ­rythmes syncopés, les structures fluctuantes et les bruits de ­toutes ­sortes donnent lieu à des moments typiques des musiques ­improvisées. D’autres moments s’organisent autour de structures plus ­contraignantes, notamment ce lent crescendo où les ­guitaristes mélangent habilement longues notes et larsens, en raison du recours à des notes, des accords et des mélodies. Les textes cités par Duncan, quant à eux, donnent parfois des allures de chansons à l’improvisation.

Mathieu Bélanger, Tatsuya Nakatani
Cet article parait également dans le numéro 59 - Bruit
Découvrir

Suggestions de lecture