Shilpa Gupta, Untitled, 2006.
photo : © J. Faujour, permission | courtesy Galerie Volker Diehl, Berlin

Un éclairage linguistique

Si la description et la compréhension des pratiques artistiques ­contemporaines semblent a priori déjà largement documentées en esthétique, critique et histoire de l’art, proposer un éclairage ­linguistique peut néanmoins présenter un certain intérêt : d’une part, pour essayer de clarifier une terminologie complexe (autour des termes d’interaction et d’interactivité) ; et d’autre part, en s’inscrivant dans le programme d’une linguistique dite « interactionnelle », pour repenser les « actions réciproques » en jeu autour de l’art contemporain. 

Action, interaction et interactivité : précisions terminologiques

Sans entrer dans les détails étymologiques, je commencerai par ­définir rapidement les termes qui nous préoccupent pour mieux en saisir les enjeux. L’interaction est initialement apparue dans le vocabulaire des sciences de la nature et de la vie, avant d’être réinjectée dans les s­ciences humaines et sociales pour décrire les actions qu’exercent entre eux des personnes ou des groupes, le terme recouvrant ainsi un ensemble vaste et relativement indéterminé de phénomènes. L’interactivité, quant à elle, a un sens plus restreint, directement lié au développement des nouvelles technologies, et renvoie à la possibilité d’échange entre l’utilisateur d’un système informatique et la machine, par ­l’intermédiaire de l’écran. L’emploi de ces termes dans le vocabulaire ­« artistique » procède donc différemment : avec l’interactivité, il s’agit de reconnaître le rôle des nouvelles technologies dans la production même des œuvres et corrélativement dans leur réception, soit un sens spécifique (il y a des œuvres interactives et il y en a qui ne le sont pas) ; tandis que la notion d’interaction se situerait à un niveau supérieur de généralité pour problématiser la relation entre le visiteur1 1 - Je parle délibérément de visiteur ici, et non de spectateur, pour montrer que je me situe à un niveau « concret », celui d’une interaction située, celle qui a lieu dans la visite d’un espace d’exposition (et non à un niveau plus abstrait, qui serait celui de la théorie esthétique par exemple). et l’œuvre. L’interaction fait ainsi partie de ces termes nomades, recontextualisés pour rendre compte de phénomènes nouveaux – ou perçus comme tels. Les œuvres « interactionnelles 2 2 - On trouve cette expression notamment chez Nathalie Heinich, qui parle de ­« dispositifs interactionnels » dans Le triple jeu de l’art contemporain, Paris, Minuit, 1998, p.101, à propos de Joseph Beuys et des tenants de l’art sociologique en France.» seraient donc celles qui sollicitent la participation, l’intervention du visiteur, qu’elles soient interactives

Je privilégierai donc l’idée d’interaction, du fait de son plus grand champ d’application, mais surtout parce qu’elle semble révélatrice d’une manière pragmatique de repenser le rapport à l’œuvre. Le terme aurait une valeur générique, renvoyant à différents types d’activités : ­interagir avec une œuvre, c’est tantôt la regarder, la toucher, la sentir, entrer dedans, la manipuler, la commenter, la critiquer, etc., voire tout cela à la fois. Mais au-delà de cette spécification des activités ­interactionnelles, c’est la mise au premier plan de la dimension de l’action qui semble déterminante ici : aborder l’œuvre en décrivant ce qu’on fait avec elle, en observant ce qu’elle nous fait et ce que, potentiellement, on peut lui faire, semble une manière radicale de sortir d’une contemplation ­distanciée au profit d’une relation active, participative, qui serait ­favorisée par les pratiques artistiques contemporaines. On se situe ici dans ce qui serait, disons, une pragmatique de la relation esthétique. 

