Mémoire étrangère et espaces publics : un dialogue sinueux avec Rafael Lozano-Hemmer

Alex Adriaansens
Joke Brouwer
Du 31 août au 23 septembre 2001, le square Schouwburgplein, au centre-ville de Rotterdam, a été transformé par l'une des plus importantes installations interactives jamais présentées dans un espace public. Plus de mille portraits - croqués sur le vif dans les rues de Rotterdam, de Madrid, de Mexico et de Montréal - ont été projetés sur la façade du bâtiment abritant le cinéma Pathé, au moyen de projecteurs mus par des systèmes robotiques installés sur les tours ceinturant le square. Les portraits ne pouvaient toutefois être vus quand le square était vide, car de puissantes lampes au xénon placées au niveau du sol les noyaient complètement de lumière. Dès que des gens se mettaient à déambuler dans le square, leurs ombres se projetaient sur le bâtiment, révélant les portraits à l'intérieur de leur contour. Chaque passant pouvait se déplacer, s'approcher ou s'éloigner du bâtiment, modifiant ainsi la grandeur de son ombre - qui pouvait varier entre deux et vingt-deux mètres - de façon à ce qu'elle épouse la forme de l'un ou l'autre des portraits. Un système de repérage photographique contrôlait en temps réel l'emplacement des ombres, et lorsque celles-ci recouvraient l'ensemble des portraits d'une scène donnée, l'ordinateur principal déclenchait une commande automatique qui faisait apparaître une nouvelle scène. Ainsi, les personnes dans le square étaient invitées à donner corps à différents récits représentationnels. Plus de 50 personnes pouvaient participer en tout temps et faire apparaître jusqu'à 1 200 mètres carrés d'images; elles créaient ainsi une expérience collective permettant également une participation individuelle discrète.

C’était une description de Body Movies, sixième installation d’une série portant sur l’ « architecture relationnelle » conçue par Rafael Lozano-Hemmer (CAN/MEX), et présentée dans des espaces publics de diverses villes d’Europe et d’Amérique latine. Ces interventions interactives – qui ont eu lieu à Madrid, à Linz, à Graz, à Mexico, à la Havane et à Istanbul – exploraient l’intersection entre les nouvelles technologies, l’espace urbain, la participation active et la «mémoire étrangère».

Vectorial Elevation, présentée à Mexico entre le 26 décembre 1999 et le 7 janvier 2000, est probablement l’œuvre la mieux connue de l’artiste. Il s’agissait d’une installation télérobotique permettant à des participants de créer, par le truchement d’Internet, d’immenses sculptures lumineuses projetées sur la place du Zócalo, centre historique de la ville. Toute personne qui visitait le site http://www.alzado.net sur le Web, pouvait créer une image qui était ensuite reproduite par 18 projecteurs placés sur les toits du Palais national et de l’hôtel de ville ainsi que sur les structures du portail de Mercaderes. Munis de lampes au xénon de 7 000 watts, ces puissants projecteurs généraient des faisceaux de lumière qu’on pouvait apercevoir à 15 kilomètres à la ronde.

Alex Adriaansens & Joke Brouwer de V2_Organisation : Votre travail semble s’appuyer sur une idée assez claire de ce que les œuvres publiques interactives devraient être et de la nature des villes modernes d’aujourd’hui. En quoi vos installations publiques affectent-elles la vie urbaine normale ? Ou, pour formuler la question en des termes plus généraux, en quoi vos œuvres changent-elles la ville où elles sont présentées ?

