Visible à la télévision et dans les médias, El Gran Trueque (Le grand troc) propose au public un processus réel d’échanges: une série de trocs en chaîne. […] Matthieu Laurette a choisi de consacrer une partie du budget de production à l’achat d’une voiture neuve d’une valeur de 1.013.000 pesetas (environ 6 000 euros) qui constitue l’enjeu du premier grand troc. Le public est invité à proposer par téléphone l’objet qu’il serait capable d’acheter puis d’échanger. Seule l’offre la plus élevée est sélectionnée. L’achat de l’objet proposé et son échange contre l’objet en jeu s’effectuent chaque semaine dans les magasins de Bilbao devant les caméras de télévision et les médias. L’objet acheté et échangé devient à son tour le Grand troc de la semaine suivante. El Gran Trueque commence donc avec l’échange d’une voiture et finira sans doute dans quelques mois avec l’échange d’objets dérisoires.

Matthieu Laurette, El Gran Trueque, Consonni, Bilbao, 20001 1 - Extrait du communiqué de presse..

«Prêtez-moi un de vos objets pendant un mois (une fiche de dépôt vous sera remise). Je le transformerai gratuitement. I1 sera exposé parmi tous les autres à la galerie de l’ancienne poste, 13 bd Gambetta à Calais, vous pourrez ensuite le récupérer, signé avec sa plus-value! (…) L’objet déposé par chaque particulier dans le cadre de l’exposition de Jean Kerbrat subira une transformation et sera soumis à un acte artistique. Le destin de l’objet est placé volontairement par le propriétaire de l’objet sous la seule responsabilité de l’artiste. Chaque déposant confirme donc que son dépôt se fait en toute connaissance du projet. Aucune poursuite ou réclamation ne sera recevable. Le résultat final et la transformation opérée font partie de la règle du jeu, acceptée par le déposant. Tout objet non récupéré par le déposant restera propriété de la Scène nationale [le lieu d’exposition] à la date d’un an et un jour après son dépôt.»

Jean Kerbrat, Calais-Kerbrat, on gagne au change, Calais 1999.

Deux artistes français, deux œuvres, très différentes dans leurs modalités d’effectuation, et qui ont en commun, outre le fait de proposer un troc, d’en subvertir, mine de rien, les codes.

Pourquoi déranger le troc? N’est-il pas le symbole et la garantie d’un échange loyal, respectueux de ce que chacun peut offrir, soustrait à toute prise de bénéfice? Un gage de générosité et de probité à l’adresse d’une économie qui ne retient que la seule logique monétaire? C’est du moins, au cœur des nombreuses pratiques artistiques contemporaines d’économie réelle2 2 - Pour un recensement et une analyse de ces pratiques, cf. Paul Ardenne, «Economics Art, l’heure du bilan», in Ecosystèmes du monde de l’art, artpress, hors série n° 22, Paris, 2001., la position favorable et convoitée3 3 - On constate depuis quelques années, en France tout du moins, une prolifération d’œuvres mettant en avant le modèle du troc; l’exposition Trans_actions ou les nouveaux commerces de l’art, Rennes, 2000, le groupe Bureau d’études, Buy self, le Colectivo Cambalache et son Musée de la rue présenté au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris en 2001, etc. dont il semble profiter.

Pourtant, au sein d’une typologie des échanges viceversa4 4 - Nous reprenons ici la typologie des échanges telle qu’elle est établie par Marshall Sahlins dans Âge de pierre, âge d’abondance, Gallimard (NRF), Paris, 1972., le troc n’est pas doté de tant de prestige. Entre laredistribution solidaire, forme de réciprocité généralisée, et la réciprocité négative, transfert marchand par excellence oùdeux parties aux intérêts économiques distincts s’affrontent et cherchent à maximiser leur profit aux dépens de l’autre -en passant par la réciprocité équilibrée ou symétrique, dans laquelle la contre-prestation est l’équivalent culturellementdéfini de la chose reçue – , l’orientation du troc reste indécise, impersonnelle, autorisant le marchandage et conduit dansl’esprit de «tenter sa chance», il s’avère plus prompt à exalter la ruse et la filouterie que l’honnêteté et la noblesse5 5 - «La réciprocité négative est le type d’échange le plus impersonnel.Sous l’aspect, par exemple du troc, c’est, de notre point de vue, l’échange économique ʺpar excellenceʺ. Les deux parties s’affrontent en tant qu’intérêts distincts cherchant à maximiser ses profits aux dépens de l’autre. Celui qui prend l’initiative de la transaction, l’aborde avec le souci d’y trouver son avantage, car son but et occasionnellement celui de son partenaire, est d’en retirer un bénéfice indu.» Marshall Sahlins, ibid., p. 249..

