Un cacilheiro à Venise : Rénovation et reconversion d’un ferry par Joana Vasconcelos

Vanessa Morisset
Joana Vasconcelos,
Trafaria Praia, Venise, 2013.
Photo : Luís Vasconcelos, © Unidade Infinita Projectos
Comment s’approprier un bâtiment conçu pour un autre usage que celui auquel on le destine ? En transformant un ancien ferry – un cacilheiro, comme on les appelle à Lisbonne – en une galerie flottante, l’artiste portugaise Joana Vasconcelos répond à sa manière à cette question, mais à d’autres également. Dans le contexte de la Biennale de Venise pour laquelle elle a ouvert ce chantier, elle prend aussi en charge le problème qui tracasse tous les artistes invités à représenter leur pays, qui est de parvenir à gérer l’exposition de leur travail dans le décor surdéterminé, voire négativement connoté, des pavillons nationaux. Le cas du Portugal est encore plus complexe, car il s’agit du seul pays de grande tradition artistique et culturelle à ne pas avoir son propre bâtiment, ni parmi les 29 des Giardini ni ailleurs dans la ville.

La proposition sympathique et un brin touristique de Vasconcelos – le bateau quitte le quai tous les jours pour offrir aux visiteurs une petite excursion dans la lagune – prend à la lumière de ces questions un tour beaucoup plus important qu’il n’y paraît de prime abord. En recyclant en pavillon flottant ce bateau typique de ceux qui naviguent sur le Tage  pour l’amarrer Riva dei Partigiani, c’est-à-dire près des Giardini, mais à l’extérieur (l’accès en est donc gratuit), elle importe à Venise et au cœur de l’art actuel des bribes de la culture portugaise vernaculaire et revient sur le rapport des artistes aux sites et à l’histoire de la Biennale.

Joana Vasconcelos,
Marilyn (AP), 2011, Palácio Nacional da Ajuda, Lisbonne, 2013.
Photo : Luís Vasconcelos, permission de l’artiste |  courtesy of the artist

Vasconcelos n’est pas une spécialiste de la rénovation. Elle réalise avant tout des sculptures monumentales, telles que celles de la série de théières géantes en métal réalisées à partir de 2010 en référence à un passage d’Alice au pays des merveilles ou ces immenses escarpins rutilants composés de casseroles et de couvercles en inox, la paire intitulée Marilyn (AP) (2011), exposée en 2012 dans la galerie des Glaces du château de Versailles1 1 -  Joana Vasconcelos Versailles, Château de Versailles, du 19 juin au 30 septembre 2012. Voir le site de l’artiste : www.joanavasconcelos.com/menu_en.aspx.. Qu’est-ce qui a motivé, alors, la rénovation de cet ancien ferry pour le proposer comme pavillon à la Biennale de Venise ? Quel parti pris artistique cette rénovation exprime-t-elle ?

Construit en 1960 et en usage jusqu’en 2011, ce bateau baptisé Trafaria Praia, du nom de la banlieue de la rive sud du Tage qu’il reliait à Lisbonne, transportait quotidiennement les habitants travaillant au centre-ville de la capitale. Seul moyen de traverser le fleuve avant la construction d’un premier pont en 1966, le ferry était devenu le symbole des migrations pendulaires de la région. En choisissant de rénover et de donner une nouvelle vie à ce cacilheiro, Vasconcelos introduit au cœur de la lagune vénitienne en pleine effervescence artistique un peu du quotidien ordinaire de Lisbonne. Mais ce n’est pas tout.

Joana Vasconcelos,
Trafaria Praia, 2013.
Détail de l’installation | Detail of the installation « Valkyrie Azulejo ». 
Photo : Luís Vasconcelos, © Unidade Infinita Projectos

Large de 7,5 mètres et long d’environ 30 mètres, le Trafaria Praia a tout d’abord été réparé et repeint dans un chantier naval au Portugal, avant d’être tracté jusqu’à Venise. Là, les réalisations proprement artistiques du ferry devenu pavillon ont été installées. À l’extérieur, tout le pourtour du bateau, y compris les fenêtres du pont principal, a été recouvert par une fresque en céramique traditionnelle représentant un panorama de Lisbonne. À l’intérieur, l’espace plongé dans l’obscurité a été transformé en une galerie dont les murs et les éléments d’architecture navale ont été entièrement recouverts de pièces de coton crocheté, confectionnées collectivement dans l’atelier de l’artiste. Ainsi, le travail des ouvriers du chantier naval, celui des artisans céramistes et celui des femmes exécutant des ouvrages qui leur sont traditionnellement réservés, se trouvent réunis sans solution de continuité, mis bout à bout et mêlés à celui de l’artiste, ce qui a pour effet d’annihiler la distinction entre art et artisanat, arts majeurs et arts mineurs, tout en évoquant la question de la répartition sexuée des tâches.

Vasconcelos ne représente pas tant son pays que la culture populaire traditionnelle de celui-ci, culture qui lui sert de point de départ dans la conception de ses œuvres. Objets précieux ou bibelots en céramique, patchworks, broderies sont en effet à la base de son travail. Par exemple, en 2009, elle crée une série de sculptures représentant des homards en s’appropriant de grandes céramiques de Rafael Bordalo Pinheiro, célèbre artiste et artisan de Lisbonne de la fin du 19e siècle. C’est dans le même esprit qu’elle commande à un atelier spécialisé le vaste panorama de Lisbonne de 50 mètres sur 2 qui décore l’extérieur du Trafaria Praia. Tout comme un autre panorama de la ville datant du début du 18e siècle auquel il fait référence, il est réalisé selon la technique traditionnelle des azulejos, ces carreaux de faïence très brillants et généralement peints en bleu. Mais, tandis que le panorama du Trafaria Praia représente la ville actuelle, son modèle2 2 -  On peut le voir au Museu Nacional do Azulejo de Lisbonne., lui, représente Lisbonne avant le tristement célèbre tremblement de terre de 1755 qui l’a presque entièrement détruite et a causé le début de son déclin économique. L’écart entre les deux panoramas évoque ainsi tout à la fois la destruction et la reconstruction, la menace permanente d’un séisme et la vie qui se poursuit, et revalorise en même temps les ouvrages d’art populaire comme mode de remémoration, voire d’étude du passé.