Rafael Lozano-Hemmer : Bien des gens, de Cicéron à Churchill, ont dit: « Nous construisons des bâtiments, et ces bâtiments nous définissent. » Or, cela est loin d’être vrai à notre époque, la mondialisation ayant accentué la crise de la représentation urbaine. La grande majorité des bâtiments construits de nos jours ne sont plus le reflet des gens qui y habitent ni de leurs préoccupations. Nous constatons plutôt l’existence de deux tendances. La première consiste à ériger des « bâtiments par défaut », c’est-à-dire une architecture générique reflétant la culture d’entreprise et l’idéal d’optimisation du capital. Un bâtiment par défaut situé à Montréal est très similaire à un autre se trouvant à Mexico, parce qu’ ils sont tous deux des instruments visant à favoriser le rendement sur les investissements. La deuxième tendance est ce que l’architecte espagnol Emilio López-Galiacho appelle les « bâtiments vampires ». Il s’agit de bâtiments symboliques auxquels on ne permet pas de connaître une mort naturelle, qui sont maintenus en vie artificiellement par des travaux de restauration, des citations et des simulations virtuelles. Les bâtiments vampires sont condamnés à l’immortalité en raison d’une « rectitude architecturale », c’est-à-dire une prédisposition conservatrice d’ordre culturel, politique et économique à assigner un rôle identitaire à un nombre choisi de bâtiments, comme par exemple la Villa Rotonda, à Vicence, ou La Giralda, à Séville. Ces deux phénomènes, soit les bâtiments par défaut et vampires, représentent les deux côtés de la même médaille.

Ainsi, un aspect important de mon travail en architecture relationnelle consiste à créer un contexte performatif où les bâtiments par défaut peuvent être investis d’une spécificité temporaire et où les bâtiments vampires peuvent abandonner le rôle identitaire prédominant qu’on leur a attribué. Il s’agit habituellement d’interventions éphémères conçues pour établir des relations architecturales et sociales à des endroits où des comportements inattendus sont susceptibles de survenir. Je veux que les bâtiments fassent semblant d’être autre chose que ce qu’ils sont, qu’ils se prêtent à une sorte de dissimulation. Pour ce faire, nous employons des procédés technologiques d’amplification à grande échelle qui sont habituellement réservés aux opérations publicitaires et aux événements promotionnels orchestrés par les grandes entreprises. Comme ces techniques servent habituellement à réaliser un monologue préprogrammé à teneur commerciale, il est toujours excitant de les exploiter d’une façon qui s’écarte de leur fonction première. Grâce à des projections, des techniques robotiques, des procédés sonores, des connexions virtuelles et des capteurs localisés, l’apport et les réactions des participants deviennent une partie intégrante de l’intervention, dont l’aboutissement est dicté par les actions du public.

Dans mon travail, je tente d’introduire une « mémoire étrangère » qui serait une sorte de catalyseur urbain. Je préfère employer l’adjectif « étrangère » plutôt que « nouvelle », parce que ce mot ne suggère aucune prétention à l’originalité et se borne à faire ressortir l’idée de « mon-appartenance ». Body Movies transforme le square Schouwburgplein en introduisant d’énormes portraits humains dont l’envergure n’a d’égale que celle des ombres amplifiées des passants. Dans cette œuvre, des réalignements constants ont lieu. Par exemple, il y a le mouvement qui anime le square et qui cherche à donner corps aux portraits, à « devenir » la représentation étrangère, mais qui se voit contrarié du fait que les portraits changent automatiquement sitôt qu’une incarnation totale survient. De plus, il y a la rencontre entre la culture dominante, c’est-à-dire les films hollywoodiens projetés à l’intérieur du cinéma, et la représentation générée par les ombres des participants à l’extérieur, à l’air libre. Les gens sont alors incités à voir le bâtiment abritant le cinéma comme une membrane où cohabitent deux réalités – un « extérieur interne », pour emprunter une expression de Jodorowski.

L’impact de ces projets varie grandement. Avec Vectorial Elevation, l’installation présentée à Mexico pendant 12 jours, en plus des 800 000 internautes qui ont apporté une participation active au projet, des millions de personnes ont vu l’œuvre en se promenant dans la ville et encore plus de gens en ont pris connaissance par les médias. Ici, à Rotterdam, nous avons probablement deux mille participants chaque soir, et la durée de l’installation est de 23 jours. Mais s’il est facile d’établir des statistiques sur la participation, ces chiffres nous en disent très peu sur l’impact des œuvres – en supposant qu’il y en ait un – sur la création, la perception et l’occupation d’un lieu public. Ce sont ces questions qui m’intéressent avant toute chose. La meilleure façon d’obtenir ce type d’information est d’interviewer les participants, ce qui constitue souvent l’un des aspects les plus satisfaisants d’un projet, car on peut alors prendre conscience des diverses réactions suscitées par l’œuvre.

