À quatre-vingt-huit ans, confiné à son fauteuil roulant, Merce Cunningham a chorégraphié 4’33’’, de John Cage. L’artiste britannique Tacita Dean a réalisé une installation vidéo de la performance, qui montre le chorégraphe en apparence immobile sous trois angles différents. En observant de plus près, toutefois, on s’aperçoit qu’il arrive à Cunningham de bouger sa main légèrement, et qu’il tremble. Tout comme le silence de Cage n’est pas total, l’immobilité de Cunningham n’est que partielle. Car tant que des oreilles écoutent, du bruit se crée, et tant que la vie habite un corps, le mouvement persiste. Cela dit, en regardant Craneway Event, je me suis demandé ce que la collaboration d’une artiste comme Dean pouvait bien apporter aux dimensions explorées par Cunningham et Cage dans leurs pratiques. Plus globalement, j’en revenais à la question : quelle contribution la danse apporte-t-elle à l’art, et vice versa ?

Il y a quelques années, Laura McLean Ferris a publié un article sur la collaboration entre artistes, chorégraphes et musiciens. Elle y observe que la danse est devenue la principale voie de l’exploration artistique pour de nombreux artistes contemporains, tels Pablo Bronstein, Mike Kelley et, plus particulièrement sans doute, Tino Sehgal1 1 - Laura McLean Ferris, « Let’s Dance », Art Review (octobre 2010), www.artreview.com/profiles/blogs/let-s-dance [consulté le 4 janvier 2013].. McLean Ferris cherche à comprendre pourquoi, après plus de quarante ans à la laisser de côté, les établissements et les artistes ont restauré cette pratique collaborative. Qu’est-ce qui, dans notre époque, se demande-t-elle, pousse diverses disciplines à reprendre la collaboration ? Pour McLean Ferris, cela découle d’un net changement d’intérêt chez les créateurs professionnels. Récemment, soutient-elle, ces derniers se sont tournés vers une exploration plus comportementale, comme semble le suggérer l’exposition Move, présentée à la Hayward Gallery. Les artistes cherchent à décoder les raisons qui sous-tendent notre façon d’interagir au sein d’espaces et de villes planifiés2 2 - Ibid.. Plutôt que d’un réel changement d’intérêt, serais-je tentée de répondre, la pratique d’un artiste comme Sehgal témoigne de l’évolution d’aspirations artistiques qui ont vu le jour dans les années 1960. À vrai dire, l’intérêt de Sehgal pour l’art conceptuel remonte à son tout premier projet artistique, Instead of Allowing Something to Rise Up to Your Face Dancing Bruce and Dan and Other Things, dans lequel il s’était librement approprié les travaux conceptuels de Bruce Nauman et de Dan Graham.

L’année 2012 a été importante pour Sehgal. Il a signé l’une des œuvres les plus applaudies de la dOCUMENTA (13), This variation, et il a été choisi pour la prestigieuse série Unilever présentée à la Tate Modern. La pratique de Tino Sehgal, qui est danseur de formation, oscille entre art et danse, entre participation et performance. Sehgal crée des situations dans lesquelles il chorégraphie la participation du public. En forçant les spectateurs à s’engager physiquement dans l’espace et à prendre part à sa mise en scène, il les transforme subrepticement en acteurs.

Le projet qu’il a créé dans le cadre de la série Unilever s’intitule These associations ; il a été présenté de juillet à octobre 2012 au Turbine Hall de la Tate Modern. À son entrée dans le gigantesque hall, le visiteur était accueilli par un acteur, qui se mettait sans y être invité à raconter son enfance, dans d’intimes détails. Pour ne pas perdre le fil de l’histoire, le visiteur, piégé par sa propre curiosité, n’avait d’autre choix que de suivre le conteur, et donc, de prendre part à la chorégraphie de Sehgal. Adrian Searle, auteur d’un compte rendu de l’œuvre pour The Guardian, a admis que ce n’est qu’avec peine qu’il s’était « arraché à l’histoire3 3 - Adrian Searle, « Tino Sehgal: These associations », The Guardian, 23 juillet 2012, www.guardian.co.uk/artanddesign/2012/jul/23/tino-sehgal-these-associations-review [consulté le 4 janvier 2013]. [Trad. libre] ». Selon Searle, These associations est l’une des meilleures commandes de la série Unilever, en ce qu’elle met en scène l’appartenance au groupe comme l’intimité, l’intégration comme le rejet. L’œuvre a été présentée à un moment important, observe-t-il par ailleurs, dans le « brouhaha des Olympiques et de leur fascisme et leur chauvinisme rassembleurs4 4 - Ibid. ».