Le réaménagement intérieur du bateau fait pendant à ce travail, avec un décor lui aussi artisanal et dominé par la couleur bleue, tout en relevant d’un univers plus féminin que l’extérieur. Comme dans le ventre d’une baleine, en se faufilant entre des rideaux occultateurs, on pénètre dans ce lieu sombre et mystérieux, illuminé ça et là de petites ampoules à DEL et peuplé de formes biscornues réalisées au crochet. Cette technique omniprésente chez Vasconcelos, que ce soit pour recouvrir des objets en céramique ou pour réaliser des sculptures molles, inscrit l’artiste dans la lignée de celles qui ont œuvré à faire reconnaître la valeur et la capacité expressive des activités manuelles traditionnellement féminines, d’Annette Messager avec ses moineaux empaillés et emmaillotés dans des gilets de laine (Les Pensionnaires, 1971-72) à Rosemarie Trockel avec son Cogito, ergo sum (1988) en tricot. Mais, à la différence de ces artistes, Vasconcelos tend à réconcilier le féminin et le masculin en les réunissant dans des objets surprenants. Ainsi de son Lilicoptère (2012), qui est une sorte de préfiguration du Trafaria Praia : un moyen de transport, dans ce cas des plus virils puisqu’il s’agit d’un hélicoptère de guerre, personnalisé avec une extrême coquetterie à l’aide de plumes d’autruche roses, de dentelle, de cristal… Avec le Trafaria Praia, la démarche, bien que moins exubérante, reste similaire. À la rénovation de la structure du bateau sur un chantier naval et au travail des céramistes répond le travail au crochet que l’artiste poursuit depuis environ une dizaine d’années dans son studio, entourée d’une équipe de collaboratrices. L’ensemble de ces éléments de culture populaire se trouve ainsi déplacé, au sens propre comme au figuré, et réinvesti de significations dans le cadre d’un questionnement plus propre à l’art contemporain.

Joana Vasconcelos, Lilicoptère,
Galerie des Glaces, Château de Versailles, 2012.
Photo : Luís Vasconcelos, permission de l’artiste |  courtesy of the artist

En effet, le but de la rénovation du ferry est aussi de résoudre la question du pavillon portugais, sorte de lieu d’exposition fantôme et itinérant attaché à la Biennale de Venise. Si le choix d’un bateau rappelle le riche passé navigateur du pays, qui au 15e siècle a détourné vers l’Atlantique le commerce de la région méditerranéenne et par conséquent mis un terme à l’hégémonie vénitienne, il s’agit aussi de créer un territoire déterritorialisé qui reflète la situation paradoxale du Portugal à la Biennale, pays toujours sans lieu d’accueil attitré… Au cours des trois dernières biennales, le pavillon national était installé au Fondaco Marcello, un ancien palais réaménagé pour recevoir des expositions, mais isolé par rapport aux autres lieux et difficile d’accès. En 2007, l’artiste originaire du Mozambique Angela Ferreira y a d’ailleurs installé des structures reprenant des maisons préfabriquées conçues pour l’Afrique par Jean Prouvé dans les années 1950 : l’architecture lui servait ainsi à interroger le passé colonial de l’Europe et implicitement celui du Portugal.

Mais cette absence de pavillon résout en même temps les problèmes que pose l’héritage d’une architecture ancienne, passéiste, auxquels se heurtent les artistes exposés dans les pavillons des Giardini. On se souvient de l’intervention radicale de Hans Haacke dans le pavillon allemand, en 1993 : son installation était constituée du sol en ruine de l’édifice, qu’il avait détruit pour réagir à l’architecture néoclassique si chère aux nazis 60 ans plus tôt. Cette année, certains artistes ont transformé leur pavillon pour le rendre plus conforme à leurs convictions : l’artiste australienne Simryn Gill, par exemple, a ouvert tous les toits du bâtiment afin d’évoquer l’habitat tropical qui convient à ses œuvres réalisées entre la Malaisie et l’Australie. Quelques intempéries vénitiennes se sont donc invitées dans le pavillon, jonché de feuilles et marqué par les pluies faisant décoller des murs certaines œuvres sur papier. Ces traces de la nature ont apporté une grande poésie à l’ensemble. L’artiste Sahah Sze, quant à elle, a habillé l’architecture pseudo-grecque du pavillon américain sous un réseau d’échafaudages, de constructions éphémères, de plantes et de beaux galets en carton. Avec son pavillon flottant, Vasconcelos s’inscrit dans l’histoire de ces démarches par lesquelles les artistes se réapproprient des lieux d’exposition au prestige souvent écrasant.

La rénovation du Trafaria Praia et sa reconversion en pavillon flottant permettent ainsi à l’artiste de résoudre momentanément la question du pavillon national portugais, en choisissant un bateau à la place d’un monument et la culture d’un peuple à la place d’un point de vue officiel. Mais elle fait cela en douceur, sans heurts, de même qu’elle avait pu se moquer avec tact du faste versaillais lors de son exposition au château en 2012. Reste à savoir ce que deviendra le ferry après la Biennale et où s’installera le pavillon portugais, la prochaine fois…

Joana Vasconcelos, Vanessa Morisset
Cet article parait également dans le numéro 80 - Rénovation
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