Une telle divergence d’appréciation, surgissant en partie à la faveur de certaines méprises quant aux vertus supposées du troc6 6 - Notamment quant à son prétendu caractère non-marchand parce que non monétaire., témoigne néanmoins, à la fois, des potentialités et des limites de l’art en matière de réforme de l’échange.

L’artiste, troqueur d’objets et de symboles? Une proposition séduisante, à même de mettre en œuvre une modalité d’échange alternative, à condition de la dégager de l’emprise du marchand qui menace constamment le troc, et d’opérer un gain pour les deux parties7 7 - Car si le principe du troc est d’être un contrat onéreux, terme juridique qui signifie que l’échange doit être bénéfique pour les deux parties, il ne l’est parfois dans les faits que pour l’une d’entre elles.. Bénéfice réciproque qui suppose un excédent, un surplus à même de générer une négociation avantageuse. Ce, qu’en la matière, l’art, plus-value symbolique, peut être tout à fait à même de façonner… Souscertaines conditions.

Le troc : une tractation avant tout

Face à la nouvelle aura qui entoure le troc, réhabilitation d’une pratique ancestrale dont on devine les intentions – dégager l’échange de l’emprise du monétaire et de la perversion qu’il introduirait -, on objectera que le seul fait de recourir au troc, ou de le transposer purement et simplement dans le champ de l’art, ne le libère pas, de facto, de toute marchandisation. Une telle approche, qui fait de la monnaie le critère discriminant le marchand du non-marchand, est historiquement et conceptuellement ambiguë8 8 - Ambiguïté qui subsiste au sein de l’anthropologie elle-même : l’avènement du marchand est-il corollaire de l’idée de valeur d’échange et par-là même de la monnaie? Difficile de trancher. Ce qui est sûr, c’est qu’il existe et des formes de troc non-marchandes et des formes de troc strictement marchandes, prouvant que le troc en soi n’est pas en dehors du commerce et que la monnaie n’est pas le seul critère, loin s’en faut, du marchand.. Si la monnaie insinue une perturbation, par la conversion de la valeur d’usage en valeur d’échange – mesure d’une qualité en quantité qui fait de tout produit, un simple produit du travail – , son avènement n’est au demeurant possible et pensable seulement dès lors où le troc s’est déjà lui-même affranchi du contexte de relations sociales et des prescriptions qui l’encadraient.

Évacuer l’abstraction de la valeur d’échange, reconquérir l’objet, retrouver ce qui fait sa richesse, son cachet, sa valeur intrinsèque9 9 - Quand précisément la valeur d’échange, contingente et relative, contredit l’idée d’une valeur intrinsèque de la marchandise – rien ne peut avoir en soi une valeur. Cf. Marx, Le Capital, Livre l, Chapitre 1. ? Parce qu’il a été fabriqué avec patience et obstination, parce qu’il répond à mes besoins du moment, à mon désir, à un rêve… Autant d’appréciations non mesurables qui peuvent, certes, motiver une transaction… Mais qui mobilisent encore la valeur, fut-elle d’usage.

Car, avant toute autre chose, le troc est un échange, c’est-à-dire qu’il consiste à céder moyennant une contre-partie :une denrée contre une autre… ou contre de l’argent. L’échange n’est pas contraire au commerce, mais y correspond, s’opposant, selon la classification d’Aristote10 10 - Aristote, Les Politiques, livre 1., au partage, lequel s’exerce au sein d’une communauté des biens, telle celle de la famille, et repose sur l’absence de propriété privée. Quand celle-ci est introduite et que sont en présence deux parties aux intérêts économiques étrangers, on procède à des échanges, fondés sur la réciprocité et l’égalité, laquelle est garantie par la médiation d’une unité de mesure. Dès lors, tout échange, quel que soit son procédé, relève du troc : «L’échange, c’est le troc du surplus, comme condition d’autarcie de la cité», écrit Aristote. Ce que l’on troque quand cesse le partage, quand apparaît l’idée de propriété des biens et de partenaires distincts, qui suppose alors la négociation. En finir avec le commerce, c’est abolir l’échange, cesser de troquer pour partager en commun.