Quelques semaines avant la présentation de These associations, je suis allée à la dOCUMENTA (13), à Kassel, en Allemagne. Dans la liste démente des choses que je tenais à voir durant cet événement artistique branché, la pièce de Sehgal était incontournable. Quand je suis entrée dans la salle obscure où, m’avait-on prévenue, quelque chose de spectaculaire allait se produire, je pouvais sentir que je n’étais pas seule. Je ne parvenais pas à estimer combien nous étions – il m’était impossible de deviner la forme de la pièce tant la noirceur était impénétrable, mais il ne faisait pas de doute que d’autres personnes étaient tout près, je pouvais les sentir et les entendre se déplacer autour de moi. Soudainement, dans cette situation de confusion, un mouvement harmonieux a semblé ­s’installer, déclenché par une série de signaux, de tapes et de coups. Les gens se sont mis à chanter et à danser ensemble dans l’obscurité. Mes yeux se sont tranquillement adaptés, en sorte que j’ai finalement pu distinguer la silhouette des danseurs autour de moi, parfois tellement près que je pouvais sentir leur souffle. J’avais envie de me joindre à eux, de faire partie moi aussi de ce qui arrivait ; peut-être pouvais-je même faire croire à d’autres visiteurs que j’étais une des artistes ? Pendant un moment, je l’ai fait, j’ai prétendu que je faisais partie de la performance, parce que c’était possible. Puis j’ai décidé de reprendre mon rôle de spectatrice et j’ai attendu que de nouveaux visiteurs aient la même surprise pour les observer dans l’obscurité. De retour au grand jour, je ne savais plus si j’avais simplement assisté à This variation ou si, en réalité, j’avais participé à la performance. Ce qui était certain, c’est qu’on m’avait rendue plus consciente de mon corps, de l’action de la lumière sur ma vision, de la proximité des visiteurs dans les espaces d’exposition que j’ai visités ensuite. On m’avait sensibilisée à l’extrême aux frontières de mon propre corps, à l’espace que j’occupe et à ma façon de communiquer physiquement avec les autres par le mouvement.

Avant d’être un artiste réputé, Sehgal a dansé pour des chorégraphes en danse expérimentale, comme Jérôme Bel et Xavier Leroy. This variation et These associations ont toutefois des structures radicalement différentes de celles des spectacles de danse contemporaine, et ce, malgré que Sehgal soit formé en danse et malgré le caractère performatif de ses œuvres. Premièrement, les deux œuvres sont continues et cycliques. Plutôt que de suivre un modèle de spectacle composé d’un début, d’un milieu et d’une fin, elles surviennent répétitivement pendant un laps de temps. Elles sont ponctuées et déterminées par l’affluence des visiteurs, ce qui constitue la deuxième principale caractéristique par laquelle elles se distinguent du spectacle traditionnel. Dans les deux pièces, comme dans la plupart des œuvres de Sehgal, la performance se produit non pas en dépit des visiteurs, mais bien à cause d’eux. Le spectacle ne se produit pas devant un public, il se produit parmi et avec le public. Voilà pourquoi ces deux projets, de même que la plupart des œuvres de Sehgal, sont des antispectacles.