V2 : Maintenant que nous avons abordé la question du contexte urbain, parlons du contexte artistique. Comment situeriez-vous votre travail dans la sphère des arts? 

RLH : Je dirais que mon travail se situe quelque part entre l’architecture et les arts de la scène. Pour moi, il est prioritaire de générer des expériences sociales au lieu de créer des objets de collection. Plus qu’à l’élaboration d’une œuvre d’art visuel mon travail s’apparente à la création d’un spectacle ou d’une pièce de théâtre. Le plus souvent, je travaille avec Will Bauer, mon collaborateur de longue date, mais je fais également appel à des photographes, des programmeurs, des architectes, des linguistes, des écrivains, des compositeurs, des acteurs ou d’autres personnes, selon le projet.

Les œuvres sont en grande partie élaborées dans le contexte des arts médiatiques, et dans ce domaine, je préfère les expériences collectives à l’utilisation d’interfaces individuelles conçues pour une participation solitaire. En 1989, j’ai interviewé Robert Lepage, le metteur en scène canadien, sur l’impact de la technologie sur les arts. Voici ce qu’il m’a dit : « Les ordinateurs communiquent très efficacement, mais ils ne peuvent entrer en communion. » Je crois qu’il employait le mot « communion » non pas dans son sens religieux, mais davantage pour exprimer le fait que la complicité humaine ne peut être partagée avec les ordinateurs. Je trouve cette idée très intéressante, non parce qu’elle semble faire l’apologie de l’humanisme, lequel traverse une crise bien méritée, mais parce que selon moi, la communication, en art, est un concept surfait et capitaliste. Bien plus intéressante est la rencontre de gens partageant une même expérience – un plaisir simple que le compositeur Frederic Rzewski appelle des « rassemblements ». Ce concept, du moins lorsqu’il renvoie à un rassemblement de personnes en chair et en os, acquiert un caractère de plus en plus radical, car les gens s’y prêtent de moins en moins, en raison de facteurs comme les télécommunications, l’aménagement urbain, les exigences croissantes sur le plan du travail et l’absence de souplesse des horaires pour ne nommer que ceux-là.

J’ai qualifié ma série d’interventions de « relationnelles » en grande partie parce que je voulais éviter d’employer le terme « interactif ». Ce mot est devenu trop vague, à l’instar de « post- moderne », « virtuel », «déconstruction» ou d’autres qui veulent dire trop de choses à la fois et qui ont fait leur temps. Déjà, Duchamp disait que le regard créait l’œuvre; si nous qualifions toutes les œuvres d’interactives, le mot perd inévitablement de son intérêt. De plus, ce terme fait penser à un bouton déclencheur –on appuie et quelque chose se produit aussitôt -, ce qui fait trop prédateur et trop simple. Bien sûr, le mot « relationnel » n’est pas de moi, je suis tombé dessus en lisant les études neurologiques de Maturana et Varela, et il est employé depuis les années 1960 pour désigner des bases de données permettant d’effectuer une référence croisée. Les grands artistes brésiliens Lygia Clark et Hélio Oiticica ont également utilisé le terme dans ces années pour faire référence à leurs objets et installations activés par l’utilisateur. Le mot « relationnel » possède une qualité plus horizontale, suggère davantage ce qui est collectif : des événements qui se déroulent dans différentes sphères d’activité et qui peuvent avoir une résonance à plusieurs endroits à l’intérieur d’un même réseau.