De la communication à l’action

On retrouve souvent cette idée de « dialogue avec les œuvres » qui serait constitutive du rapport à l’art. Parler d’interactivité ­s’inscrit d’ailleurs dans cette perspective, dès lors que le terme vient ­précisément ­qualifier des supports de communication favorisant l’échange : on serait ici en plein dans une conception de l’art comme communication, qui tend à faire de l’art un média. Sans développer sur d’éventuelles réserves à l’encontre de cette conception3 3 - Réserves qui tiennent principalement à mon cadre théorique, soit celui d’une ­conception de l’échange verbal comme activité située, et non comme concept ­abstrait : pour le formuler naïvement, il n’y a pas de dialogue avec l’œuvre parce que l’œuvre ne parle pas, il n’y a pas d’échange avec l’artiste parce qu’il n’est pas présent. Bien sûr, le paradigme langagier est employé métaphoriquement ici mais je ­voudrais éviter d’avoir recours à ces expressions pour décrire les relations en jeu. , et même si, bien sûr, la ­communication est déjà une forme d’action (conformément à ­l’héritage austinien du « quand dire, c’est faire »), il semble possible, avec certaines ­pratiques contemporaines, d’aller au-delà. C’est ce qu’expose notamment Paul Ardenne lorsqu’il parle de l’« autrisme » de l’art participatif, qui « recherche de manière ouverte et souvent ­spectaculaire l’implication du spectateur. S’il vit aussi de ­transitivité, comme l’art classique, il n’offre pas des objets à regarder mais des situations à composer ou avec lesquelles composer4 4 - Paul Ardenne, Un art contextuel, Paris, Flammarion, 2001, p. 181. . » Une œuvre comme Chambre avec vue, réalisée en 2002 par Sophie Calle, irait tout à fait dans ce sens : les visiteurs ne venaient pas seulement voir Sophie Calle allongée dans un lit au sommet de la tour Eiffel, mais s’allonger avec elle, et lui raconter une histoire « pour qu’ [elle] ne s’endorme pas. Durée maximale souhaitée : 5 minutes. Prolongation si récit palpitant. Pas d’histoire, pas de visite5 5 - Sophie Calle, M’as-tu vue ?, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2003, p. 209. . » Bien sûr, les enjeux sont extrêmes ici, mais pour Paul Ardenne, il faut surtout mesurer l’écart avec les ­pratiques classiques : il n’y aurait pas un continuum, mais bel et bien une rupture, impliquant une redéfinition des modalités et enjeux de la relation esthétique.

Shilpa Gupta, Untitled, 2006.
photos : © J. Faujour, permission | courtesy Galerie Volker Diehl, Berlin

Ce qui m’importe, c’est la mise au centre du visiteur, son ­inclusion dans l’œuvre non pas seulement en tant que sujet regardant, mais comme acteur participant : on le voit, la notion de communication dès lors ­semble un peu faible pour rendre compte de ces enjeux. L’apport de théories en anthropologie de l’image, comme celle de Hans Belting notamment, est tout à fait déterminant pour la compréhension de ce ­repositionnement, lui qui envisage « d’analyser l’image dans une ­configuration pour ainsi dire triangulaire, à travers la relation ­partagée de trois paramètres ­distincts : image-médium-regard, ou image-­dispositif-corps, tant il est vrai que je ne saurais me figurer une image sans la mettre aussitôt en corrélation étroite avec un corps regardant et un médium regardé6 6 - Hans Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004, p. 8. . » On est bien ici dans la détermination d’une action réciproque, qui serait constitutive de l’œuvre. La prise en compte du corps est essentielle : si, dans la perspective de Belting, il s’agit par là de mettre en ­évidence ce qu’il appelle « le rapport vivant aux images », cette idée semble ­également inviter à analyser précisément les effets de la co-présence entre l’œuvre et les visiteurs, pour saisir au plus près les interactions qui peuvent s’y jouer.