Pas plus qu’avec le partage, l’échange ne se confond avec le service. Rendre service, c’est offrir une compétence, une disponibilité, sous fond d’aide altruiste et de générosité. Un don qui n’exclut certes pas une réciprocité – spécifiée dans le terme de rendre, qui signifie tout à la fois livrer et donner en retour – , mais d’une réciprocité diffuse, non scellée dans une relation contractuelle et qu’il serait même inconvenant d’exiger même si elle est socialement attendue. Si le service en retour est souhaitable, il n’est pas impératif et peut tout à fait s’opérer sous une toute autre forme11 11 - Un service peut s’offrir comme témoignage d’une affection ou d’une amitié et n’appelle alors aucun retour. Il peut de même se rendre en retour, comme cela se fait souvent, sous la forme d’une invitation – à dîner par exemple – , valant comme remerciement, la réciprocité se donne alors dans le partage et non dans les termes stricts d’un échange, dessinant une relation asymétrique. ainsi qu’être différé dans le temps12 12 - Ceci constitue même un indice de ce type de don : «une bonne indication pragmatique de la réciprocité est un flux soutenu dans une seule direction. Le défaut de réciprocité n’arrête pas le geste du donateur : les biens circulent unilatéralement en faveur de ceux qui sont démunis, et ce parfois, sur une très longue période.» Marshall Sahlins, op.cit, p. 248..

Autre point de disjonction fondamentale : le service se fonde sur une relation asymétrique des agents, et sur le désintéressement de la personne qui l’offre. Raison pour laquelle, il est toujours précieux :réparer un objet, proposer son aide parce qu’on est disponible, parce qu’on a la compétence : un petit rien, un pas grand chose, pour celui qui offre, qui rend un grand service à celui à qui cela fait défaut. Le service, en fait, ne mobilise aucune valeur d’usage, toujours de l’ordre de ce presque rien, qui vient se nicher au sein d’une relation asymétrique dans les compétences13 13 - Un exemple frappant est l’aide apportée à un illettré, à la poste ou autre, pour l’aider à remplir un mandat ou tout autre papier officiel., et que paradoxalement il rééquilibre, en ne se donnant jamais comme valeur, mais précisément comme service.

De ce point de vue, l’introduction du troc, par le biais des SEL ou LETS14 14 - Systèmes d’Echange Local en France, et Local Exchange and Trading System dans les pays anglo-saxons, auxquels on peut ajouter tous les systèmes de troc informels dans les pays d’Amérique Latine, système D quand la monnaie s’effondre., en lieu et place du service, injecte une véritable perversion dans les relations sociales et dans le calcul du service, par définition toujours inestimable, en valeur d’usage. Économie informelle du pauvre, quand l’argent fait défaut ou quand la monnaie n’est plus fiable, le troc consigne l’effondrement de la valeur d’échange et conduit à une généralisation de la valeur d’usage et à sa surestimation inévitable. Marchandisation universelle – s’il n’y a plus de services rendus, si tout se troque, plus rien ne se donne ni ne s’offre – qui arrime les déséquilibres : au royaume du SEL, une leçon de piano vaudra toujours trois heures de ménage. Et l’arroseur de plantes peinera à obtenir en contrepartie un soutien scolaire.

Entre commerce et service, la brèche pour un troc vertueux n’est pas large. Menacées par deux écueils – le strict échange marchand et sa confusion avec le don – , les formes d’une réciprocité équivalente et d’un échange gagnant pour tous demeurent difficiles à trouver; équation délicate, pourtant seule garante d’un échange réussi.