V2 : Quand on parle d’installations interactives, il semble toujours y avoir deux approches en ce qui atrait à l’auditoire : une personne peut soit participer, soit regarder l’œuvre à distance et y réfléchir. Cela s’applique t-iI aussi à votre travail ? Comment les gens peuvent-ils réfléchir quand ils participent à Body Movies ou à Vecrorial Elevation ?

RLH : Il existe deux stratégies principales en ce qui a trait à l’interactivité collective. J’appelle la première « chacun son tout ». Un ou deux capteurs sont mis à la disposition du public, qui les utilise à tour de rôle, une personne à la fois, les autres demeurant spectatrices. À titre d’exemples, mentionnons Eve de Jeffrey Shaw, où une personne est aux commandes d’un univers virtuel projeté sur un large dôme; Archaeology of a Mother Tongue de Toni Dove et Michael Mackenzie, où un gant électronique permet à l’utilisateur de naviguer à l’intérieur d’une trame narrative; et Displaced Emperors, de l’auteur de ces lignes, où le participant porte un dispositif de repérage lui permettant de transformer le Linzer Castle. J’appelle l’autre stratégie, couramment employée en interactivité collective, « le jeu des moyennes ». On l’emploie pour les cinémas interactifs ou les jeux-questionnaires : à partir d’une interface permettant aux participants de voter, les réponses sont compilées par un ordinateur, et c’est la majorité qui détermine le résultat. Très démocratique, ce procédé peut se révéler très frustrant : il donne l’impression que notre participation discrète n’à aucun impact. Le défi consiste à savoir comment inviter à la participation sans employer un système de calcul des moyennes ni un système n’admettant qu’un utilisateur à la fois. D’une certaine façon, c’est ce que fait Body Movies, parce que d’une part, l’œuvre permet une participation individuelle discrète – chaque personne peut reconnaître sa propre ombre – ; et d’autre part, elle suscite également l’émergence de modèles collectifs d’auto-organisation, les gens pouvant choisir d’entrer en interaction les uns avec les autres, avec le bâtiment ou avec les portraits.

Dans certaines œuvres, l’action et la réflexion ne sont pas mutuellement exclusives. Je vais maintenant expliquer de façon extrêmement simplifiée les différentes approches en matière de représentation. L’approche italienne privilégie la fenêtre sur le monde. Vous avez un cadre et vous prenez un recul face au sujet, face à la réalité, comme si vous les regardiez à travers une fenêtre neutre. Cette formule est à la base de l’humanisme et de la virtualité. En revanche, l’approche hollandaise – je pense plus particulièrement à Rembrandt et à Van Hoogstraten – se fonde sur l’artifice, le jeu et l’esthétique de surface, comme dans le cas de la camera obscura, de l’anamorphose et du trompe-l’œil. La métaphore italienne implique la possibilité de regarder un sujet de façon objective, tandis que l’approche hollandaise met l’accent sur les réflexions qui ont déjà lieu dans notre propre espace corporel, dont la perception n’est qu’un des mécanismes. Ces deux façons de voir ne peuvent être clairement séparées l’une de l’autre comme je le suggère ici, mais l’approche hollandaise est celle qui correspond le plus à la conception que je privilégie, selon laquelle l’acte de regarder est un acte d’invention. Les spectateurs jouent un rôle actif et non passif. Mais le contraire est également vrai. Les personnes qui participent réfléchissent dans les faits. En effet, les gens ne sont pas innocents quand ils contribuent à activer une œuvre interactive dans un espace public, ce qui constitue déjà matière à réflexion. Ceux et celles qui participent à ce type d’échanges possèdent un important bagage de connaissances et un degré de conscience élevé. Il est important pour moi qu’ils puissent comprendre intuitivement l’interface de l’œuvre de façon à ne pas trop se laisser distraire par des détails techniques. Dans Body Movies, le public s’est très rapidement familiarisé avec l’interface permettant la projection des ombres, et a certainement joué des rôles en se mettant dans la peau des personnages, comme le faisait Rembrandt quand il peignait ses autoportraits.