L’art comme expérience sociale : pour une approche interactionnelle

À l’origine d’une telle approche, il y aurait bien sûr les travaux de John Dewey, dont l’objectif était de rétablir un continuum ­d’expériences entre la vie et l’art, de sortir l’œuvre de son statut autarcique et la ­réinscrire dans l’expérience globale, pour faire de l’art – comme ­production et comme réception – une activité sociale parmi d’autres, théorie qui aurait ­trouvé une application concrète dans sa ­collaboration avec le collectionneur Barnes, et qui se serait actualisée au sein de la Fondation de celui-ci. C’est cette dimension qui m’interpelle ­particulièrement : ­envisager la relation esthétique comme une ­expérience sociale ­structurée par les échanges autour des œuvres pour mieux les ­appréhender, pour mieux les ­réinsérer dans un flux ­émotionnel et (ou) cognitif, semble entrer fortement en résonance avec le programme d’une linguistique ­interactionnelle, qui cherche ­précisément à décrire et comprendre l’organisation des relations sociales en mettant au cœur de celles-ci l’échange, comme unité ­fondamentale. L’interaction, définie par Goffman notamment, devient une clé centrale dans ce type de ­questionnement : « Par interaction (c’est-à-dire l’interaction face à face), on entend à peu près l’influence réciproque que les ­partenaires exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence ­physique immédiate les uns sur les autres ; par une interaction, on entend l’ensemble de l’interaction qui se produit en une occasion quelconque quand les membres d’un ensemble donné se trouvent en présence continue les uns des autres, le terme “une rencontre” pourrait aussi convenir7 7 - Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Tome 1. La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973, p. 23. . »

Si la définition est plus restrictive (l’interaction comme processus réalisé dans l’interaction comme activité sociale située), elle permet de recentrer les enjeux de l’analyse : la prise en compte des activités ­interactionnelles qui se déroulent dans des espaces d’exposition (musées ou autres) ne concerne donc pas la relation (esthétique) entre une œuvre et un visiteur, mais la relation (sociale) entre des visiteurs autour d’une œuvre, et permettrait de voir comment se constitue socialement le sens de l’art contemporain. Les œuvres « interactionnelles », comme on les a définies plus haut, présentent ainsi l’intérêt majeur de favoriser ­l’échange entre les visiteurs : voir un attroupement autour d’une œuvre peut être un facteur d’attraction, observer des gens « expérimenter » une œuvre (la toucher, y entrer, etc.) peut inciter à l’expérimenter soi-même, se trouver dans une installation avec d’autres personnes peut favoriser l’échange, le déroulement d’une visite peut amener à ­retrouver d’une œuvre à l’autre les mêmes visiteurs et permettre d’élaborer des micro-conversations, participer à une visite commentée crée des ­relations particulières avec le guide et les autres membres du groupe, et facilite la formulation de commentaires sur les œuvres, etc. Les visiteurs se trouvent ainsi engagés dans des activités collectives, qui peuvent déterminer leur rapport à l’œuvre et leur propre pratique de la visite : autant de facteurs à prendre en considération pour évaluer la dimension « politique » de l’art contemporain. C’est reconnaître, en dernier lieu, que la relation à l’œuvre est un processus situé et localement organisé, qui se réalise dans une activité socialement structurée. 

L’art contemporain, de par sa nature et ses modes ­d’accessibilité, semble particulièrement se prêter à ce type d’analyses. Il serait sans doute intéressant de confronter ces conclusions avec des ­recherches menées dans des institutions d’art classique et moderne, et je ne ­prétends pas, naturellement, proposer ici une théorie stable et ­définitive des enjeux liés aux pratiques artistiques contemporaines, mais ­seulement faire entrevoir un autre type de regard possible sur celles-ci, complémentaire des travaux menés notamment en sociologie de l’art ou encore en médiation culturelle. L’objectif ainsi n’est pas d’évaluer les œuvres par leur ­réception ni même d’évaluer les modes de visite, mais de rendre compte de la façon dont s’organisent des pratiques sociales, ­constitutives du sens des œuvres exposées. Faire de ce type ­d’interactions un objet ­d’étude à part entière semble, en dernier lieu, entériner l’existence de ce que Nicolas Bourriaud évoquait avec son « esthétique relationnelle » : « La possibilité d’un art relationnel (un art prenant pour horizon ­théorique la sphère des interactions humaines et son contexte social, plus que l’affirmation d’un espace symbolique autonome et privé), témoigne d’un bouleversement radical des ­objectifs esthétiques, culturels et politiques mis en jeu par l’art moderne8 8 - Nicolas Bourriaud, L’esthétique relationnelle, Dijon, Les presses du réel, 1998, p.14. . » Observer les pratiques des visiteurs semble être, du moins je l’espère, un bon moyen de mesurer et d’apprécier ce bouleversement.

Shilpa Gupta, Yaël Kreplak
Cet article parait également dans le numéro 63 - Actions réciproques
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