La question de l’utopie et de son inévitable Nulle Part pose aujourd’hui problème à celui – artiste, architecte, etc. – qui voudrait s’essayer à la discipline. Les moindres recoins du monde sont répertoriés, cartographiés, les images sont satellisées, et depuis la chute d’une idéologie qui voulait comme aboutissement la fin de l’histoire (idéologie qui prit elle-même le nom d’«utopie scientifique»), le futur semble un piètre refuge pour la mise en scène du mieux-être politique, urbain et social. Cependant, de cette idéologie qui tomba, qui fut peut-être vaincue, avec la chute du mur de Berlin, nous sommes nombreux à conserver un goût pour les mises en application de l’utopie (nouvelles formes d’organisations communautaires, nouvelles manières d’habiter, d’être au monde). Ainsi, ce Nulle Part, qui manque tant aux utopistes en puissance, semble d’ores et déjà exister au croisement, encore mal maîtrisé, de l’information numérique et de son impact sur l’espace réel. Nombre de groupes communautaires, parfois militants, tentent déjà de tisser le lien entre l’espace vectorisé dans la sphère de la communication et l’espace réel. En ligne, on peut trouver des modes d’emploi à l’établissement d’une TAZ (www.lyber-eclat.net/lyber/taz) ou d’un squat, une règle du jeu pour une économie basée sur le vol généralisé (cf. Yo Mango www.yomango.net). Ces théories et modes d’emploi diffusés par le Web sont une source de fantasmes et d’inspiration pour de nombreux jeunes citadins occidentaux. Cependant, pour qu’il y ait utopie, il leur manque le caractère fictionnel. Même si l’existence de ces expériences n’est pas toujours vérifiable, c’est néanmoins dans cet espace de doute que semblent s’établir aujourd’hui certaines expériences utopiques réelles.

Ainsi, au cours des trois dernières années de recherches sur les zones de non-droit et le développement des occupations alternatives du territoire, que mon équipe du Centre d’Études d’Expérimentations Urbaines et Sociales et moi-même avons menées dans différents lieux (squats, foyers, hôpitaux, bidonvilles et d’autres parfois plus improbables encore), cette rumeur revenait souvent. Généralement lancée comme une boutade ou évoquée pendant des crises de delirium tremens, nous n’y prêtions alors pas attention, et encore moins crédit. Nous connaissions tous l’existence d’autoconstruction de cabanes, pouvant parfois atteindre un confort relatif dans les zones périurbaines, comme l’attestaient différents travaux (cf. les photographies de Marc Pataut réalisées à Saint-Denis en France, dans le bidonville du Cornillon; les travaux et recherches de Madeleine Leveau Fernandez, historienne du logement social, à Paris et dans sa banlieue, France). Cependant, la possibilité d’une quelconque organisation à grande échelle des populations qui les occupaient nous semblait exclue, et encore moins la communication et la gestion de ce qu’il convient d’appeler une véritable péri-ville. Nous ne pouvons aujourd’hui attester de l’existence de ces villes parallèles dans d’autres villes européennes. Néanmoins, des signes et témoignages de plus en plus nombreux accréditent cette thèse. Infirmiers et travailleurs sociaux affirment trouver de plus en plus fréquemment dans les poches des patients et bénéficiaires de leurs structures, des cartes estampillées de numéros de téléphones cellulaires ou d’adresses Internet, qui sont inutilisables sans code d’accès, et dont les porteurs refusent, la plupart du temps, de dévoiler l’utilité. Un internaute italien a récemment fait part aux autorités de la découverte, sur des réseaux peer to peer (pair à pair), de plans de construction et de vidéos dissimulés au milieu des fichiers. D’autres internautes ont remarqué l’apparition sporadique de sites Internet à adresses chiffrées, dont le temps d’existence trop court ne permet pas aux moteurs de les répertorier. Sur une adresse (http://646995984/ophiuchus/), on pouvait encore trouver la notice de construction d’un véritable deux-pièces à partir de palettes de transport. L’auteur, inconnu, y renvoie à d’autres sites ainsi qu’à des adresses de téléchargement d’autres fichiers (http://antlia-pneumatica.net/3585745171).

D’autres documents, généralement vidéos, moins sujets à caution et où s’ajoutent des discours «poético-politiques» ont été recensés. Difficile d’en déterminer la nature. Déclaration, conférence de presse ou œuvre d’artiste marginal ?

Certes, à la vue de ces documents, la plupart du temps non signés, il reste difficile de déterminer si c’est le travail de collecte de quelques passionnés qui dessine la cohérence entre ces éléments disparates – on ne trouve peut-être toujours que ce que l’on cherche… Cependant, le nombre croissant de sources de toutes natures, ainsi que certaines observations que nous avons pu faire sur le terrain, tendent à confirmer l’existence de ces occupations spatiales. Ainsi, éléments isolés, ou traces d’une véritable organisation, ces documents existent bel et bien en tant que phénomènes. Par le lien qu’ils tissent entre l’espace de nos villes et l’espace numérique, ces utopistes tracent le contour d’un possible «nulle part» que ma génération chercha longtemps dans l’exercice révolutionnaire.

Michel Rubert
Cet article parait également dans le numéro 53 - Utopie et dystopie
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