Dans Vectorial Elevation, cette interpénétration entre l’action et la réflexion était moins évidente. J’ai reçu un grand nombre de critiques fort pertinentes me faisant remarquer que quand le public regardait les sculptures lumineuses se déployant au- dessus du Zócalo, à Mexico, son expérience en était strictement une de contemplation. Il admirait cette constante transformation de la lumière, mais n’y participait pas activement. Même si des ordinateurs avaient été mis à la disposition des gens, cette mesure n’a pas été suffisante pour obtenir un meilleur équilibre entre l’action et la réflexion, comme c’est le cas ici à Rotterdam. À Mexico, il y avait assurément un écart de pouvoir, une asymétrie, ce qui m’apparaît évident aujourd’hui quand je vois Body Movies. J’ai hâte de présenter encore une fois Vectorial Elevation et de trouver de nouvelles façons d’inciter les gens à participer sur place.

Dans Body Movies, toutes les lumières s’éteignent pendant un bref instant entre chaque série de portraits, le temps que le projecteur passe à une nouvelle diapositive. Au départ, je ne voulais pas qu’il en soit ainsi – si j’avais utilisé la technologie vidéo, j’aurais pu obtenir une transition continue. Mais maintenant je suis très content de ces « silences ». Ils créent un rythme et incitent les gens à prendre conscience de leur propre présence, à la manière d’un moment brechtien ou on « remarque les nœuds ». Cette rupture est devenue un aspect fondamental de l’œuvre. Voilà une de ces instances technologiques où des limites finissent par devenir un avantage : « Non, ce n’est pas un problème technique, ça fait partie de l’œuvre ! ».

V2 : À quoi voulez-vous que votre auditoire réfléchisse lors de sa participation interactive à vos installations publiques ?

RLH : Cela dépend de l’œuvre. Souvent, je n’ai aucune intention précise et je procède sur un mode très expérimental. Je pense rarement à l’aboutissement des choses et je me concentre plutôt sur l’établissement de conditions initiales, sur la création d’une plateforme ou d’un véhicule permettant aux gens de faire tout ce dont ils ont envie dans le cadre des contraintes et des possibilités de l’œuvre. J’essaie d’entretenir l’indétermination, au moyen de l’ironie ou de l’ambiguïté, même si, en bout de ligne, l’œuvre se révèle très idiosyncrasique.

Body Movies, par exemple, m’a été inspiré par La danse de l’ombre, gravure de Samuel Van Hoogstraten, qui apparaît dans son Inleiding rot de Hogeschool der Schifderkunst. Sur cette gravure, réalisée à Rotterdam en 1675, on voit une faible source de lumière placée au niveau du sol ainsi qu’un groupe d’acteurs dont les ombres portées suggèrent des anges ou des démons, selon leur grosseur. Avant de proposer l’œuvre, j’ai lu le merveilleux livre de Victor Stoichita, Brève histoire de l’ombre, où l’auteur explore les diverses représentations de l’ombre en art à travers les siècles : la métaphore de l’être (Platon), la naissance de la représentation et de la peinture (la fille de Butades), les mystérieuses expressions du moi (Shadowgrammes), et, surtout, l’expression d’une monstruosité ou d’une altérité cachée (que l’on retrouve dans la gravure de Van Hoogstraten). Mon intention de départ était donc d’utiliser des ombres artificielles afin de générer un questionnement sur l’incarnation et la désincarnation, la représentation spectaculaire, la distance entre les corps dans les lieux publics, etc. Il est clair que ce sont là mes obsessions à moi, et que la plupart des participants réfléchissent probablement à des choses complètement différentes, ce qui est très bien.

Je veux créer des anti-monuments. Représentation du pouvoir, le monument est le fruit de la sélection d’un fragment d’histoire dont il constitue la matérialisation, la visualisation et la représentation, toujours du point de vue de l’élite. En revanche, l’anti-monument est une action, une construction. Tout le monde est conscient de son caractère artificiel. Il n’existe aucun lien inhérent entre le lieu et l’installation. C’est une intervention ad hoc à laquelle les gens sont conviés à participer en sachant qu’il s’agit d’une supercherie, d’un effet. Pour moi, l’anti-monument est une solution de rechange à ces fétiches que sont le lieu et la représentation du pouvoir.

