En plus de pratiquer l’écriture, l’auteur consacre son temps à la réalisation d’oeuvres vidéographiques, au dessin et à la musique improvisée. Il vit et travaille à Montréal.

Il existe un regard auquel il n’est pas possible de résister. Il subsiste, comme le montre Pascal Quignard1 1 - Pascal Quignard, Vie secrète, Gallimard (Folio), 1998, chapitre 13. Pascal Quignard ponctue toute sa démarche romanesque de développements savants sur l’étymologie. Ceux-ci interrogent en quelque sorte l’adéquation du sens et de leurs conventions langagières (les mots), en mettant bout à bout langues mortes et vivantes, en désignant les sens qui résistent au passage de l’une à l’autre. L’approche de Friedl est dans cette perspective, parente lorsqu’elle confronte des représentations culturelles à l’idée censée les totaliser., dans la fascination qu’exerce sur nous ce que l’on voit au moment où cet être, cette chose nous immobilise, nous sidère, nous dévore. Fascinus disaient les romains pour nommer le phallus. Dès lors, cette idée de fascination semble rejoindre et même déterminer la figure cinématographique du monstre, où le regard est à la fois sexe, incorporation, cannibalisme, terreur et tendresse. Dans cette perspective, les deux King Kong réalisés d’abord en 1933 par Ernst B. Schoedsack, puis en 1976 par John Guillermin ont contribué à nous faire apercevoir dans la bête surdimensionnée un regard humain, même si ce dernier demeure indéniablement « épouvantable » : he loves his woman you could see it in his eyes, his great big eyes2 2 - Daniel Johnston, King Kong, 1983..

