Ce n’est pas la première fois que Raphaëlle de Groot aborde la collection et le document d’archives pour parler de la mémoire. L’artiste a l’habitude d’enregistrer la précarité des choses, ses imperfections, ses scories, et de fabriquer une trace avec l’invisible, usant du pouvoir de l’histoire sur l’imagination dans la construction d’une mémoire individuelle qui est aussi celle de sa pratique. L’on pense notamment à la très belle série de dessins aveugles réalisée avec des non-voyants, puis des religieuses, où la ligne chevrotante cherche, se rappelle et donne à voir les méandres du processus du souvenir et de l’interprétation. Instigatrice du vaste laboratoire Mémoire vive dans la ville, de Groot a relevé le défi de faire cohabiter des pratiques d’artistes dont l’engagement dans l’espace public est fort différent les uns des autres, et de les présenter conformément à un processus muséologique au sein de la collection du Centre d’histoire de Montréal qui accueille le projet1 1 - Mémoire vives est une collaboration du centre d’artistes Dare-Dare avec le Centre d’histoire de Montréal, basée sur un long processus d’expositions, s’échelonnant de mai à septembre 2002.. Dans l’une des salles du centre, qui a été convertie en un espace de recherche, le public peut consulter les documents des artistes et suivre un processus en cours qui le confronte à d’autres méthodes interprétatives de l’histoire, à l’instar des pratiques actuelles.

Ce commissariat d’exposition interdisciplinaire, qui explore des voies de diffusion à l’échelle d’une ville en relation avec son histoire, ses quartiers et ses habitants, et où le quotidien, l’aléatoire et les rencontres deviennent les composantes de l’oeuvre, a la principale qualité de vouloir questionner nos certitudes face à un art qui se confond avec la « vraie vie » et qui l’imite. Depuis les années 1960, nos certitudes en art ont été ébranlées par des pratiques qui ont fait du temps leur motif et leur principal mode de présentation. On attribue également plus facilement une intention politique aux pratiques oeuvrant dans l’espace public qu’à celles exposées en galerie. Pourtant, il existe des oeuvres engagées qui mobilisent, qui ont été présentées en galerie, et qui font partie de collections. Mais nous accordons une valeur symbolique plus grande, peut-être à tort comme mission artistique, à des formes d’art qui façonnent notre imaginaire en nous donnant l’impression d’aller, nous aussi, au-devant des choses ou des événements et de partager ce sentiment d’immédiateté et d’urgence avec l’artiste. Dans cette optique, Mémoire vive semble vouloir réconcilier une histoire récente avec un public participant le plus souvent à son insu au sens de l’oeuvre. C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre les soirées de lecture, les performances et les séries de conférences organisées en complément des interventions artistiques, qui ont certainement amené le public à réfléchir sur le rôle poétique, politique ou social de l’artiste qui agit dans un milieu de vie, à voir diverses formes d’engagement à l’oeuvre, à enrichir la pratique et à l’ouvrir sur le monde. Et par la même occasion, réaliser comment l’expérience artistique peut modifier notre perception de l’autre et notre rapport à l’histoire.

Mais la plus grande difficulté de Mémoire vive, outre celle de réconcilier un espace social et le public, demeure celle de rendre compte d’un processus qui peut paraître inabouti, donnant l’impression de rester au stade de la collecte, de la documentation, s’attardant davantage à un déroulement dans le temps qu’à un objet. Cette impression varie selon la nature des interventions et leur habileté à transformer le réel et à dépasser sa simple transcription. Cela explique pourquoi certaines pratiques, se démarquant par un traitement plus conceptuel de l’information, inscrivent leur action dans le prolongement d’une activité artistique qui transgresse plus facilement les champs disciplinaires, s’adaptant aux différentes conditions d’exposition. Malgré ces différences et inégalités dans la réalisation, il se dégage cependant une volonté commune d’interagir avec et dans l’espace public en mettant en place une série d’actions qui posent l’art en termes d’expérience, de communication et de collaboration. Il suffit d’en dresser la liste pour saisir qu’elles font toutes valoir une expérience multiforme comme espace de représentation. Que ce soit la retranscription de conversations lors de rencontres solitaires, la participation à une liturgie orthodoxe ou à une série de conférences sur l’esclavage, le temps requis pour répondre à un formulaire, descendre dans un trou ou enfiler des perles, l’acte de commémorer ou de retracer l’histoire des feux pour une mise en scène foraine sur un terrain vacant du centre-ville où pompiers, jongleurs, bouchers, forgerons s’activent dans la nuit et ravivent à notre esprit les problèmes de société qui ont modelé la politique d’urbanisme de la ville, voilà autant d’actions artistiques et de pratiques urbaines, de concert avec la « vraie vie », qui redéfinissent les frontières malléables entre le public, l’oeuvre et l’artiste.