J’effectue de soigneuses distinctions entre mes interventions dans les lieux publics et le travail d’artistes – comme Krzysztof Wodiczko ou Hans Haacke – qui créent des œuvres critiques in situ. À mes yeux, la plupart de ces œuvres constituent une exploration des structures de pouvoir inhérentes aux bâtiments et une déconstruction de ces grands récits. Même si j’admire grandement le travail de ces artistes, je m’intéresse davantage aux histoires temporaires et mineures qui peuvent émerger à partir des relations entre le lieu et le public. J’aime la micropolitique. Souvent, mon travail s’inspire d’un effet existant. Parfois, la motivation est davantage d’ordre historique, et parfois elle est liée à la recherche d’une interface. Je n’ai aucune réticence à admettre que mon travail repose sur les effets spéciaux. Mais la participation du public transforme les effets spéciaux en ce que j’appellerais des « rapports de cause à effet spéciaux ». Grâce à cette participation, les effets spéciaux deviennent quelque chose de plus dialogique, qui relèvent davantage de l’échange. Le fait de dépendre de la participation du public incite à l’humilité, parce que l’œuvre ne peut exister sans le principal protagoniste, soit le public en tant qu’acteur.

Les très grandes interventions soulèvent souvent la question du spectaculaire. Quand j’ai réalisé à Mexico le projet nécessitant des projecteurs, une technologie marquée par de terribles connotations dont l’origine remonte aux spectacles d’Albert Speer célébrant le pouvoir fasciste, je savais que ce genre d’effet grandiose était investi d’une caractéristique sous-jacente : le pouvoir d’intimider. Il transmettait un message du genre « ceci est gigantesque, et vous êtes d’une insignifiante petitesse ». Dans les spectacles de Speer, les gens étaient des instruments, au même titre que les projecteurs. Pour ma part, j’ai tenté d’introduire l’interactivité afin de transformer l’intimidation en intimité. J’entends par là une capacité d’intervenir dans un espace déjà investi d’un caractère autoritaire en vertu de son envergure et de sa signification, et de participer à une échelle personnelle en ayant la possibilité de nommer cet espace, de se l’approprier et de sentir qu’on y a droit. La plupart des spectacles de son et lumière conçus de nos jours, comme le Millennium de Jean-Michel Jarre, présenté sur les pyramides d’Égypte, ont selon moi un caractère suspect. Millennium se déroulait selon un script entièrement préétabli, durait plusieurs heures et a eu lieu devant un petit nombre de privilégiés qui n’ont rien pu voir en raison du brouillard. Ce qui est encore plus troublant, c’est la façon dont ces spectacles tentent de refléter la richesse d’une culture en présentant des récits historicistes linéaires mettant en scène les moments « représentatifs » de l’histoire ou ses principaux acteurs. Or, tous ces récits doivent être analysés en partant de ce qu’ils excluent, parce qu’il n’existera jamais de représentation complète, exhaustive ou neutre; d’autre part, ce qu’on nous montre est toujours le profil de l’élite du moment. Il existe un lien très étroit entre la représentation et la répression : les élites ont de tout temps fait usage de tels récits pour homogénéiser et contenir l’ensemble du tissu social, mouvance autrement complexe et dynamique. Je crois que l’art public devrait contribuer à déstabiliser ces stéréotypes préfabriqués et favoriser une relecture critique de l’existence urbaine quotidienne, créant du même coup des possibilités d’auto-représentation et d’intervention.