Gagnant à être connus ici, les travaux de l’artiste autrichien Peter Friedl jouissent en Europe d’une renommée importante dont témoigne sa présence à la Biennale de Venise en 1999 ou, encore tout récemment, la rétrospective que lui a consacrée, en décembre 2001, le Casino du Luxembourg. Sa pratique engendre des montages polysémiques, lesquels sont soumis au spectateur comme agencements à décortiquer. L’installation King Kong, que la galerie Chisenhale de Londres présentait en octobre 2001, relaie cette approche en mettant à l’épreuve diverses idées communément acceptées à travers leur représentation ou leur reproduction, dont celle de genre cinématographique. Paraphrasant en quelque sorte ses prédécesseurs hollywoodiens, cette oeuvre, que l’artiste appelle « film » peut-être par boutade – mais qui, selon les règles de l’art, jouit d’une productrice (Andrée Gooloe) -, sait jouer de l’apparence et mêle à souhait les cartes dudit genre. Bien que le dispositif soit, au sens premier, celui d’une installation vidéo, on doit le situer d’emblée du côté de ces pratiques hybrides investissant le cinéma dans son appareil technique (prise de vue, montage, projection) mais aussi dans son appareil conceptuel (récit, mythe, rêve, inconscient), tout en le confrontant à des rapports qu’il ne cherche généralement pas à produire par lui-même, notamment quant à la mise en espace. L’oeuvre se présente cependant selon un dénuement matériel des plus stricts. Suspendue au centre d’un vaste espace dégagé, une surface rectangulaire absorbe la projection vidéo et, à cause de sa translucidité, la restitue sur ses deux faces. L’image nous montre, en plan d’ensemble, Daniel Johnston, personnage culte du milieu de la musique underground américaine. Assis sur un banc au centre d’un parc, il se penche, presque prostré, sur le texte de la chanson King Kong qu’il a écrit en 1983 et qui détaille l’histoire du célèbre gorille. Il le récite a cappella d’une manière laconique et monotone. Il appuie cependant d’une légère emphase la fin de chaque phrase, réitérant ainsi une quasi mélodie qui ne cesse pourtant de se désintégrer. Cette voix, arrachée à l’image par son traitement (réverbération), ne semble plus se rapporter directement au film mais s’adresser à son dehors, à un autre temps. Formant une sorte de commentaire, elle est paradoxale, non seulement parce qu’elle est à la fois in et off, mais aussi parce que son rendu émotionnel est minimisé là où le sens des mots est, par ailleurs, surchargé d’affects : « he thought he was a monster, but he was the king3 3 - Daniel Johnston, King Kong, 1983. ». Des enfants circulent autour du narrateur et ne semblent pas entendre la ritournelle qui pourrait s’adresser à eux. Le regard de la caméra se déplace d’après une succession de lents mouvements panoramiques, n’accordant aucune attention privilégiée à l’un ou l’autre des éléments dans l’espace. Un des enfants porte un masque de gorille. Il entre dans le cadre à intervalles irréguliers et traverse l’espace. La puissance symbolique de King Kong, évoquée par la litanie de Johnston, est alors complètement désamorcée, bien que l’apparition de ce petit « Kong » ne la supplante par aucun paroxysme. Au contraire, il avance parmi les enfants noirs et blancs comme si sa tête postiche n’avait rien d’étonnant. Ce moment redonne une touche de réel à un univers autrement marqué par le fantasme et relaie en quelque sorte le traitement documentaire du contexte de prise de vue. Celui-ci, un parc de Johannesburg, a été choisi par Friedl afin d’évoquer l’opéra King Kong crée en 1959 dans cette ville d’Afrique du Sud. Il relate la destinée tragique du champion de boxe sud-africain, Ezekiel « King Kong » Dhlamini. Ce dernier tua brutalement sa femme par jalousie devant sa famille. Il se donna ensuite la mort une fois en prison, pour ne pas subir sa peine. L’opéra, qui fut une production d’une ampleur inégalée jusqu’alors, connu à l’époque un très grand succès. Il tomba ensuite dans l’oubli. L’oeuvre de Friedl détient, pour employer une terminologie linguistique, un paratexte très chargé. Elle multiplie les références extérieures qui surgissent dans le film comme des remémorations partielles s’interpénétrant selon différents registres (historique, musical, anecdotique, cinématographique). A titre d’exemple : le costume de gorille dont ne subsiste que le masque; les paroles de la chanson dont manque la musique et qui semblent se substituer à l’opéra dont on ne fait que suggérer le contexte de création. Ces remémorations se manifestent par leur montage « incrusté » selon une modalité proprement anachronique. Elles se rapportent indirectement et donc culturellement à l’idée ou à la « cause » King Kong, tout en ne pouvant pas la totaliser, signalent l’oeuvre comme objet paradoxal, partiel et en quelque sorte monstrueux. Cette monstruosité ne peut se comparer à celle du cadrage en gros plan dans la façon qu’il aurait de sectionner le réel, d’en prélever une portion et de « visagéifier », pour employer une expression deleuzienne, même l’objet le plus indifférent. Elle n’a pas trait à la découpe mais plutôt à l’incorporation. Ce paradoxe ou, si l’on veut, ce montage monstrueux; ce montage parallèle assimile plusieurs sens, plusieurs morceaux ou débris de sens à la fois qui, tout en n’étant pas dans des rapports de contradiction, apparaissent selon une pluralité qui induit à poser la question de leur adéquation. Résoudre cette question reviendrait cependant à choisir un sens, à faire un découpage et à introduire une linéarité dont l’oeuvre n’a pas besoin. Il s’agirait plutôt de faire passer King Kong dans la catégorie du récit au sens propre et théâtral du terme. Cela consiste à raconter par le truchement d’un personnage (Johnston) certains événements diégétiques et historiques (King Kong comme personnage de cinéma, comme idole personnelle, comme champion de boxe ou comme opéra) qui ne peuvent être montrés pour diverses raisons sans pour autant qu’ils ne soient pris pour les faits eux-mêmes.

Friedl se situe du côté de ces artistes qui, chacun à leur manière, ont réinvesti le cinéma à travers ses symboles, ses archétypes et ses processus par le biais du remake. Il agit à l’encontre de quelqu’un comme Douglas Gordon qui, par la dilatation temporelle du film Psycho (24-Hour Psycho), met sa forme à l’épreuve de notre perception, et celle-ci à l’épreuve de la durée. Friedl vise plutôt, par une présentation indirecte, la reconstitution, le réagencement de contenus en une sorte de remake conceptuel. Ce processus bien qu’il s’attache particulièrement au sens est, comme tout processus de création, un problème de formule. Formuler c’est dire, ou mieux, faire dire. C’est aussi une question de montage. Lorsque celui-ci n’opère pas par dissection et connexion d’éléments successifs hétérogènes, il fonctionne par superposition de strates, incrustations ou transparences d’éléments simultanés. Il mêle le temps historique, cinématographique, sidérant, à la temporalité vidéographique quasi immobile de l’oeuvre qui, traversée par lui, se trouve en quelque sorte sidérée. On pourrait y voir en somme une sorte de réponse du fasciné au fascinant, de la vidéo au cinéma.

Douglas Gordon, Patrice Duhamel, Peter Friedl
Cet article parait également dans le numéro 46 - Un regard sur la vidéo
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