Les notions d’atelier, de chantier et de charrette sont invoquées à l’appui de ce processus. La participation de spécialistes et d’intervenants de différents milieux extérieurs à celui de l’art ajoute au sens collectif du travail, à l’expérience à partager, et à la recherche requise pour la préparation et la réalisation des projets. L’ensemble fait valoir un déplacement hors de l’atelier, dévoilant au grand jour les dérives créatrices de chacun. De facture minimale, trois projets ayant retenu notre attention soulignent dans un beau paradoxe les notions de silence et d’invisibilité propres au processus de création, voire d’oubli, comme figures de contre-pouvoir à restaurer dans l’imaginaire collectif. Dans l’esprit de la restauration, Horatio Nelson 1758-2002 de l’Internationale Virologie Numismatique (IVN) est conforme aux stratégies de détournement de pouvoir dans l’espace public, telles que pratiquées dans les années 1970. L’intervention de Mathieu Beauséjour s’insère dans une continuité d’actes utopiques, à la fois terroristes et artistiques, contre la Colonne Nelson, érigée sur la Place Jacques-Cartier en 1809. Ce monument dédié au glorieux amiral, tué au combat en remportant la bataille de Trafalgar contre Napoléon (1805), a servi de détonateur. En visite au Centre d’histoire de Montréal, Beauséjour dit y voir un potentiel révolutionnaire qui sommeille. Ses recherches le conduisent aux activités du collectif Insurrection Art Co. dont l’un des membres, Robert Walker, avait lui aussi imaginé une proposition pour faire renverser la Colonne Nelson en l’honneur de la Commune de Paris de 1871. La page du manuel d’histoire, épinglée au mur parmi d’autres documents rassemblés par l’IVN, donne peu d’informations sur ce collectif mais permet d’établir une intéressante réciprocité avec les intentions de Beauséjour. Ce document nous fait prendre conscience que la controverse autour de ce monument, symbolisant l’impérialisme britannique, illustre les glissements de sens, qui sont toujours de l’ordre de la traduction, lorsqu’il s’agit de nationalisme culturel.

S’appropriant le personnage à la manière d’un readymade, l’IVN tire parti de l’inconfort S’le voir la sculpture originale reposer tri stement sur le sol du Centre d’histoire, alors que sa réplique surplombe la place publique. En élevant de quelques cent imètres du sol, l’amiral sur un socle plaqué or, le geste de Beauséjour questionne le sens de la commémoration, son capital symbolique et redonne la prestance à une figure historique à laquelle l’on ne prêtait plus vraiment attention. Lors d’une autre action, l’ambiguïté du geste posé par l’artiste militant devient encore plus équivoque. En effet, celui-ci dépose au pied de la colonne des bâtons de dynamite, coulés en bronze, se référant à la tentative d’attentat ratée contre le monument par quatre jeunes anarchistes en 1893. À la grille de fer forgé clôturant l’accès au monument, l’IVN fixe un panneau où l’on peut y lire la sentence prononcée par le juge Dugas et reproduite ici dans les deux langues officielles. Le texte écrit en caractères rouges sur fond noir imite les placards publicitaires et souscrit à une urgence. « Des dangers beaucoup plus sérieux et beaucoup plus graves que l’existence du monument Nelson nous menacent » expliquerait la motivation qui a poussé les cols bleus de la ville à retirer avec zèle les bâtons avant qu’ils ne soient volés, par crainte de représailles plus graves. Mais les auteurs du délit ont involontairement fait resurgir le passé trouble du monument, qui fut médiatisé principalement par la presse anglophone. À la lecture de l’un des articles, on réalise la valeur marchande de la sculpture qui a disparu. Faisant part de son intention de l’exposer ailleurs, l’IVN sabote l’acte de commémoration et dirige notre attention sur le sens de la parodie et la « razzia de concepts », propre à l’interdisciplinarité, qui l’a animé. Son geste a cependant suscité une réception critique inespérée, créant une confusion totale autour du vol, et une mésinterprétation des plus avantageuses pour l’artiste comme fortune critique. On avait presque oublié l’incidence que pouvait avoir un tel déplacement de sens dans notre quotidien et dans la formation d’une identité, et cela, grâce à une oeuvre.