V2 : Revenons à notre point de départ, soit la ville et les œuvres publiques interactives : voulez-vous que votre public appréhende plus intensément la ville où il vit grâce à la mémoire étrangère que vous introduisez dans leur environnement familier ? Ou voulez-vous aliéner les citadins de leur ville et les plonger sur place dans un espace mondialisé ? Y a t-il une différence si vous présentez disons, Body Movies à Rotterdam ou n’importe où ailleurs dans le monde ? En d’autres termes, votre travail s’enracine-t-il à l’échelle locale ou mondiale ?

RLH : Mon travail ne s’ancre pas dans l’histoire de l’endroit où est présentée l’installation, mais dans la participation du public. Sa particularité ne tient pas aux lieux, mais aux relations. Dans Body Movies, j’utilise des références locales, comme Van Hoogstraten et les shadowgrammes hollandais du 17e siècle, mais il s’agit simplement de tangentes, d’orientations permettant d’aborder l’œuvre. Elles constituent un point de départ ou un détonateur. Pratiquement toutes les cultures du monde possèdent un vocabulaire et une tradition très raffinés portant sur les jeux d’ombre et la mythologie liée à l’ombre. La ville ne change peut-être pas au contact de mes œuvres, mais le contraire est certainement vrai. Lorsque je réinstalle une même œuvre dans une autre ville, les réactions qu’elle suscite sont très différentes, et ces variations sont très révélatrices de ce que constitue un  « lieu ». J’organise présentement une tournée pour Body Movies, et j’ai très hâte de voir les différentes réactions des gens à Séoul, à Sao Paulo ou à Singapour. Selon moi, ce qui est intéressant dans la plupart des œuvres d’art électroniques, ce sont les recoupements entre les différents comportements qui émergent selon les endroits où elles sont présentées.

Si une œuvre peut s’ancrer dans un lieu ou dans plusieurs lieux à la fois, il en va de même des humains et de l’architecture. Je fais ici référence au sentiment d’appartenir nulle part et d’appartenir à divers endroits en même temps. Or, ces deux choses constituent le même phénomène. Personnellement, je vis entre Madrid, Montréal et Mexico, et je me sens étranger dans chacune de ces trois villes. Je dis maintenant que je rentre « aux maisons », au pluriel. Le sentiment de continuité et de complicité est créé par la persistance de la connectivité et du dialogue entre ces endroits. Le lieu, comme l’identité, est une fabrication.

Chaque ville renferme en elle-même de nombreuses villes, qui toutes se recoupent et coexistent. La coexistence est pour moi un concept très important. Il y a deux ans, j’ai entendu Edward Said expliquer pourquoi il ne croyait pas que la séparation entre Israël et la Palestine, résultat d’une redistribution territoriale selon des critères identitaires, était une solution viable. Selon lui, cette approche était empreinte de l’autoritarisme inhérent à toute vision identitaire à partir de laquelle on se permet de déterminer qui est inclus ou exclu. Les diverses religions existant au Moyen-Orient ont coexisté pendant des siècles, et Said insiste pour dire que ces modèles de coexistence devraient être ravivés davantage en souligner le caractère héroïque. Je trouve très intéressante cette possibilité d’avoir, dans la même temporalité et au même endroit, des niveaux d’expérience complètement différents. Malgré les grandes différences entre ces niveaux, une petite connexion se fait parfois, sur le plan soit spatial, soit temporel, soit post-géographique. Et il y a toujours des fuites entre les différents niveaux. Nous vivons tous dans un espace et une temporalité relationnels. A mon avis, l’important n’est pas le fétichisme de la structure ni ce qui est en haut et ce qui est en bas; c’est davantage l’interconnexion, la relation entre deux choses, entre notre expérience intime et le monde extérieur constitué d’expériences sensorielles construites et consensuelles. Pour moi, ce qui importe, c’est l’endroit où ces mondes se rencontrent.

Traduction de l’anglais par Isabelle Chagnon. Ce texte a été publié dans Transurbanism (2002).

Alex Adriaansens, Joke Brouwer, Rafael Lozano-Hemmer
Alex Adriaansens, Joke Brouwer, Rafael Lozano-Hemmer
Cet article parait également dans le numéro 48 - Citoyen volontaire
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