Dans La Société du spectacle, son ouvrage le plus influent, Guy Debord définit le « spectacle » comme la fétichisation de la culture de la consommation5 5 - Guy Debord, La Société du spectacle,3e éd., Paris, Gallimard, 1992, p. 131.. Les rapports sociaux du consommateur, devenu sujet passif, sont définis par l’acte de consommation, par l’accumulation de biens. Tous les aspects de la société, de l’éducation au sport en passant par les fêtes et même l’architecture, sont conçus pour créer un spectacle incitant à une consommation irréfléchie. Il suffit de penser à certaines stratégies publicitaires créatives pour saisir à quel point ces spectacles sont maintenant partie intégrante de nos vies. Pour Debord, le but du spectacle n’est pas uniquement économique. Pris au piège de la consommation et passifs devant la succession des spectacles, les sujets sociaux abdiquent leur individualité politique et se font dociles, manipulables. Bref, la société du spectacle agit comme un puissant narcotique. Debord et l’Internationale situationniste ont été associés à un groupe d’artistes d’avant-garde qui entendaient rapprocher l’art et le politique après la Deuxième Guerre mondiale. Ces mouvements avant-gardistes ont eu une grande influence sur la production de nouvelles formes d’art dans les années 1960 et 1970 – y compris la performance et le spectacle-action (ou « happening ») –, qui sont les racines historiques de la pratique artistique de Sehgal.

C’est précisément dans la notion d’antispectacle que réside le potentiel perturbateur de la pratique de Sehgal. Ses projets, qu’il appelle des « situations construites », sont des expériences qui ne possèdent ni ne produisent d’objets tangibles, ce que vient confirmer le refus obstiné de l’artiste de documenter les œuvres. Celles-ci se produisent dans un espace et un temps donnés, et ne subsistent que dans la mémoire des participants. Ce qui est réellement frappant dans les œuvres de Sehgal, c’est la récupération de rapports sociaux et spatiaux qui ne sont pas dictés par les possessions, et la réactivation d’interactions humaines élémentaires. Sehgal offre des environnements autres, des antispectacles, selon le vocabulaire de Debord, dans lesquels le sujet est libéré de sa passivité pour devenir le moteur de la chorégraphie de l’artiste.

Cette année, en mars, le Musée d’art contemporain de Montréal annonçait la présentation de Kiss et l’acquisition de This situation. C’est la première fois qu’un musée acquiert une œuvre de Sehgal avant même de l’avoir présentée. This situation s’inscrit dans une série d’œuvres qui partagent la même structure d’antispectacle que These associations et This variation. Une particularité la distingue cependant : l’œuvre a été adaptée au bilinguisme montréalais.

Kiss, en revanche, possède une structure substantiellement différente. Tout au long de la journée, sans discontinuer, un des six couples de danseurs des environs exécute au beau milieu du hall une séquence de huit minutes, chorégraphiée pour reconstituer les baisers les plus célèbres de l’histoire de l’art. Les visiteurs qui se déplacent dans le musée croisent cette performance ininterrompue au moins deux fois, d’abord quand ils entrent, puis quand ils sortent. L’absence complète d’information – il n’y a ni panneau mural ni médiation muséale d’aucune sorte – laisse aux visiteurs tout le loisir de chercher une explication en contemplant ce qui se déroule sous leurs yeux. La vue des deux corps enlacés m’a rendue incroyablement consciente de mes propres frontières physiques, tandis que ma mémoire physiologique tentait de saisir le sens de la performance. 

Mais Kiss est-il un antispectacle ? Après tout, la pièce est présentée devant un public et non pas au sein d’un public, contrairement à la plupart des situations construites de Sehgal. Elle n’est pas déclenchée par la présence des visiteurs. Peu importe que quelqu’un y assiste ou non, elle se déroule. Pour cette raison, j’en viens en définitive à soutenir qu’il s’agit de l’œuvre de Sehgal qui se rapproche le plus de l’antispectacle. Kiss surprend, la première fois que vous y assistez ; la sensualité de la chorégraphie est frappante. Puis, chaque fois que vous passez par le hall ou que vous jetez un coup d’oeil du haut de la mezzanine du café, l’étreinte se poursuit sous vos yeux, incessamment. Le spectacle est toujours là, offert ; il est inévitable et vous ressentez le désir indéniable d’y retourner pour revivre l’expérience.

[Traduit de l’anglais par Isabelle Lamarre]

Anaïs Castro
Cet article parait également dans le numéro 78 - Danse hybride
Découvrir

Suggestions de lecture