Car le signe du marchand, résidant dans la neutralité affective des agents et la nullité de l’écart entre les deux moments de l’échange15 15 - Ce temps de l’écart est selon Bourdieu ce qui permet, de façon plus pertinente que la distinction entre le don et le marché, de classer les différentes sortes de transferts de bien; écart qui, dans le don est observable, et, dans le domaine marchand, nul, c’est-il-dire que les objets s’échangent dans un temps simultané, de la main à la main., se convertit en domination et rivalité, compétition dans la surenchère16 16 - Cf. les célèbres analyses du don/contre don comme triple obligation de donner, de recevoir et de rendre en retour, de Marcel Mauss dans «Essai sur le don» in Sociologie anthropologie, PUF, Paris, 1950., dès lors que les partenaires se reconnaissent et que l’écart, temps de la dette, s’accroît.

La vertu du troc de ce point de vue est d’être une permutation contractuelle, dont les termes de la réciprocité sont fixés par avance. L’avantage du troc sur le don, le cadeau ou même le service, c’est qu’il n’endette pas celui qui le reçoit.

Dans quelle mesure le troc, tout en demeurant contractuel, peut-il être à même d’être l’opérateur d’une transaction non-marchande? Comment peut-on troquer sans commercer et donner sans (s’)endetter? En dérangeant les formes de la réciprocité que l’on «persiste à penser en termes de symétrie, comme un état d’équilibre, un échange inconditionnel «donnant-donnant»17 17 - Marshall Sahlins, op.cit. p.243.. En devenant asymétrique, l’échange peut cesser d’être donnant-donnant, et inclure en son sein la dimension du don, valeur ajoutée par laquelle il supplante la négociation marchande.

Matthieu Laurette et Jean Kerbrat : deux trocs hors du commun

Les deux œuvres présentées en préambule, enchevêtrant les catégories du don et de la spéculation, franchissent ces obstacles.

El Gran Trueque, de Laurette, émission de télévision comme œuvre art, quoique correspondant aux canons du troc – un objet contre un autre – , en pervertit pourtant fondamentalement les données.

D’abord, en ce qu’elle déplace la question de la réciprocité : il s’agit là d’un troc en chaîne et non entre deux personnes – qui n’est pas sans rappeler le principe de la Kula18 18 - Cf. Malinowski, Les argonautes du pacifique occidental, Gallimard (Tel), Paris, 1963. Ouvrage entièrement consacré à ce phénomène complexe. En résumé, la Kula est une longue chaîne d’échanges où deux types d’objets circulent en sens inverse, revenant ainsi après un long périple à leur lieu de départ.Objets inutiles, sans va leurs autres que le prestige qu’ils confèrent à celui qui les détient, qui circulent selon des règles strictes et scellées par des conventions et des principes traditionnels. El Gran Trueque a en commun avec la Kula d’être à la fois un échange contractuel et réglé, générant pour l’ensemble des participants. ; chaîne qui permet ici de rendre la transaction profitable à l’une et l’autre des parties. Or ce caractère onéreux du contrat est précisément l’endroit là où souvent il achoppe. Gagnant-gagnant parce que donnant-donnant dans sa structure idéale et abstraite, le troc reconduit, ainsi qu’on l’a vu, les hiérarchies et les échelles de valeur qui ont cours, et qui valorisent tel type de produit ou d’activité plutôt qu’un autre. Le principe de la chaîne, en évacuant la symétrie et la négociation terme à terme distribue ainsi les profits à tous les acquéreurs. Certes, si une telle plus-value est potentiellement possible, c’est bien parce qu’il y a mise au départ, comme pure offre, dont on n’attend pas de retour matériel. Mais cette mise n’est pas pour autant un don, elle prévoit une contrepartie pour l’artiste : la gratification symbolique en retour, inhérente à toute œuvre.

Doublé du principe de la dévaluation, solidaire de l’obtention d’une plus-value (je gagne une voiture contre un ordinateur et une imprimante), El Gran Trueque permet ainsi à chacun de réaliser une transaction avantageuse.