Avec Indian Act, Nadia Myre se réapproprie une histoire longtemps marginalisée en reprenant « les gestes patients du perlage traditionnel » pour révéler une identité qui échappe à l’écrit des textes de loi. Elle applique un savoir-faire ancestral, transmis de mère en fille depuis des générations, à un bien culturel, un pacte, qui, enfin reconnaissait les droits des autochtones par un document légal. C’est donc un geste à la fois de résistance et de reconnaissance qu’elle partage avec des inconnus invités à s’initier à cette technique afin de conserver une mémoire vivante. Chaque participant continue le travail interrompu par le précédent. Le texte perlé en blanc et rouge se superpose au texte écrit, laissant apparent le processus d’éradication du pacte. Créant un motif répétitif, fidèle à la composition du texte, à l’ordonnance des mots et des espacements, les pages finales du texte de loi, semblables à des tableaux abstraits, nous placent devant un silence, lequel confronte notre lecture et nous fait comprendre que nous participons activement aux oublis de l’histoire. Indian Act nous livre une leçon de survie riche en négociations dans la reconquête d’un espace sociétal où la transmission est essentielle à la pérennité d’une tradition et à la préservation d’une culture d’avant les traités. Cette intervention, qui a demandé la collaboration de plusieurs personnes, ouvre aussi le processus à la participation d’inconnus dans la quête individuelle de l’artiste.

D’un autre ordre, la firme d’architectes paysagistes VLAN paysages s’intéresse égalemen à ce qui se dérobe à la vue. Avec Remblai-déblai, elle met en forme le paysage, plus spécifiquement une découpe dans le sol, un trou laissant voir un vide et ses strates que des étançons soutiennent et encadrent. Cette « ouverture » improvisée, rappelant un cube, dans l’espace urbain révèle une mémoire souterraine qui participe activement à l’histoire de la ville. On peut y descendre pour mieux observer les lignes de démarcation entre diverses couches de roc, de pierre, de sable, et fouler cette matière poreuse, généreuse. A l’entrée, des grilles, semblables à celles que l’on trouve sur des chantiers, ceinturent le lieu sans nous empêcher d’y accéder, donnant l’impression qu’un ouvrier a quitté prestement le site en oubliant de refermer une des barrières. Cela ajoute au plaisir de la découverte « interdite ». Au Centre d’histoire de Montréal, des tessons de verre, des pierres, des débris trouvés lors de l’excavation sont suspendus par des fils, au-dessus d’un carré de terre et de gravier, quadrillant et reproduisant dans l’espace la mise en forme du vide, sa

mémoire. Au mur, des plans du site à l’angle de la rue Léo Parizeau et de l’avenue du Parc, des photographies et des échantillons retracent la composition du sol (calcaire, eau) comme matière vivante et recensent les techniques de prélèvement. Comme le souligne VLAN paysages, Remblai déblai « a la qualité d’ouvrir la définition de l’art dans la ville à des espaces de convivialité », soit des lieux de rassemblement spontané que l’on peut transformer, habiter et occuper solitairement ou en groupe. Cette découpe très précise dans le sol invite à une expérience sensorielle, très olfactive selon la température et le degré d’humidité. L’on se coupe alors momentanément du flux urbain avec la joie d’avoir découvert un abri temporaire et à l’écart des regards. L’expérience du lieu active une autre mémoire, celle du corps; et le vide, que l’on tente d’habiter, suggère, quant à lui, l’absence, l’effacement et la précarité, car nous sommes conscients individuellement que ce site disparaîtra dans l’enfouissement, ayant été une parenthèse, un moment suspendu dans le temps.

Un autre dénominateur commun pour parler du processus mis en oeuvre par Mémoire vive serait celui de force active. C’est en aspirant à une plus grande autonomie de production et de diffusion que les artistes, une fois de plus, nous amènent à repenser la mise en exposition. Réconcilier l’espace social et le public en délaissant la galerie n’est pas un phénomène nouveau, flirter avec la vraie vie et le non-art non plus. Dans le cadre de Mémoire vive, le dispositif des interventions ne disparaît jamais complètement au profit de l’anonymat des lieux ou des rencontres fortuites, puisque nous avons connaissance de l’existence d’un autre espace de diffusion, où sont archivés les traces et les résidus des interventions publiques. La collection étant un des thèmes envisagés lors de la charrette à la fin du projet, réunissant dans la tradition des architectes et un groupe d’individus invités à élaborer un projet commun, l’on ne s’étonnerait pas que l’une des questions présente notre rapport à l’oeuvre dans le sens de la conservation, de la préservation d’un patrimoine et d’une mémoire collective. Qu’arriverait-il en effet si les oeuvres de la collection d’un musée disparaissaient ? Quels seraient alors nos repères et à partir de quelles certitudes pourrions-nous énoncer un jugement critique sur l’existence de l’art et son fonctionnement ? Est-ce qu’agir dans un milieu de vie peut remplacer une expérience esthétique et former ce jugement par exemple ? Le vaste laboratoire interdisciplinaire de Mémoire vive laisse le champ libre à la réinterprétation de l’histoire selon des expériences multiformes mais s’assure cependant que le processus, aussi éphémère soit-il, est bien inscrit en mémoire et à l’intérieur d’un champ de compétences reconnues.

Caroline Boileau, Insurrection Art Co., IVN, Mathieu Beauséjour, Nadia Myre, Raphaëlle de Groot, Robert Walker, VLAN
Cet article parait également dans le numéro 47 - Autour de Mémoire vive
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