Une telle opération, jouant de façon équivoque avec le jeu télévisé, dont le principe est précisément de faire des heureux gagnants, relève cependant bien du mode de l’échange. Ainsi que le règlement19 19 - Règlement qui a fait l’objet de toutes les attentions et rédigé par deux juristes, Justo Ortega et Borja Zabala. Cf. leur entretien avec Franck Larcade, directeur de (onsonni, structure de production de l’œuvre, publié en anglais dans Plan B, catalogue d’exposition, Amsterdam, De Appel, 2000 et à paraître en 2003 en édition trilingue – dont français – in El Gran Trueque, Bilbao, édité par Consonni. le stipule, il ne s’agit pas d’un jeu-concours mais d’une émission de télévision, donnant ainsi le droit à l’artiste de ne pas retenir l’offre économiquement la plus élevée mais la plus attrayante. Car, paradoxalement d’un point de vue commercial, un objet au prix élevé mais peu attractif aurait rompu la chaîne du troc. La valeur, ici délivrée de sa seule détermination objective au profit de sa dimension subjective20 20 - Le propre du marché étant d’objectiver la valeur des choses, sans tenir compte des projections subjectives, affectives et symboliques, qui sont, elles aussi, normatives., ordinairement effacée dans le domaine marchand, se laisse ainsi fixer par le désir et l’excitation, qui exaltent tout à la fois le ludique et l’appât du gain, et échappe à la logique marchande sans que, pour autant, celle-ci ne disparaisse. Car, au final, chacun réalisera une bonne affaire et jouera sans risque de perdre, sûr d’emporter un objet d’une valeur supérieure à celui acheté21 21 - Personne d’ailleurs ne s’y est trompé la valeur de la voiture de départ ayant baissé de 87 % après seulement trois échanges etde 99,4 % après le quatrième. Les offres ludiques ne sont, elles, apparues que lorsque la valeur de l’objet était vraiment basse. De même,personne n’a eul’idée de surenchérir en fin de jeu pour relancer l’émission. Pour le détail des enchères : www.consonni.org/ingles/index.html..

Jeu pervers dira-t-on? Oui, qui se joue de nos désirs, de notre cupidité et mise plus sur l’immoralité des agents que sur leur probité. Mais ainsi va l’échange…

En apparence plus innocente et candide, l’œuvre de Jean Kerbrat22 22 - Pour une analyse complète de l’œuvre, on se référera au texte de Paul Ardenne, «Tyranniser la plus-value» publié dans le catalogue de l’exposition. joue tout autant avec les appétits et les réflexes du consommateur que El Gran Trueque, en appâtant le client par la perspective d’une opération rentable : repartir avec un objet doté d’une plus-value esthétique et par là même symbolique, potentiellement monnayable.

Pour autant, cette excitation du désir de plus-value, quoique mobilisée et réelle – et cela pour les deux parties, l’artiste obtenant le gain d’une œuvre exposée – est court-circuitée et, pourrait-on dire, stérilisée. Car l’objet, scellé dans la relation qui l’a vu naître devient, de fait, inaliénable. Affranchi de la relation marchande où l’interaction serait ponctuelle et neutre, il s’anime, habité par ce que les Maoris appelaient le Hau, l’esprit de la chose donnée. Ce que j’emporte, c’est un peu de l’histoire de l’autre, mêlée à ma propre histoire, plus-value inévaluable, à jamais à l’abri de toute valeur d’usage et d’échange. Or, «[Ce] qui dans le cadeau reçu, échangé, oblige, c’est que la chose n’est pas inerte. Même abandonnée par le donateur, elle est encore quelque chose de lui23 23 - Cf. Marcel Mauss, op.cit.p. 159.».

L’objet, quoique résultant d’une permutation contractuelle, se reçoit tel un cadeau – ce dont, par principe, on ne se sépare jamais et qui ne peut être mis en circulation – sans que se soit exercé un quelconque magister ni qu’une dette ait été contractée.

Si l’échange contractuel s’avère la garantie de l’égalité et écarte toute créance – donnant-donnant – , sa modalité spécifique concourt, elle, à l’intensifier et ainsi à le rendre gagnant-gagnant.

Certains objecteront que de telles pratiques sollicitent le négociant qui est en nous, mais précisément, refusant la simulation et la comédie de l’échange, elles affrontent et entérinent ce qu’il est fondamentalement : ce que l’on ne consent à céder que moyennant contre-partie. Que celle-ci soit celle de l’art n’est déjà pas si mal.

Aline Caillet, Jean Kerbrat
Cet article parait également dans le numéro 49 - Le Troc
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